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Paris, France — Hiver 1983

Une bonne nuit bien au chaud pour les hôtes de l’assassin

Christian Brunetto, le styliste de mode, gisait paisiblement endormi sur la table d’opération. Dès que le chirurgien eut terminé l’ablation de son ganglion, le docteur Françoise Brun-Vézinet, chef du laboratoire de virologie de l’hôpital Claude-Bernard, s’en empara pour le découper en plusieurs tranches. Aller recueillir des biopsies faisait partie de son travail, que ce soit le jour, la nuit, au cours du week-end, et cela dans tous le hôpitaux de l’agglomération parisienne, partout où un petit morceau de chair prélevé d’urgence sur un malade ou un mort pouvait permettre le diagnostic immédiat d’une tumeur, l’étude de cellules cérébrales encore toutes chaudes, la découverte d’un virus responsable d’une maladie inexpliquée. La jeune femme plaça chacun des fragments au fond de différents flacons. Elle allait envoyer les deux premiers aux laboratoires d’anatomo-pathologie et de bactériologie de l’hôpital et garderait le troisième pour ses tests virologiques personnels. Quant au quatrième, le plus gros, c’était le cadeau qu’avec le docteur Willy Rozenbaum elle souhaitait offrir au professeur Luc Montagnier, dont elle avait suivi les cours sur les rétrovirus, et à son équipe de l’Institut Pasteur. Afin de s’assurer que le précieux échantillon de la glande infectée ne subisse aucun dommage pendant son transport, elle l’avait immergé dans une solution stérile. Il restait un dernier fragment. Celui-là n’était destiné à aucune expérience ni à aucune manipulation. Il constituait la mémoire du ganglion prélevé ce jour-là sur le styliste parisien. Conservé dans les profondeurs d’un congélateur, il deviendrait l’une des valeurs du capital d’une banque de cellules. Dans un an, dans dix ans, dans un siècle peut-être, des savants riches de nouvelles connaissances pourraient le réveiller de son sommeil glaciaire pour le contraindre à livrer quelque information que les techniques d’aujourd’hui ne pouvaient permettre de lui faire avouer.

Vingt minutes plus tard, Françoise Brun-Vézinet rangeait son Alfa Romeo rouge sous les marronniers centenaires de l’Institut Pasteur de Paris. S’il était un endroit au monde où les hommes avaient su percer les mystères des infections, c’était bien cet atelier de découvertes installé en plein cœur de la capitale française. C’était ici, entre ces murs, qu’avaient été vaincues les grandes épidémies, la diphtérie, la variole, le choléra, le typhus, la peste, le tétanos, la fièvre jaune, la tuberculose, la poliomyélite. C’était ici qu’avaient été mis au point les premiers médicaments anti-infectieux et les sulfamides ; ici qu’avait été découvert le parasite du paludisme, responsable chaque année de la mort d’un million d’enfants ; ici qu’avait été prouvée la culpabilité des protozoaires dans le déclenchement des parasitoses ; ici qu’avaient été mis en évidence les principes de l’immunité cellulaire, le rôle des anticorps dans la défense contre les agressions et celui des antihistaminiques dans le traitement des allergies. C’était ici qu’avait été codifiée l’action des gènes et leur manière de s’exprimer dans les organismes vivants.

Il était à peine treize heures quand la jeune femme arriva au laboratoire de son ancien professeur dans le bâtiment contigu à celui où Louis Pasteur avait vécu les dernières années de sa vie et où il reposait maintenant dans un tombeau de marbre. C’était le jour où commençait justement le cours de virologie dont Luc Montagnier était le directeur. Ce ne sera qu’en fin de journée qu’il pourra mettre lui-même en culture les cellules du ganglion du styliste souffrant des signes précurseurs du sida.

* * *

Depuis qu’il avait bricolé, à l’âge de douze ans, ses premières expériences de chimie dans la cave de la maison familiale de Châtellerault, Luc Montagnier n’avait jamais cessé d’être habité par le démon de l’expérimentation. Il passait ses dimanches à distiller des parfums ou à confectionner des feux de Bengale. Monté à Paris pour étudier la médecine et préparer une licence de sciences, ce provincial fils d’un père auvergnat et d’une mère berrichonne avait, une fois ses diplômes en poche, préféré le microscope du chercheur au stéthoscope du clinicien. Une vocation qui l’avait envoyé, à vingt-trois ans, dans un laboratoire de la Fondation Curie où il allait découvrir l’univers fascinant de la biologie cellulaire alors en pleine rénovation. De nouvelles techniques de culture des cellules et des virus inventées en Amérique étaient en train de fournir des outils révolutionnaires à la recherche. Émerveillé, le jeune scientifique décida de se consacrer à l’étude des lymphocytes, ces globules blancs qui joueront un jour un rôle si capital dans sa vie.

L’un des agresseurs les plus virulents des globules blancs, le virus de la fièvre aphteuse, cauchemar des éleveurs de bovins, fournit à Luc Montagnier le sujet de sa thèse de docteur en médecine. Ces travaux orientèrent définitivement sa carrière vers la virologie. Une bourse lui permit de pénétrer dans l’un des grands temples scientifiques du moment, l’institut britannique de Carshalton. Là, aux côtés d’un Anglais francophile fumeur de Gitanes nommé Kingsley Sanders, il allait assister aux premiers balbutiements d’une discipline récente promise à un fantastique avenir, une science qui transcendait l’étude de la seule vie des cellules pour s’intéresser à la nature même de leur patrimoine génétique : la biologie moléculaire. Parce qu’ils constituent des systèmes biologiques relativement simples, les virus étaient des objets d’étude privilégiés, permettant aux pionniers de la biologie moléculaire d’avancer à pas de géant. Le jeune Auvergnat put apporter sa contribution personnelle aux efforts de ses maîtres en mettant en évidence certains mécanismes de reproduction d’un virus qui tuait les souris en moins de quarante-huit heures. Un timide coup d’éclat qui lui donna la légitime satisfaction de voir son nom inscrit au bas d’un article publié par la célèbre revue scientifique britannique Nature.

