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Bethesda, USA — Été 1982

Les « musiciens » du bâtiment 37

Le grand jeune homme aux mèches folles, qui arrivait directement de Paris sur le campus de Bethesda en cet étouffant matin de juillet, n’était mandaté par aucune autorité scientifique française, aucun groupe de chercheurs, aucune association de médecins. Seule son intuition l’avait poussé à sauter dans un avion et traverser l’Atlantique pour aller convaincre le découvreur du premier rétrovirus humain de se jeter corps et âme dans la bagarre contre le sida. Le docteur Jacques Leibowitch, trente-trois ans, fils d’un dentiste parisien réputé, également acteur et chanteur de cabaret à ses heures, avait commencé dans la vie en brandissant une baguette de chef d’orchestre. Ses piètres dons musicaux l’avaient très vite éloigné des pupitres et il s’était retrouvé sur les bancs de la faculté de médecine de Paris. À vingt ans, alors qu’il terminait sa deuxième année d’études, un biologiste américain ami de sa famille l’avait invité aux États-Unis pour ses vacances d’été. Outre le Nouveau Monde, il avait découvert l’univers de la recherche médicale. Aucune des belles Américaines, qu’il allait draguer chaque soir à la terrasse du café Figaro de Greenwich Village, n’aurait pu se douter que ce séducteur latin venait de passer la journée à assommer des rats pour extraire de leur foie les cellules destinées aux travaux de l’équipe d’un laboratoire de la New York University. « Une expérience révélatrice », dira-t-il.

Comme Robert Gallo l’avait si cruellement découvert lors de la mort de sa sœur, Jacques Leibowitch reviendra convaincu que « pour pouvoir bien soigner, il faut d’abord apprendre comment marchent les choses, il faut avant tout connaître les mystères de la vie ». La clef existait : c’était la biologie cellulaire, cette discipline presque aussi jeune que lui. Devenu docteur en médecine à Paris, il repartira aux États-Unis pour y suivre cette voie à Harvard. Deux années d’un bagne impitoyable passées à cultiver, cuisiner et triturer des cellules jusqu’à l’écœurement. De retour en France, il choisira d’enseigner l’immunologie au centre hospitalo-universitaire Raymond-Poincaré de Garches.

Lorsqu’il apprit la nouvelle de l’étrange épidémie chez les homosexuels américains, l’imagination de cet inlassable fouineur s’enflamma aussitôt, lui ramenant en mémoire le souvenir d’avoir traité, quelques années auparavant, plusieurs cas similaires, en particulier celui d’un travailleur immigré portugais. Félix Pereira, un chauffeur de poids lourd âgé de trente-deux ans, était originaire de Lisbonne. En août 1977, trois ans et demi avant que le premier malade soit détecté à Los Angeles par le docteur Michael Gottlieb, il présentait à ses médecins parisiens la même surprenante accumulation de signes cliniques : infection de champignons Candida albicans dans la bouche et sur la paroi de l’œsophage, éruptions cutanées sur diverses parties du corps, toux sèche, rebelle, inexplicable. Ces désordres avaient tout d’abord conduit Jacques Leibowitch et ses confrères à diagnostiquer une pneumonie à parasites Pneumocystis carinii. Des abcès au cerveau entraînant de sérieuses complications neurologiques allaient aggraver la situation. Ces différentes manifestations s’étaient accompagnées d’un déficit massif des globules blancs T4 mettant en évidence un écroulement des défenses immunitaires. Félix Pereira était finalement rentré dans son pays où, après un an d’agonie, il était décédé le 10 mars 1980.

