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Calcutta, Inde — New York, USA — Automne 1985 — Hiver 1986
Un accueil céleste pour le commando en sari blanc
C’était sans doute l’un des plus beaux spectacles pour ses yeux presque aveugles. À travers le voile laiteux de sa double cataracte, Mère Teresa devinait les contours de la procession qui traversait le chœur de la cathédrale en chantant le Magnificat. En ce matin de décembre, quarante de ses novices, un cierge dans la main droite, le document scellant leur profession de foi dans la gauche, allaient prononcer les vœux des Missionnaires de la Charité au pied de l’autel décoré de lys blancs. En tête de la procession, parée comme ses compagnes du sari de soie blanche des mariées bengalies chrétiennes, le front ceint d’une couronne de fleurs, l’ancienne petite lépreuse des bûchers funéraires de Bénarès marchait fière et radieuse. Sœur Ananda avait surmonté les embûches de son karma. Ce jour était pour elle celui d’une deuxième naissance. Le cœur battant, elle vint s’agenouiller sur la première marche de l’autel pour recevoir des mains de l’archevêque de Calcutta les marques de sa nouvelle vie. « Reçois, mon enfant, le symbole de ton Époux crucifié », déclara Mgr Picachy, un Anglo-indien originaire de Bombay, en lui remettant le crucifix en bois d’olivier que portent sur la poitrine les Missionnaires de la Charité. Puis le prélat déposa entre ses mains l’humble sari de coton blanc bordé de bleu qui serait désormais son unique habit.
— Que ce vêtement te conduise toujours sur les traces du Seigneur, qu’il te fasse entrer dans les maisons des pauvres pour y porter Sa lumière et y étancher Sa soif des âmes.
Quand toutes les novices eurent reçu leur crucifix et leur sari, la procession se dirigea en chantant vers la sacristie au fond de la nef. Les parents des nouvelles professes s’y pressèrent à leur suite pour assister au geste qui symboliserait la rupture de leur enfant avec son passé. À défaut de son père et de sa mère qu’elle n’avait jamais revus depuis son bannissement, Ananda frémit de joie en apercevant les yeux bridés et les pommettes saillantes de sœur Bandona. La religieuse népalaise était venue de Bénarès pour participer à ce jour qui couronnait tant d’efforts communs, tant d’espérances partagées. Derrière elle, sœur Ananda reconnut aussi, sous le voile léger d’un sari de fête rouge et or, le sourire complice de Domenica, son ancienne amie mauricienne du mouroir du Cœur Pur. À ses côtés, l’air plus juvénile que jamais avec son diamant à l’oreille et ses cheveux noués en queue de cheval, se tenait son mari, le docteur allemand Rudolph Benz.
Mère Teresa fit alors son entrée, une paire de ciseaux à la main. Dans un silence ému, sœur Ananda et ses compagnes perdirent leur longue natte noire. Selon la tradition, leurs parents recueillirent précieusement dans des carrés de coton ces reliques d’un monde qu’elles venaient de quitter. Il restait aux novices à échanger leur tenue de mariée contre leur habit religieux. Une sœur leur distribua des cierges qu’elles allumèrent à celui que tenait Mère Teresa. Puis la procession revint en chantant dans le chœur de la cathédrale. L’instant solennel était arrivé. Dans le cliquetis des vieux ventilateurs qui brassaient un air moite s’éleva la voix claire et ferme de l’ancienne lépreuse de Bénarès.
— Moi, sœur Marie Ananda, je promets au Dieu Tout Puissant de respecter les vœux de pauvreté, de chasteté, d’obéissance et celui de service, offert de tout mon cœur, aux plus pauvres d’entre les pauvres.
Par cet engagement, Ananda devenait, en ce 8 décembre 1985, la 2 458e sœur de l’ordre fondé par Mère.
* * *
Une fête bruyante et joyeuse attendait les nouvelles « épouses du Christ » à leur retour au couvent de Lower Circular Road. Comme pour de vraies noces indiennes, familles, relations, amis, toutes les sœurs, les novices et les postulantes de Calcutta et des environs s’étaient rassemblés dans la cour décorée de fleurs, de lanternes et de serpentins.
Le front marqué, selon la tradition indienne, du point rouge de bienvenue, une guirlande de fleurs au cou, sœur Ananda et ses compagnes reçurent l’accolade de Mère Teresa. Son visage ridé rayonnant de bonheur, la vieille religieuse les bénit l’une après l’autre.
— Qu’il y ait toujours un sourire sur tes lèvres, Ananda, murmura-t-elle en posant ses mains sur la tête de la jeune sœur. N’oublie jamais que ce n’est pas seulement de tes soins que les pauvres ont besoin, mais surtout de la joie de ton cœur.
