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Latroun, Israël — Été 1983

Pèlerinage pour un miracle

— Philippe !

— Sam !

Les deux prénoms avaient jailli d’une même voix joyeuse. L’Américain et le jeune moine de Latroun ne s’étaient pas revus depuis presque deux ans. Quelque temps après son accident, Philippe Malouf avait appris que Sam Blum et Josef Stein, ses deux amis archéologues à ses côtés lors de sa chute au fond des excavations de Gezer, avaient quitté l’équipe des fouilles pour rentrer aux États-Unis. Il avait reçu plusieurs cartes postales – du Mexique, de Haïti, de Paris. Puis les deux Américains n’avaient plus donné de nouvelles, comme s’ils voulaient gommer de leurs mémoires le souvenir de leur camarade paralysé sur son lit d’hôpital.

Sam Blum n’eut pas le temps de courir vers son ami pour l’embrasser. Il vit le fauteuil roulant foncer sur lui comme une auto tamponneuse de fête foraine, manœuvré avec dextérité par Philippe, dont le regard triomphant était celui d’un enfant qui vient de réussir une prouesse.

— Tu vois, je ne suis plus tout à fait en deuil de mon corps. Je me déplace comme une vraie gazelle.

Ils éclatèrent de rire et le moine consentit à faire le récit de sa métamorphose. Elle avait débuté quelques semaines après l’accident par un frémissement des épaules. Ce phénomène avait immédiatement alerté l’attention des médecins. Si Philippe parvenait à récupérer l’usage même partiel de ses bras, son invalidité allait s’en trouver radicalement transformée. Il lui suffirait de subir une intervention inventée par un chirurgien suédois qui lui permettrait de se suspendre par les bras à un support. Il pourrait alors passer tout seul de son lit à un fauteuil roulant. Cette relative autonomie changerait ses conditions de vie. Après douze mois d’exercices pour renforcer ses muscles deltoïdes, les chirurgiens de Jérusalem procédèrent à « une transposition musculaire ». Ils dévièrent les faisceaux inférieurs des deltoïdes des épaules vers les articulations des coudes que la lésion vertébrale avait rendues inertes. Au bout d’un certain temps, grâce à ces connexions nouvelles, Philippe Malouf put mouvoir, allonger, plier les bras. Une deuxième opération aux poignets vint compléter le résultat : cette fois, le jeune moine put tenir une cuillère entre deux doigts, appuyer sur un bouton, taper sur les touches d’une machine à écrire. C’était une résurrection.

Sam Blum avait écouté son ami avec un frisson d’émotion. Il revoyait les images de l’accident, la remontée du corps désarticulé, la course vers Jérusalem, l’expression livide du chirurgien à la sortie du bloc opératoire. En surimpression sur la voix joyeuse de Philippe, il entendait le praticien répondre à son camarade Josef Stein anxieux de savoir si la paralysie de leur ami serait définitive : « Dans l’état actuel de nos connaissances, je crains que oui. »

Sam prit les mains du moine dans les siennes.

— Tu as gagné, vieux frère, dit-il avec admiration.

Philippe recula son fauteuil de quelques mètres.

— Josef n’est pas avec toi ? lança-t-il, soudain confus d’avoir parlé de lui avant de poser cette question.

Le visage de l’Américain s’assombrit. Il retira ses lunettes, et les essuya lentement avec le pan de sa chemise.

— Josef est malade.

Le moine fit une grimace.

— C’est grave ?

Sam inclina plusieurs fois son crâne maintenant presque chauve.

— Une saloperie que les médecins ne savent pas soigner.

Philippe Malouf ignorait qu’une étrange épidémie était en train de décimer de nombreux jeunes Américains, et qu’elle le faisait d’une façon atroce. Le mot même de sida lui était inconnu.

— Un an… peut-être un peu plus mais, de toute façon, il est perdu, reprit Sam. Se forçant à sourire, il ajouta en soupirant : À moins d’un miracle !

C’était justement dans l’espoir d’un tel miracle qu’à la demande pressante de son camarade il avait entrepris ce voyage en Israël. Sa visite coïncidait avec la Pâque juive. Demain il irait au mur des Lamentations de Jérusalem. Entre deux pierres, il glisserait le petit morceau de papier sur lequel Josef avait inscrit une supplique au Dieu des juifs, pour appeler Sa miséricorde. Sa mission accomplie, sur le chemin de l’aérodrome il s’arrêterait de nouveau à l’abbaye des Sept-Douleurs de Latroun pour revoir Philippe et lui dire adieu.

