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New York, USA — Février 1986
Champignons japonais et concombres chinois au secours des désespérés
Les femmes indiennes ne manifestent leurs émotions qu’avec une extrême pudeur. Ce matin-là pourtant, la stupéfaction la plus totale se lisait sur le visage de sœur Ananda. Un de ses pensionnaires avait disparu. Personne n’avait vu Josef Stein sortir du foyer du Don d’Amour et il était parti sans laisser de message. Rien n’aurait pu faire présager cette fugue. Bien au contraire, en dépit du fait qu’il n’était ni un indigent ni un marginal sans ressources, l’ex-archéologue avait lui-même sollicité la faveur de prolonger son séjour chez les sœurs de Mère Teresa.
Depuis son arrivée lors de l’inauguration du foyer, son état s’était aggravé. Après s’être estompées, ses lésions de Kaposi étaient revenues en force. Il en avait de nouveau sur tout le corps, y compris dans la bouche et sur la langue. L’absorption d’aliments solides lui était si douloureuse qu’il avait peu à peu cessé de se nourrir. Pendant des années à Calcutta, sœur Ananda avait eu affaire à des gens torturés par la faim et qui ne parvenaient plus à avaler. À New York, avec les malades du sida, elle retrouvait ce problème qu’elle tentait de résoudre en suivant les conseils de diététique de Terry Miles. « Elle n’a pas sa pareille pour vous confectionner, avec quelques boules de glace au chocolat, un peu de miel et des amandes écrasées, un repas complet qui glisse tout seul et qui vous ferait grimper au sommet de l’Himalaya », disait Josef Stein. Cela n’avait pourtant pas suffi à le retenir.
Il faudra plusieurs semaines aux religieuses du foyer et au docteur Jack Dehovitz pour connaître le motif de son escapade. La coupure de journal trouvée sur sa table de chevet aurait pourtant dû les éclairer. C’était un article du New York Post concernant un médicament contre le sida qui venait de remporter « des résultats quasi miraculeux sur les premiers cobayes humains traités à l’hôpital du cancer de Bethesda ». Le texte annonçait le prochain essai clinique de l’AZT sur une grande échelle. En lisant cette nouvelle, Josef Stein s’était aussitôt emballé à l’idée de participer à cette expérimentation. Attendant que les sœurs soient à la chapelle, il s’était traîné jusqu’au téléphone du rez-de-chaussée pour appeler l’un des trois centres new-yorkais où allait se dérouler l’expérience.
« Même si je n’avais qu’une chance sur deux de recevoir le médicament, c’était mon dernier espoir de m’en sortir, expliquera-t-il plus tard. Il fallait absolument que je fasse partie de cette opération. » Au bout du fil, son interlocuteur lui posa différentes questions. Quand Josef prononça le mot de Kaposi, la conversation tourna court. Cette forme d’attaque du sida l’éliminait d’office de la sélection.
— Vous ne devez pas vous décourager pour autant, lui recommanda son correspondant. En cas de succès, l’AZT sera distribué sans distinction à tous les malades.
— Dans combien de temps ? hasarda Josef Stein.
— Dans un an environ.
Un an ! Pour un homme qui sentait chaque jour un peu de sa vie s’en aller dans « une hémorragie continue », autant parler d’un siècle ou d’un millénaire ! Pourtant, au lieu de l’assommer, cette échéance clairement posée le secoua comme une onde de choc. « C’était sidérant, racontera-t-il. Deux mois plus tôt, j’avais avalé je ne sais combien de pilules pour en finir une fois pour toutes, et voilà que je me sentais subitement emporté par un désir furieux d’atteindre à tout prix ce rendez-vous avec l’AZT. De retour dans ma chambre, je me mis à relire toutes les informations que j’avais accumulées avant mon suicide raté sur les palliatifs proposés par les médecines parallèles. »
* * *
La réaction de Josef Stein n’avait rien d’exceptionnel. Dans leur désespoir de se savoir condamnés à mourir avant que soit trouvé un médicament qui puisse les guérir, un nombre croissant de malades américains se précipitaient cet hiver-là sur des traitements de substitution. C’est ainsi que des centaines de victimes – au dernier stade de la maladie ou seulement séropositives – traversaient la frontière mexicaine pour aller acheter à prix d’or des médications antivirales dont la FDA n’avait pas encore autorisé la vente sur le territoire américain. À l’exemple de l’acteur Rock Hudson, d’autres patients se rendaient en France ou en Israël pour y bénéficier des thérapies appliquées dans ces pays. D’autres préféraient chercher leur salut aux États-Unis mêmes, auprès d’un réseau d’officines plus ou moins clandestines.
