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Atlanta, USA — Automne 1981
Ils l’appelèrent « la colère de Dieu »
L’opération « Protocol 577 » menée par le CDC prit fin le 1er décembre 1981. Alors commença le dépouillement de la moisson d’informations recueillies par les limiers d’Atlanta auprès de cinquante malades et de deux cents homosexuels bien portants. Les piles de documents crachés par les ordinateurs chargés de digérer, de décrypter et d’analyser les milliers de réponses inscrites sur les deux cent cinquante questionnaires couvrirent bientôt d’un raz de marée de papier les bureaux du docteur Jim Curran et de tous les membres de sa Task Force. « La chose qui nous frappa d’emblée à l’examen des premiers résultats, confiera le docteur Harold Jaffe, fut de constater à quel point les sujets atteints avaient été sexuellement beaucoup plus actifs que les sujets sains. Bien qu’ils aient également consommé davantage de “poppers” cela nous apparut finalement secondaire par rapport à l’écart dans la quantité des échanges sexuels. Très vite nous eûmes la quasi-certitude que tout plaidait en faveur d’une épidémie transmise par voie sexuelle. »
Mais transmission de quoi ? L’hypothèse d’un virus paraissait la plus probable. Un virus qui détruisait le système immunitaire et laissait les victimes désarmées devant ces affections que l’on appelle « opportunistes » parce qu’elles profitent de la défaillance des défenses de l’organisme pour se manifester. On connaissait un certain nombre de ces maladies, tels la pneumocystose des premiers cas diagnostiqués à Los Angeles et le cancer de Kaposi de l’acteur new-yorkais.
Jamais, dans sa longue et implacable traque des ennemis invisibles qui menacent le genre humain, la capitale de l’épidémiologie mondiale n’allait mobiliser autant de ressources pour tenter d’identifier ce mystérieux virus. Tout ce que le génie et l’imagination de ces médecins-détectives avaient conçu et inventé pour obliger des cellules à révéler la présence des agents qui les infectaient allait être utilisé. Chaque spécimen biologique, chaque sécrétion, chaque goutte de sang, de sperme, d’urine arrivés dans les colis postaux des investigateurs furent passés au crible des microscopes, des réactifs, des ordinateurs, des centrifugeuses, des compteurs électroniques.
Au grand soulagement de sa famille que la nature de sa mission à New York avait tellement horrifiée, Martha Rogers était revenue à Atlanta, fin octobre, pour organiser et coordonner la répartition vers les nombreuses branches du CDC des éléments de l’enquête récoltés sur le terrain. Les différents laboratoires qui traquaient les multiples virus de l’herpès se mirent aussitôt au travail. L’un d’eux était spécialisé dans la détection et l’étude de l’herpès simplex, une variété du virus qui s’attaque principalement aux muqueuses des parties génitales, et s’ulcère parfois en lésions si dévastatrices que ses victimes en meurent. Ce virus agresse également les poumons, les voies digestives, et même le cerveau et les fibres nerveuses. Un autre laboratoire se consacrait exclusivement à l’étude du fameux cytomégalovirus si largement répandu chez les homosexuels. S’il se montrait le plus souvent bénin, des travaux récents avaient pourtant établi ses liens troublants avec le cancer de Kaposi. Craignant qu’une inexplicable mutation soit à l’origine de sa virulence soudaine, les chercheurs s’empressèrent d’utiliser les prélèvements d’urine envoyés par Martha Rogers pour en faire une culture massive. Ils espéraient que l’étude comparative de ces virus d’élevage avec des souches anciennes du même virus stockées dans les congélateurs du CDC pourrait leur fournir un indice.
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Un autre laboratoire, spécialiste d’un virus portant le nom des deux savants britanniques qui l’avaient découvert, s’acharna à prouver sa culpabilité. On savait que le virus de Michael A. Epstein et de Y. Barr est responsable de la mononucléose infectieuse. On connaissait aussi son association avec certains cancers des ganglions, du nez et de la gorge. Un quatrième laboratoire travaillant, lui, sur le virus de la varicelle, maladie bénigne chez l’enfant mais qui, chez l’adulte, peut provoquer ces terribles zonas qui touchent même les yeux, poursuivit une recherche identique. De son côté, la division des maladies parasitaires se lança dans l’examen systématique des micro-organismes susceptibles de communiquer la pneumocystose, et dans la recherche des nombreux parasites responsables, chez plusieurs victimes, de l’atteinte redoutable de leur système nerveux central, telles la toxoplasmose, l’aspergillose et la cryptococcose. D’autres équipes étudiant surtout les infections amibiennes et les hépatites s’intéressèrent aux microbes et aux bactéries constatés dans la pathologie des malades interrogés.
Cet effort titanesque se poursuivit pendant plus de huit semaines. Il devait s’avérer infructueux. Si la présence d’innombrables agents infectieux fut maintes fois mise en évidence, aucun à lui seul ne pouvait être jugé responsable du déclenchement de l’étrange fléau. À défaut de lui trouver un coupable, les médecins-détectives d’Atlanta lui inventèrent un nom, GRID, les quatre initiales d’une périphrase quelque peu barbare, « Gay Related Immuno Deficiency — Déficit immunitaire lié à l’homosexualité ».
Beaucoup de praticiens et de soignants confrontés à ce mal particulièrement horrible lui préférèrent, cet automne-là, une dénomination plus imagée. Ils l’appelèrent « The Wrath of God – la colère de Dieu ».