* * *

Vestige des fondations du temple bâti par Salomon, la longue façade faite d’énormes blocs de pierre est le lieu le plus sacré du judaïsme. Luisant, doré, patiné à sa base par le frottement séculaire des fronts, des lèvres, des mains, le mur des Lamentations incarne l’espérance des juifs en la bonté divine. Des milliers de bouts de papier enfoncés dans ses trous et ses fentes sont autant de messages de fidélité au Dieu tout-puissant, de prières implorant. Sa bénédiction pour un fils nouveau-né, une épouse souffrante, un commerce en difficulté, la paix sur la terre de Sion. Deux fois par an, le jour de Yom Kippour, la fête du Grand Pardon, et celui de la Pâque, des gardiens du Mur collectent pieusement toutes ces suppliques et les enferment dans de grands sacs. En accord avec la loi du Talmud qui interdit de jeter ou de détruire ce qui porte le nom de Dieu, ces sacs sont déposés dans un caveau de l’antique cimetière juif du mont des Oliviers, au milieu des sépultures où des générations de juifs reposent dans l’attente du Jugement dernier.

Cette veille de la Pâque, des centaines d’hommes en redingote noire coiffés du large chapeau rond bordé de fourrure, et de femmes, la tête serrée dans un foulard, rythmaient d’un balancement du buste la mélopée de leur prière. Des groupes compacts de fidèles et de touristes se pressaient devant l’imposante muraille étroitement surveillée depuis les terrasses alentour par des soldats israéliens armés.

En retrouvant le fabuleux décor au débouché de l’étroite ruelle qui descend des remparts de la Vieille Ville, Sam Blum s’immobilisa, le souffle coupé. Il songea aux heures de bonheur partagées avec Josef sur cette esplanade, à ces veilles de sabbat dans la même lumière rosée du crépuscule, à ces matins de fête emplis de farandoles, de chants, du tintamarre des shofars. Il lui sembla que c’était hier et qu’il allait à tout moment entendre la voix grave de son ami entonnant le Shema Israël devant la plus grosse pierre. Il descendit lentement les gradins et franchit la barrière qui borde l’espace réservé à la prière. Conformément au rituel, il mit sur sa tête la calotte de velours violet que sa mère lui avait brodée, et jeta sur les épaules son châle de prière apporté de New York. Puis, avec soin, il noua autour du bras gauche et autour du front deux petits étuis de cuir noir. Ces phylactères, qui rappellent que le travail manuel et la pensée doivent être constamment dédiés à Dieu, contiennent de minces rouleaux de parchemin sur lesquels sont calligraphiés les fondements de la foi juive. « Écoute Israël, proclame l’un des versets, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est Un. Tu L’aimeras de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force… Et tu attacheras les commandements que je te donne aujourd’hui sur ton bras pour te servir de signe, et ils seront sur ton front comme un guide entre tes yeux. »

L’ornement frontal donnait à l’Américain l’air d’un cyclope. Il s’approcha du plus gros bloc de pierre, celui devant lequel Josef Stein avait coutume de se placer pour réciter sa prière préférée. Ce psaume de David était un cri d’amour et d’espérance, un appel que depuis trente siècles les hommes de cette terre lancent au Créateur. « Seigneur, prête l’oreille à ma voix, récita Sam avec ferveur en balançant rythmiquement le buste vers le Mur, que ma prière soit devant Ta face comme l’encens, et l’élévation de mes mains comme l’offrande du soir… » Puis, paraphrasant l’appel de Moïse à Dieu pour lui demander la guérison de sa sœur lépreuse, il implora le Créateur de mettre fin à la lèpre moderne dont souffrait son ami. « Ô Dieu, je T’en supplie, guéris Ton serviteur Josef ! », répéta-t-il plusieurs fois avec passion. Il sortit alors de son portefeuille le petit billet soigneusement plié sur lequel Josef avait rédigé sa supplique et le glissa parmi les autres messages dans une anfractuosité entre deux pierres. À côté de lui montait la prière lancinante des fidèles. L’appel d’un muezzin arabe traversa l’air immobile au-dessus du Mur. L’Américain sentait les dernières caresses du soleil qui se couchait au-delà de la Jérusalem nouvelle. Il resta encore de longues minutes à méditer, les yeux pleins de la vision de son ami malade. L’esplanade se vida peu à peu. À l’exception de quelques rabbins vénérables, il se retrouva bientôt seul. C’était le commencement de la Pâque. Tout autour, dans l’enchevêtrement bruissant du vieux quartier ainsi que dans toute la Jérusalem juive, les familles préparaient le repas du Seder qui commémore la délivrance du peuple hébraïque des souffrances de l’exil.

