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Calcutta, Inde — Hiver 1983

« Que l’illustre vieille dame brandisse l’étendard de la révolte ! »

Deux par deux, frêles voiles blanches sur un océan hostile, elles s’en allaient à travers la cité grouillante en direction d’une léproserie, d’un orphelinat, d’un dispensaire, d’une école, d’un mouroir. Chaque matin après la messe de cinq heures quarante-cinq, les sœurs et les novices de Mère Teresa quittaient le couvent de Lower Circular Road pour rejoindre leur lieu de travail. Les pauvres et les souffrants de la ville connaissaient leur parcours. À chaque instant, des mains se tendaient vers elles, des mères brandissaient leurs bébés affamés, des lépreux s’accrochaient aux pans de leur sari. Elles traversaient ce couloir de misère, égrenant sans répit des Ave Maria. Mère Teresa insistait tant sur le bienfait de la récitation du chapelet que les sœurs n’évaluaient les distances ni en kilomètres ni en temps de marche, mais en nombre de rosaires. Pour Ananda, l’ex-petite lépreuse de Bénarès, et pour sœur Alice, la compagne attitrée de ses trajets, la porte du mouroir du Cœur Pur où elles travaillaient était située à deux cent quatre-vingts Ave Maria de la maison mère.

Au début, Ananda s’était étonnée de tout ce temps gaspillé en allées et venues, alors que ces minutes perdues auraient pu être précieuses pour soulager des souffrances. Mais elle n’avait pas tardé à ressentir elle aussi la valeur de cette prière, monotone seulement en apparence. Elle s’était souvenue des paroles de Bandona, sa bienfaitrice de Bénarès. Elle savait maintenant perdre son temps pour Dieu, l’aimer de façon désintéressée et lui dire : « J’égrène ce chapelet pour le seul plaisir de m’unir quelques instants à Toi comme une épouse à son époux. »

Les premières journées d’Ananda au mouroir de Calcutta l’avaient rudement éprouvée. Comme elle le craignait, ni le crucifix épinglé à l’épaule, ni le chapelet accroché à la ceinture, ni son sari tout blanc de novice, ni son tablier bleu de servante des pauvres, rien n’avait pu faire oublier les stigmates de sa naissance. Les pensionnaires hindous n’avaient pas tardé à deviner les origines de leur nouvelle soignante. De la couleur très foncée de sa peau à ses manières un peu brusques, de sa façon de marcher aux intonations rauques de sa voix, tout en elle continuait de trahir sa condition d’intouchable. On vit des moribonds repousser la main charitable qui leur proposait une cuillerée de nourriture. Ananda n’insistait jamais. Retenant ses larmes, elle se rendait auprès d’un autre indigent, musulman celui-là ou paria comme elle, ou encore trop affaibli pour qu’il puisse reconnaître la main qui le secourait. Pourtant, ces rebuffades atteignaient cruellement la jeune fille dans ce qu’elle avait de plus fragile : si ces hommes étaient bien ses frères, et si Jésus-Christ était en chacun d’eux comme l’affirmait Mère Teresa, pourquoi la rejetaient-ils ? Ni sœur Bandona ni sœur Paul ne lui donnaient de réponse satisfaisante. Seul le temps parviendrait peut-être à panser les blessures, car il est plus douloureux pour un pauvre que pour un riche de supporter les humiliations venant d’un pauvre.

* * *

Un événement inattendu allait, cet hiver-là, secouer la petite équipe soignante du mouroir. Depuis trois ans qu’elle assistait sœur Paul dans la marche de l’hospice, sœur Domenica, vingt-huit ans, était l’une des figures les plus populaires de la vieille bâtisse à clochetons. Originaire de l’île Maurice, elle avait gardé l’accent chantant et l’exubérance de ses compatriotes. Cette grande fille superbe, à la démarche féline et à la peau très claire, apportait un peu d’exotisme dans l’austère univers de la Maison du Cœur Pur. Même sœur Paul puisait courage et réconfort dans le calme et la gaieté de cette compagne. Quand sœur Domenica apparaissait dans une travée, les têtes se tournaient d’elles-mêmes vers elle. Toujours prête à se pencher sur un mourant, à lui donner à boire, à lui prendre la main, à lui éponger le front, elle savait apaiser de quelques mots tendres et rassurants.