Sœur Ananda avança vers l’assistance en fête. Tout en blanc, les postulantes tournoyaient devant elle dans une farandole endiablée au son d’un harmonium et de bhajan, de vieux chants rythmiques bengalis, mi-hymnes mi-poèmes, qui célèbrent le nom de Jésus et de ses saints. D’autres faisaient pleuvoir depuis les étages une mousson de pétales de rose, de jasmin et d’œillet. D’autres lançaient des confettis ou dansaient en faisant vaciller les flammes de chandelles multicolores.
Selon la tradition, c’est par l’annonce des affectations que s’acheva la fête. Ses yeux malades ne lui permettant pas d’en lire la liste cette année, Mère Teresa chargea sœur Paul de la remplacer. Jusqu’à son dernier jour sœur Ananda se rappellera ce tournant dans sa vie. « Un étrange sentiment s’empara de nous toutes, au fur et à mesure que sœur Paul égrenait nos noms, liés à des noms de villes et de pays dont la plupart nous étaient inconnus. Je dus attendre presque jusqu’à la fin pour apprendre que Mère Teresa avait décidé de m’envoyer à New York. Dès le lendemain, je devais partir vivre aux États-Unis avec trois autres sœurs afin d’y travailler dans un foyer pour malades. » Une réconfortante nouvelle devait atténuer l’appréhension de sœur Ananda devant la perspective de cette aventure dans un monde étranger. C’était la sœur Paul, celle qui l’avait formée au mouroir pendant ses années de noviciat, que Mère Teresa avait choisie pour diriger la nouvelle maison des Missionnaires de la Charité à New York.
* * *
Les douaniers américains de l’aéroport John F. Kennedy se souviendraient longtemps de leur stupéfaction. Jamais ils n’avaient vu pareille collection de bagages hétéroclites à l’arrivée d’un avion. On aurait dit des immigrants du siècle dernier débarquant avec leurs quelques misérables possessions sur le sol américain. Il y avait des seaux, des ustensiles de cuisine usagés, des cartons ficelés avec des bouts de chanvre, des sacs de jute rapiécés bourrés de linge et de chiffons, des paillasses roulées dans des pièces de toile maintenues par des cordes, de vieux parapluies, des sandales de plastique, des balais, des serpillières et même des journaux indiens. Sur chaque colis de cet invraisemblable bric-à-brac s’étalaient un nom et une adresse calligraphiés à l’encre bleue : « mother teresa – new york — USA. »
C’était la règle. Chaque fois que des Missionnaires de la Charité allaient s’installer quelque part, fût-ce dans l’une des capitales du riche Occident, elles emportaient de Calcutta tout ce dont elles avaient besoin. Mère Teresa avait donné de strictes consignes à l’archevêque de New York pour l’aménagement du bâtiment de Washington Street. Il fallait respecter l’esprit de dénuement de toutes ses institutions, surtout en ce qui concernait le sous-sol destiné à servir de couvent à sa petite communauté. Pour literie, pas de sommiers ni de matelas, mais de simples châlits métalliques récupérés ou achetés d’occasion sur lesquels les sœurs dérouleraient leurs paillasses. Comme mobilier, il suffirait d’un banc et de tabourets. Des caisses ou des cartons d’emballage serviraient d’étagères où ranger notamment les livres de prière. Nul besoin de réfrigérateur ni de machine à laver ; encore moins de climatiseur ou de téléviseur.
Pas un sou ne devait être dépensé inutilement, même pour du papier hygiénique.
La fille du propriétaire des bûchers de Bénarès n’oubliera jamais le surprenant accueil que lui réserva New York. « C’était la première fois de ma vie que je voyais tomber du ciel des flocons de neige. Petit à petit, les arbres, les maisons, les voitures se cachaient sous un immense sari blanc. Quel enchantement ! » Les yeux écarquillés, sœur Paul et les trois autres religieuses partageaient son émerveillement. Bientôt la voiture du coopérateur bénévole venu les chercher fut pratiquement engloutie dans un maelström cotonneux. Pour des Indiennes superstitieuses et sensibles aux manifestations des forces de la nature, cette tempête de neige ne pouvait être qu’un signe du ciel, le salut de bienvenue que leur offrait le Créateur. Éblouie, Ananda songea au cantique de Daniel. Les mots du prophète qu’elle avait tant de fois récités dans la fournaise de Calcutta devenaient réalité. Sa voix claire entonna gaiement : « Gelées et frimas, glaces et neiges, exaltez à jamais le Seigneur. » Repris aussitôt à tue-tête par les autres sœurs, le psaume accompagna leur voyage à travers la bourrasque jusqu’à la porte de leur maison new-yorkaise.