* * *

Le lendemain à l’aube, tandis qu’Israël se reposait des festivités de la Pâque, Sam Blum se fit conduire en taxi jusqu’à Tibériade, en Galilée. Il avait là un autre pèlerinage à accomplir pour la guérison de son ami. La tradition veut en effet que les juifs en détresse s’adressent aux grands saints de leur histoire pour leur demander d’intercéder auprès du Tout Puissant. L’un d’eux était un médecin qui avait vécu au XIIe siècle. Moïse Maïmonide était aussi l’un des plus célèbres théologiens du judaïsme. Ses écrits, tel son fameux Guide des égarés, restent depuis huit siècles le recours des consciences juives. Sa dépouille repose au bord du lac où Jésus a apaisé la tempête et marché sur les eaux. Sam se prosterna devant l’humble cénotaphe de pierres blanches entouré de lauriers et implora Maïmonide « d’user de sa sainteté pour intervenir auprès de Dieu afin que Josef recouvre la santé ». Il alla ensuite adresser la même requête au rabbin Meir Ba’al Haness, un saint du IIe siècle enterré non loin de là. Lui aussi était un docteur de la Loi, un savant, un humaniste. Chaque printemps, une grande fête se déroulait auprès de sa tombe, attirant des milliers de fidèles.

Comme il l’avait promis, avant d’aller prendre son avion pour New York, l’Américain vint dire adieu à Philippe Malouf dans son abbaye. Le moine paralytique avait guetté sa venue avec une impatience qui se lisait sur son visage. D’un signe de la tête, il lui montra une enveloppe sur sa table de chevet.

— J’ai tapé à la machine une petite lettre pour Josef, dit-il. Oh, presque rien, juste quelques lignes de réconfort et d’amitié.

Sam prit l’enveloppe et la glissa dans son sac.

— Cela va lui faire rudement plaisir, assura-t-il avec chaleur. Il parle si souvent des moments heureux vécus ici ensemble.

Philippe sembla soucieux.

— Josef traverse une épreuve terrible, dit-il. Je ne voudrais pas risquer de le blesser. J’aimerais que tu prennes connaissance de ma lettre.

Sam ajusta ses lunettes et se mit à lire à mi-voix :

Cher Josef,

Quand j’ai su que je resterais paralysé à vie, je me suis révolté. Cela a duré des semaines, des mois. J’ai insulté Dieu. J’ai été odieux avec notre père abbé qui avait l’audace, lui, si éclatant de santé, de m’exhorter à donner un sens à ma souffrance. Il me disait que, s’il invitait toute la communauté à prier pour moi, ce n’était pas seulement pour demander à Dieu de me guérir mais surtout pour que je découvre un sens à ma vie d’handicapé. Pauvre père abbé ! Ma révolte restait totale.

Petit à petit, pourtant, cloué sur mon lit, j’ai commencé à comprendre que je restais quand même un homme. Et que, si je le restais, c’était que je pouvais continuer à jouer mon rôle d’homme ; que je n’étais ni un légume, ni un animal, mais un être pleinement capable d’avoir une vie qui serve à quelque chose.

Le moine racontait alors comment ses deux interventions chirurgicales lui avaient permis peu à peu de se réinsérer dans le monde des vivants, puis comment les circonstances l’avaient mis en contact avec une jeune religieuse indienne qui soignait des moribonds à Calcutta.

Elle a dix-huit ans et s’appelle sœur Ananda. Cela veut dire « sœur Joie ». Elle agit à ma place. Elle est mes bras et mes jambes. Moi, j’offre pour elle ma souffrance et ma prière. Elle en obtient la force d’agir. C’est magnifique : chaque jour, nous communiquons à des milliers de kilomètres de distance par le seul pouvoir de la prière.

Au nom du sens que j’ai trouvé à ma vie, sache, Josef mon frère, que dorénavant j’offrirai également ma souffrance pour que tu puisses, toi aussi, avoir la chance que j’ai eue.

Plus grands que l'amour
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