Rien dans ses origines ne la destinait à un tel sacerdoce. Fille de riches négociants hindous, elle avait grandi dans une vaste demeure à colonnes donnant sur l’océan qui bordait son île natale. Sa première vision de la misère, elle l’avait eue en arrivant à Bombay. Ses parents l’y avaient envoyée dans une pension religieuse où elle devait parfaire son éducation en vue de son mariage. Elle avait quinze ans. Chaque jour, elle gardait un morceau de pain pour le mendiant accroupi devant la porte du pensionnat. Un dimanche, ne l’ayant pas trouvé à sa place habituelle, elle partit à sa recherche dans le bidonville qui étalait sa misère juste derrière le couvent. La découverte de ce quartier devait la marquer à jamais.

Quatre ans plus tard, au désespoir de ses parents et malgré les offres de mariage des partis les plus brillants de l’île Maurice, Domenica annonça son intention d’aller à Calcutta pour y revêtir le sari blanc et bleu des Missionnaires de la Charité. Une décision qu’elle n’avait jamais regrettée, même s’il lui arrivait de souhaiter agir directement sur les causes de la pauvreté plutôt que sur ses conséquences.

« J’aurais aimé que Mère Teresa s’attaque davantage aux injustices qui engendrent la misère, dira plus tard Domenica, qu’elle se serve de son charisme et de son prestige pour obliger les gouvernants et les possédants à prendre des mesures radicales. » En cette fin du XXe siècle, près d’un demi-milliard d’Indiens ignoraient encore le simple bonheur d’un ventre plein. Des centaines de milliers d’enfants croupissaient dans des ateliers-bagnes, attelés à des travaux inhumains. Des millions de paysans sans terre tentaient toujours de survivre dans l’enfer des bidonvilles. Cette situation n’était pas propre à l’Inde seule. Qui pouvait en relever les défis, sinon celle qui incarnait aux yeux de l’humanité l’idée de charité ? Celle qui avait installé ses dispensaires, ses orphelinats, ses hospices à travers l’Inde et dans le monde entier, jusqu’au cœur des deux Amériques et de la Chine rouge ; celle qui accourait chaque fois qu’une catastrophe semait la mort et la désolation en quelque point du globe ; celle qui défendait le droit à la vie sur tous les podiums de l’univers ; celle que couvraient d’honneurs et de distinctions les universités et les gouvernements ; celle que le prix Nobel de la paix avait distinguée comme le symbole de la compassion et de l’amour humains.

Domenica n’était pas la seule à rêver de voir l’illustre vieille dame brandir l’étendard de la révolte au nom des pauvres. Une révolte non violente, évidemment. Pourquoi ne ferait-elle pas une grève de la faim devant la porte du Premier ministre de l’Inde ? On pouvait aussi imaginer d’autres actions spectaculaires à l’étranger, devant Buckingham Palace, devant le siège des Nations unies, au Kremlin, à Paris, Rome ou Pékin. Partout où des responsables pouvaient intervenir en faveur des hommes écrasés.

Cet idéal inassouvi restait enfoui au tréfonds de la jeune Mauricienne. Elle se contentait pour l’instant de faire la toilette des moribonds, de leur donner leurs repas, de les aider à fumer une cigarette, d’apaiser leurs souffrances à l’aide d’une piqûre, d’un sourire, de quelques mots de consolation. Ses connaissances médicales étaient trop limitées pour en faire plus. Elle le regrettait. Mais la vocation des sœurs était moins de guérir que de soulager et de réconforter. Elle le faisait si bien que les pensionnaires du mouroir ne cachaient pas leur préférence pour la douce et belle Mauricienne. Ses compagnes en concevaient parfois quelque ombrage. Domenica affectait de ne pas le remarquer.