Après Carshalton, Glasgow. Ce long séjour outre-Manche devait mettre le chercheur français au contact des plus grands cerveaux de ce temps et lui apporter la maîtrise de l’anglais, véhicule désormais indispensable à toute la communication scientifique. Les huit années suivantes, Luc Montagnier les passa à instruire dans plusieurs laboratoires parisiens le dossier prouvant l’implication des virus dans le déclenchement de certains cancers. Ses efforts obstinés lui avaient valu l’honneur d’entrer, à quarante ans, à l’Institut Pasteur de Paris.

Être « pastorien », c’est appartenir à un ordre qui a son âme, son style, son unité. Qui a ses clans aussi. Ainsi, certains pastoriens n’avaient pas souhaité voir le nom de leur prestigieux institut mêlé à une épidémie aux connotations jugées déplaisantes. Et pourtant, dira plus tard Luc Montagnier, « s’il était une recherche en accord avec la vocation de Louis Pasteur, c’était bien celle du sida. Nul doute que, s’il avait été vivant, il se serait jeté le premier, et de toute son énergie, dans cette aventure ». Cent ans après, le hasard chargeait le laboratoire de Luc Montagnier de perpétuer cette vocation.

* * *

La tâche était rude. De tous les défis lancés par la nature aux virologistes, l’identification d’un rétrovirus humain était peut-être le plus ardu. En effet, en près d’un siècle de travaux opiniâtres, un seul de ces « super-virus » au mode d’action si complexe avait pu être démasqué chez l’homme, le HTLV, responsable de certaines rares leucémies, découvert par Robert Gallo en 1977. Luc Montagnier avait déjà cultivé des milliards de cellules suspectées d’abriter de tels virus. Il connaissait leurs goûts, leurs caprices, leurs nourritures préférées. L’un de ses réfrigérateurs était garni de fioles pleines des mets et des sauces dont elles raffolaient, en particulier un savant mélange de sels minéraux, de calcium, de magnésium et de sérum de veau fœtal. Un véritable régal de la gastronomie cellulaire, ce sérum ! Comme les grands crus, il avait ses millésimes et ses appellations contrôlées. Le meilleur, disait-on, venait de Nouvelle-Zélande. Le chercheur disposait aussi d’un puissant stimulant extrait d’un haricot qui, tels les épinards du marin Popeye, décuplait leurs forces. Cette substance se fixait à la surface des cellules et mimait le signal de leur mobilisation en cas d’agression.

* * *

Soucieux de commencer sans retard une recherche dont il savait l’importance, le petit homme aux airs de notaire s’enferma dans son laboratoire dès la fin de ses cours afin de mettre en culture les cellules du ganglion infecté que lui avait apporté Françoise Brun-Vézinet. La manipulation d’un virus inconnu représentant une entreprise toujours dangereuse, il revêtit sa blouse blanche, enfila des gants de caoutchouc, protégea son visage derrière un masque de gaze et alla mettre le flacon confié par son ancienne élève sous l’unique hotte de sécurité dont il disposait alors. Afin d’empêcher toute contamination dans un sens ou dans l’autre, l’appareil diffusait un flux d’air stérile qui faisait écran entre le manipulateur et les sujets d’expérimentation. Les gestes qu’il s’apprêtait à accomplir, Luc Montagnier les avait renouvelés des centaines de fois. Mettre des cellules en culture, pour les maintenir en vie et leur permettre de se reproduire, est une opération de routine dans une unité de virologie. C’est aussi un art subtil qui tient tout à la fois de la musique en raison de l’harmonie nécessaire, de la grande cuisine pour le choix judicieux des éléments nutritifs à donner, et de la prestidigitation pour l’habileté du savoir-faire.

Le chercheur découpa le morceau de ganglion, il le broya, le « dilacéra » afin d’en extraire les globules blancs, le centrifugea, le purifia, et le réduisit à l’état de suspension liquide qu’il répartit dans cinq petits flacons coniques. Dans chacun d’eux, il versa quelques gouttes de ses élixirs de croissance, ainsi qu’un peu de gaz carbonique et d’azote pour entretenir la bonne respiration de la préparation. Il reboucha hermétiquement les cinq flacons et les déposa dans un bain-marie à 37°. Il retira alors son masque, sa blouse et ses gants, consigna dans son cahier d’expériences les opérations qu’il venait d’accomplir, éteignit une à une les lumières du laboratoire, verrouilla les portes, enfila son pardessus et descendit lentement vers la cour où attendait sa Lancia grise. Dans une demi-heure, il serait de retour dans son pavillon de Robinson pour dîner en famille.

Copieusement nourries et bien au chaud, les cellules infectées du styliste Christian Brunetto passeraient une bonne nuit. Demain, l’équipe de son laboratoire de rétrovirologie pourrait commencer à rechercher dans leur noyau le mystérieux virus du sida qu’on les soupçonnait d’abriter.

Il était vingt et une heures quinze, le lundi 3 janvier 1983.

Plus grands que l'amour
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