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Los Angeles, USA — Automne 1980 — Hiver 1981
Cinq cas complètement fous pour un Chinois magicien
Son large front dégarni encadré de mèches grises bouclées et ses joues toutes roses n’avaient rien de californien. Comme Michael Gottlieb, le docteur Joël D. Weisman, trente-neuf ans, était un expatrié de la côte Est des États-Unis. Fils d’instituteur et petit-fils d’un blanchisseur ruiné par l’avènement des laveries automatiques, il était né à New Brunswick dans le New Jersey, dans la même maternité que Michael Gottlieb. La vie ne les avait jamais encore réunis. Médecin généraliste, Joël Weisman partageait un cabinet dans un immeuble de stuc rose du quartier de Sherman Oaks, l’un des innombrables faubourgs de Los Angeles. Cet homme courtois en blouse bleu ciel était unanimement apprécié pour sa simplicité et sa compétence. Sa petite salle d’attente décorée de fougères arborescentes et d’une collection de gravures abstraites ne désemplissait pas. Une clientèle éclectique : des personnes âgées, des mères avec leurs enfants, des adolescents en T-shirt et baskets. Sur les guéridons devant les banquettes en skaï noir s’étalaient les couvertures aguichantes des derniers numéros du magazine Being Well — Bien se porter. Cet automne 1980, elles proposaient des reportages sur un nouveau traitement contre le cholestérol, une façon de cesser de fumer par l’hypnose, une enquête sur la douleur.
« Je voyais passer un peu toutes les infirmités de la vie, petites et grandes, racontera Joël Weisman, des gens qui souffraient d’hypertension artérielle, de diabète, de goutte, d’ulcères, d’insignifiantes laryngites ou de colites. Ce qui était réconfortant, c’était de pouvoir soulager et, le plus souvent, guérir. Je ne voyais presque jamais mourir un patient. J’avais aussi à traiter quelques-unes de ces maladies qualifiées aujourd’hui de sexuellement transmissibles. C’était le quartier qui le voulait : il y vivait beaucoup de gays. » Le fait que Joël Weisman soit « gay » lui-même, c’est-à-dire homosexuel, ajoutait sans doute à la faveur dont jouissait son cabinet auprès de cette clientèle particulière. « Tous savaient que je ne portais pas de jugement, qu’avec moi il n’y avait ni tabous ni barrières psychologiques, que j’étais là pour soigner et seulement soigner. »
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La proportion de gays s’était accrue au cours des années parmi les patients du docteur Joël Weisman. Plus qu’un hommage à ses compétences et à sa discrétion, le médecin voyait dans cette affluence l’effet d’une recrudescence des maladies sexuellement transmissibles qui frappaient avec prédilection ce groupe à risques. « À partir des années 1977-1978, j’ai commencé à recevoir de plus en plus d’hommes jeunes souffrant d’une fièvre élevée, de sueurs nocturnes, de diarrhées, de toutes sortes d’infections parasitaires, avec surtout des ganglions hypertrophiés, gros comme des œufs de pigeon, au cou, aux aisselles, à l’aine, partout. À l’évidence, l’inflammation des glandes traduisait des troubles d’ordre immunitaire. Chaque fois, je redoutais le pire : des cancers, des leucémies. Par bonheur, les biopsies me revenaient avec la mention “bénin”. Certes, les maladies que révélaient certaines analyses n’étaient pas anodines. Il y avait des mononucléoses, des hépatites, de nombreux cas d’herpès, pas mal d’infections vénériennes. Dieu merci, les virus responsables ne tuaient pas, du moins pas encore. En général, la plupart des symptômes disparaissaient après les traitements appropriés. Seuls quelques sujets conservaient des ganglions anormalement enflés. Ils se résignaient à vivre avec ! »
L’arrivée d’un coiffeur de West Hollywood dans la salle de consultations de Joël Weisman, un matin d’octobre 1980, allait brutalement assombrir ce relatif optimisme. Ce jeune homosexuel de vingt-cinq ans, sans aucun antécédent médical connu, souffrait d’une affection aiguë de la peau, des muqueuses et des ongles. « Son épiderme n’est plus qu’une plaie à vif », avait noté Joël Weisman sur sa fiche. Déconcerté par l’ampleur du mal, il avait décroché son téléphone pour demander les conseils de la seule personne à ses yeux capable de l’aider à guérir ce malade.
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À Los Angeles, tout le corps médical connaissait celui qu’on avait surnommé « le médecin des médecins ». Il s’appelait Peng Thim Fan. C’était un jovial petit Chinois à lunettes de trente-cinq ans qui était né à Singapour le jour où la garnison japonaise s’était rendue aux soldats britanniques de Mountbatten. Le docteur Peng Fan avait la réputation d’élucider les cas les plus bizarres, ceux qui ne correspondaient à aucun modèle, qui échappaient à toute logique, à toute analyse, à toute explication rationnelle. Son épaisse chevelure noire perpétuellement en désordre abritait les méninges d’un sorcier du diagnostic. Il n’existait personne comme ce Chinois fouineur pour disséquer un cas incompréhensible et déceler d’insoupçonnables indices aptes à faire jaillir la lumière. Un hôpital renommé de Los Angeles l’avait un jour appelé d’urgence au chevet d’une femme en état de coma à la suite d’un banal examen de son cerveau au scanner. Le « docteur-détective » Peng Fan avait sauvé l’agonisante en trouvant la cause de son coma : une allergie rarissime et mortelle provoquée par l’injection du produit de contraste destiné à rendre plus lisibles les images de sa cavité crânienne.