Cet hiver-là, un conflit intérieur particulièrement troublant agitait la jeune religieuse. Étaient-ce les morsures d’un froid inhabituel qui finissaient par entamer son moral ? Ou le sentiment de frustration que lui inspirait la présence de volontaires étrangers médicalement plus instruits et donc plus efficaces ? Elle se posait de plus en plus de questions. « Dieu me demande-t-Il uniquement d’accomplir ces humbles tâches ? N’a-t-Il aucune autre ambition à m’offrir pour que je serve plus utilement les pauvres ? »

* * *

La réponse vint d’une façon aussi brutale qu’inopinée. Avec ses mèches blondes nouées en queue de cheval sur la nuque, son petit diamant fiché dans le lobe de l’oreille gauche, ses deux papillons bleu et rose tatoués sur les avant-bras et son entêtante odeur d’after-shave, le docteur allemand Rudoph Benz, trente-deux ans, ne collait pas exactement à l’image qu’on se fait d’un apôtre de la charité. L’équipe du mouroir savait pourtant que cet homme avait consacré sa vie à la cause des déshérités de l’Inde. Au cours d’un premier séjour à Calcutta, deux ans plus tôt, il s’était présenté comme volontaire à la porte de la vieille bâtisse à clochetons pour y travailler pendant plusieurs semaines.

Atterré par l’amateurisme que les sœurs montraient en matière médicale, il avait entrepris de leur enseigner quelques rudiments d’hygiène et d’asepsie. Ses efforts devaient empêcher bien des décès, et contribuer à détourner le mouroir de sa seule vocation d’assistance aux mourants. L’équipe vouait à cet ami providentiel une reconnaissance sans bornes. De retour dans son pays, Rudolph Benz avait donné des conférences, écrit des articles, projeté des photographies dans des clubs et des écoles. Convaincu qu’il fallait d’abord agir à la source du mal, il imagina de proposer à dix villages d’une zone misérable du delta du Gange un système d’irrigation devant fournir à leurs paysans du riz et des lentilles en toute saison. Il fonda une structure pour financer ce projet. L’association allemande « Du travail et du riz pour mille familles indiennes » compta bien vite cinq mille donateurs. Les premiers canaux allaient pouvoir être creusés incessamment. Rudolph Benz s’était arrêté à Calcutta pour réceptionner les fonds transférés d’Allemagne. Une telle formalité restait toujours compliquée dans un pays où la bureaucratie est particulièrement tatillonne. Cette attente lui donnait l’occasion de rendre visite à ses amies du Cœur Pur pour les mettre au courant de son initiative tout en travaillant quelques jours à leurs côtés.

L’arrivée du médecin allemand ne tarda pas à raviver les doutes de sœur Domenica quant à l’utilité de son travail au mouroir par rapport à son idéal. Elle catalysa ses frustrations et l’incita à chercher un moyen de s’attaquer elle aussi aux racines de la pauvreté. Un matin, sœur Paul constata l’absence de la jeune novice. Inquiète, elle téléphona à la maison mère. On lui apprit que Domenica était partie comme d’habitude après la messe et la collation. Une lettre, trouvée peu après, allait fournir l’explication de cette disparition. Elle était adressée à Mère Teresa.

Très sainte et respectée Mère,

Je sais quelle peine va vous causer mon départ. N’y voyez ni coup de tête ni rébellion, mais seulement le besoin de servir différemment les pauvres de Dieu. J’emporte avec moi l’idéal que vous m’avez appris et je m’efforcerai de m’en montrer digne. Je reste dans mon cœur une Missionnaire de la Charité. Dieu m’appelle à accomplir Sa volonté par d’autres voies. Je viendrai vous voir dès votre retour. Priez pour moi.

Votre fidèle, dévouée et affectionnée toujours,

Domenica

Domenica n’était pas la première Missionnaire de la Charité que perdait la « sainte de Calcutta ». L’écrasante discipline, la dureté des conditions matérielles, les tentations offertes par une existence au contact du monde, conduisaient fatalement à quelques abandons. Mais, très peu nombreux, ils étaient largement compensés par l’afflux permanent des vocations. Ce départ précipité n’en provoqua pas moins la consternation au sein des soignantes du mouroir. La plus affectée fut Ananda. Domenica avait été à la fois sa grande sœur et son modèle, celle qui dominait tranquillement toutes les situations et qu’aucun tabou ne paralysait jamais.

Plus grands que l'amour
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