On les appelait les « guerilla clinics ». Chaque semaine, elles accueillaient quelque deux mille malades. On y soignait le sida avec une pharmacopée pour le moins originale dans laquelle on trouvait un acide utilisé pour le développement des photos, un dérivé du soja, un extrait de champignon japonais et la décoction de l’écorce d’un arbre de l’Amazonie brésilienne. L’un de ces remèdes de fortune les plus recherchés était fabriqué dans son appartement de San Francisco par un certain James D. Henry, employé dans une fabrique de matériel orthopédique. Il s’agissait d’un mélange de dinitrochlorobenzène, d’éthanol et d’une lotion capillaire vendue dans le commerce. La mixture avait eu les honneurs de plusieurs revues médicales. Badigeonnée chaque jour sur les pustules cancéreuses de Kaposi, elle avait, disait-on, le pouvoir de stimuler l’activité du système immunitaire. À New York, les sidéens disposaient d’un répondeur téléphonique qui communiquait une adresse sur la 23e Rue Ouest où acheter, pour deux cents dollars, un médicament à base de jaune d’œuf importé d’Allemagne sous l’appellation AL-721. À San Francisco, la ligne rouge du « Project Inform », une organisation bénévole de soutien aux malades, procurait à ses correspondants des renseignements sur diverses thérapeutiques expérimentales disponibles sur la côte Ouest. L’une d’elles concernait une préparation à base de racines de concombre chinois. Dénommé « Composé Q », ce produit s’était, semble-t-il, montré doué dans les tubes à essai de la remarquable propriété de tuer sélectivement les cellules infectées par le virus et d’épargner les cellules saines. Nombre de malades se feront injecter cette panacée providentielle. Faute de contrôles préalables sur sa toxicité, le concombre chinois sera cause de multiples tragédies. Certains de ses imprudents consommateurs se retrouvèrent paralysés, aveugles, en état de démence, ou dans le coma.
À Miami, des médecins proposaient des ampoules de cellules fraîches d’embryon de veau capables, assuraient-ils, d’obliger le thymus à stimuler la reproduction des lymphocytes T4. Toujours à Miami, des agents de voyages organisaient des excursions dans une île antillaise où un laboratoire fabriquait une certaine substance baptisée « réticulose » et dont les inventeurs vantaient les qualités curatives par voie de presse. En neuf jours, elle était censée guérir le cancer de Kaposi et la pneumocystose infectieuse. On en trouvait aussi au Mexique et en Amérique centrale au prix astronomique de six mille dollars, soit environ trente-cinq mille francs, pour un traitement de vingt et un jours.
* * *
« Quand la médecine officielle et les grands professeurs vous abandonnent à la plus horrible des morts, quand tous les pontes de la science couverts de prix Nobel se laissent narguer par un misérable virus malgré leurs faramineux budgets de recherche, comment ne pas aller chercher une dernière flamme d’espoir n’importe où et même en enfer ? » confiera Josef Stein. Cet hiver-là, c’est au milieu des bananiers et des buissons de jacarandas antillais de l’île de Saint-Martin que brillait la « dernière flamme d’espoir » de l’ancien archéologue. Un médecin français, installé depuis une trentaine d’années dans ce paradis caraïbe, y administrait un vaccin qu’il obtenait à partir de souris infectées par le virus du sida. Apparemment, l’homme n’était pas un charlatan. Il jouissait même d’une réputation d’authentique chercheur. Contrairement à la plupart des propriétaires de « guerilla clinics », il ne faisait aucune publicité et, dans bien des cas, offrait son vaccin gratuitement. Certains journalistes n’avaient pas hésité à le présenter comme une sorte de docteur Schweitzer.
« L’île de Saint-Martin était seulement à quatre heures d’avion de New York, dira Josef Stein. J’étais sûr d’être de retour avant trois jours. Ma petite équipée devrait presque passer inaperçue. »