Étrange destin que celui de ce fils de planteur d’hévéas couronné à dix-huit ans « meilleur élève de Singapour ». Passionné de philosophie, il avait accepté une bourse à Oxford. Mais, au lieu de s’envoler pour l’Europe, c’est finalement au Canada qu’il partit faire des études de médecine. Six ans à Winnipeg devaient à jamais le dégoûter du froid et c’est sous le soleil californien qu’il vint se réfugier à l’âge de vingt-cinq ans avec son diplôme tout neuf de docteur en médecine en poche. Aucune spécialité sans doute ne touchait autant d’êtres humains dans le monde que la sienne. La rhumatologie s’intéressait aux affections inflammatoires des articulations et des vaisseaux sanguins, des maladies qui avaient souvent pour origine quelque dérèglement des fonctions immunitaires. C’était une science dans sa prime jeunesse qui s’enrichissait constamment de nouvelles découvertes.
Peng Fan occupait depuis 1975 un poste d’enseignant en rhumatologie à l’hôpital Wadsworth, un important établissement qui dépendait de l’université de Californie de Los Angeles. Chaque vendredi après-midi, « le médecin des médecins » y tenait une consultation réservée aux cas échappant à tous les schémas traditionnels. « Un jour, Joël Weisman me présenta un homme atteint d’une vasodilatation paroxystique des vaisseaux des pieds et des mains, racontera-t-il. Son corps avait la couleur du homard sortant de l’eau bouillante. Il gémissait comme un damné. J’ai fini par diagnostiquer une érythromélalgie, un mal aisément traité par l’aspirine mais très rare. »
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Au premier examen du coiffeur malade, le Chinois magicien admit que jamais il ne s’était vu confronté à un tel rébus. « Ce cas était complètement fou. Un mystère total, une énigme à faire pâlir d’envie Hitchcock. Pour quelle raison un sujet n’ayant jamais souffert de la moindre défaillance immunitaire pouvait-il se trouver subitement dans un pareil état d’immunodépression ? »
Peng Fan se lança sur l’affaire avec fougue. Aucun indice, aucun soupçon, aucune hypothèse n’échappèrent à ses investigations. Il soumit le malade à de véritables interrogatoires policiers dans l’espoir de découvrir dans son passé quelque information susceptible de lui fournir une piste. Il passa au crible toute la littérature médicale, allant jusqu’à fouiller ses vieux traités de médecine chinoise. Il chercha le coupable dans des maladies ignorées de tous, telle l’Acrodermatitis enterohepatica dont les symptômes – infection des muqueuses, mycose des ongles – révèlent une déficience immunitaire de même type. Les désordres qu’elle entraîne étant dus à un déficit massif de zinc dans l’organisme, il préleva des cheveux du malade et les fit analyser. Leur taux en zinc était normal. Peng Fan inventa alors toutes sortes de traitements, associant des doses massives de cortisone à des substances nouvelles destinées à stimuler l’activité immunitaire. Après trois semaines d’efforts opiniâtres, le Chinois magicien dut avouer son impuissance.
Deux événements survinrent qui allaient dramatiquement changer la situation. D’abord, l’aggravation de l’état de l’infortuné coiffeur à la suite d’une complication pulmonaire. Ensuite, la visite au cabinet de Joël Weisman d’un deuxième malade présentant des symptômes identiques. Il s’agissait cette fois d’un jeune publiciste de Hollywood, gay lui aussi, et lui aussi sans aucun antécédent médical. Les docteurs Joël Weisman et Peng Fan allaient alors découvrir que la « pneumonie » dont souffraient leurs patients était en réalité une pneumocystose, cette infection parasitaire des poumons extrêmement rare que leur confrère Michael Gottlieb avait diagnostiquée chez son malade de la chambre 516.
La nouvelle de ces trois cas similaires se répandit comme une traînée de poudre dans le Landerneau médical. « C’était à peine imaginable, dira Peng Fan. En moins d’un mois, trois hommes jeunes venaient de tomber victimes, dans la même ville, de la même maladie rarissime. Et, dans les trois cas, aucune explication n’avait été trouvée. »
Peng Fan et Joël Weisman se mirent en rapport avec Michael Gottlieb. « Le fait que ce sorcier de Chinois m’annonce qu’il était comme moi en plein cirage prouvait qu’on avait bien quelque chose de nouveau sur les bras », racontera le jeune immunologiste.
Les trois hommes décidèrent de regrouper leurs malades à l’hôpital de UCLA. « L’arrivée, au début de 1981, d’un quatrième cas de pneumocystose, cette fois chez un homosexuel noir, bientôt suivi d’un cinquième cas, a donné tout à coup à l’affaire l’apparence d’une véritable épidémie, expliquera Michael Gottlieb. Je pressentais une saloperie bien plus grave que la maladie du Légionnaire [1]. Il fallait d’urgence alerter tous les médecins d’Amérique. »