Une autre surprise y attendait Ananda. Les trois ouvriers qui étaient occupés à installer le téléphone du futur hospice avaient la peau encore plus noire que la sienne. Le choc fut grand pour celle qui, depuis l’enfance, s’était crue condamnée à l’abjection sociale, celle que des moribonds avaient rejetée à cause de sa couleur, celle qui avait associé peau noire et laideur. L’ex-paria de Bénarès fut transportée de bonheur. « Le bon Dieu me montrait qu’il avait fait des créatures beaucoup plus noires que moi ! dira-t-elle. Il voulait me convaincre que je n’étais pas laide comme je l’avais toujours pensé. »
L’Amérique n’avait pas fini d’étonner ce jour-là les voyageuses de Calcutta. En dépit des recommandations de Mère Teresa, des donateurs trop zélés avaient équipé la maison avec tous les appareils ménagers présents dans un foyer américain. Sœur Ananda resta un long moment figée devant la batterie des machines qui occupaient le fond de la pièce de séjour. Mis à part les réfrigérateurs aperçus à Calcutta dans des vitrines de Park Street sur le chemin du mouroir, tous ces instruments lui étaient aussi étrangers que les satellites tournant dans l’espace. Sœur Paul s’empressa d’user de son autorité pour demander l’enlèvement immédiat de ces équipements superflus. Seul le gros tuyau fixé sur l’un des murs échappa au déménagement. En voulant voir à quoi il servait, sœur Ananda se brûla les doigts. C’est ainsi que la jeune Indienne découvrit un précieux bienfait du confort moderne pour cette ville aux hivers polaires, le chauffage central.
Son exploration du sous-sol lui fournit d’autres surprises. Les rénovateurs de l’ancien presbytère avaient prévu une installation à leurs yeux si élémentaire qu’ils n’en avaient même pas informé l’archevêque. Pour eux, il allait de soi qu’une salle de douches était indispensable aux visiteuses, fussent-elles de saintes femmes habituées à la pauvreté de Calcutta. Ni les bûchers de Bénarès, ni la léproserie au bord du Gange, ni le mouroir du Cœur Pur n’avaient préparé Ananda à cette curieuse découverte. Bouche bée et les yeux écarquillés, elle considéra avec un intérêt mêlé de crainte la grosse pomme de douche étincelante accrochée au plafond. Elle effleura timidement une des poignées de robinet. Suffisait-il de la tourner pour que de l’eau jaillisse de cette source métallique ? Elle ne pouvait le croire. Comme de si nombreux Indiens, sœur Ananda gardait avec l’eau un rapport quasi charnel. Depuis sa plus tendre enfance, les corvées d’eau n’avaient cessé d’occuper ses journées, parfois jusqu’à l’épuisement. Jamais encore elle n’avait rempli un seau ou une cruche autrement qu’à la force de ses bras. Cette éreintante tâche quotidienne avait déformé son squelette, lui avait inculqué pour l’eau un respect presque religieux, la conscience aiguë de sa valeur et de sa rareté, l’absolue nécessité de l’économiser. En Inde, on ne pouvait se permettre de la gaspiller. On se servait de la même eau d’abord pour la toilette, ensuite pour la lessive et enfin pour le nettoyage des sols.
Émue, sœur Ananda se signa, avança une main tremblante et tourna la poignée. Un véritable déluge tomba aussitôt du plafond. Hypnotisée, elle regardait l’eau couler. C’était moins la vue du jet puissant que son bruit qui la saisissait, ravivant dans sa mémoire celui de la mousson frappant les flots du Gange, le brusque martèlement des averses tropicales qui faisaient reverdir les champs autour de Bénarès, le bombardement du ciel apportant un peu de fraîcheur dans la fournaise de l’été. Ananda écoutait l’eau tomber avec extase. Sous l’emprise de la magie de ses souvenirs, elle se jeta tout habillée sous la douche. Bras écartés, tête penchée en arrière, elle s’offrit au merveilleux ruissellement. L’eau, la chaleur la pénétraient comme dans son enfance, quand les nuages libéraient leur manne de vie sur les hommes et leur terre aride. Seule une Indienne pouvait savourer cette communion, cet instant de bonheur indicible. Elle eut à nouveau envie de chanter. « Pluies et rosées, exaltez le Seigneur, et vous, astres du ciel, bénissez-Le à jamais… »
Attirées par sa voix qui résonnait dans toute la maison, sœur Paul et les trois autres religieuses arrivèrent en courant. En voyant leur compagne s’amuser comme une enfant, elles partirent toutes d’un fulgurant éclat de rire. Mère Teresa pouvait être rassurée. C’était avec la joie au cœur que ses sœurs commençaient leur apostolat à New York.