Totalement inexpliqué à l’époque, ce cas venait de s’éclairer d’une lumière brutale. Pour Jacques Leibowitch, cela ne faisait aucun doute : « Cet homme était mort du sida. » Or, à l’inverse des cas enregistrés outre-Atlantique, ce Portugais n’était ni homosexuel, ni drogué, ni hémophile. Comment avait-il attrapé la maladie ? Le jeune immunologiste parisien partit à la recherche d’une piste. Il refît le parcours du malade. Avant d’émigrer en France, Félix Pereira avait été pendant cinq ans chauffeur de taxi à Maputo, capitale du Mozambique, et à Luanda, capitale de l’Angola, alors colonies portugaises. Après maintes prospections, Jacques Leibowitch fit un rapprochement avec deux autres cas, ceux de deux femmes mortes à la même époque à Paris, victimes toutes deux d’affections semblables. Il tenait enfin la piste qu’il cherchait. Si ces femmes n’avaient aucun point commun avec les homosexuels américains, elles en avaient au moins un avec le chauffeur de taxi portugais : toutes deux avaient longtemps vécu au Zaïre, également un pays d’Afrique. Angola ? Mozambique ? Zaïre ? Plus de trois ans avant de s’abattre sur le Nouveau Monde, l’épidémie avait-elle eu pour berceau le continent africain ?

Parallèlement, Jacques Leibowitch apprit que des chercheurs avaient décelé chez des sujets africains la présence du HTLV, le premier rétrovirus humain découvert par Robert Gallo. De là à rendre cet agent également responsable du sida – fût-ce sous une forme légèrement différente –, il n’y avait qu’un pas. Le fougueux immunologiste parisien n’hésita pas à le franchir. « Ce n’était pas fou du tout, dira-t-il plus tard. Si le rétrovirus HTLV déclenchait certaines leucémies en provoquant la multiplication anarchique des globules blancs, on pouvait très bien imaginer qu’une subtile modification génétique chez ce virus puisse au contraire entraîner, comme dans le cas du sida, la mort des lymphocytes infectés. C’était une déduction séduisante. »

Son hypothèse lui apparut encore plus convaincante quand il découvrit le cas d’un jeune géologue français mort en 1979 dans une île des Caraïbes entretenant d’étroits rapports avec l’Afrique. Certains pouvaient en sourire, mais Claude Chardon, vingt-quatre ans, était arrivé vierge à son mariage et, comme dans un conte de fées, il était si amoureux de sa femme qu’il n’en avait jamais regardé une autre. Nommé en Haïti pour y effectuer son service national en tant que coopérant, il consacrait ses fins de semaine à découvrir avec son épouse les merveilles de cette perle antillaise. Un jour, sur une route en lacet, leur chauffeur perdit soudain le contrôle de son véhicule et vint heurter un arbre. Gravement blessé, le géologue fut transporté à l’hôpital français de Port-au-Prince où il subit une transfusion sanguine. Il reçut huit doses provenant de huit donneurs indigènes différents. Il mourut treize mois plus tard d’un mal que l’on identifiera par la suite avoir été le sida.

Le docteur Jacques Leibowitch vit dans ce nouveau cas une telle confirmation de son intuition qu’il décida d’appeler sur-le-champ le 496 60 07 à Bethesda. On lui répondit que Robert Gallo était absent, mais sa secrétaire, Louise Burkhardt, voulut bien noter son message, un message sybillin en forme d’équation : « Afrique — Haïti — Hétérosexuels — Transfusion — HTLV = SIDA. » Jacques Leibowitch avait ensuite donné son numéro de téléphone « pour le cas où le professeur Gallo souhaiterait me joindre ».

Le message-rébus avait fait mouche. Malgré sa répugnance persistante à mêler son laboratoire à l’affaire du sida, Robert Gallo rappela l’immunologiste français et lui suggéra de venir le voir à Bethesda.

* * *

En ce jour d’été 1982, la mallette isotherme que posa Jacques Leibowitch sur le bureau de l’illustre savant américain ne contenait aucun de ces produits gastronomiques dont Robert Gallo était si friand. Point de camembert de Normandie, point de foie gras du Périgord, encore moins de rillettes du Mans, mais un cadeau inestimable pour le patron d’un laboratoire de recherche. Méticuleusement rangée dans des alvéoles s’alignait toute une collection de tubes et de flacons contenant un véritable trésor. Avant de s’envoler pour l’Amérique, Jacques Leibowitch avait fait une razzia dans les congélateurs des hôpitaux parisiens afin de se procurer des échantillons sanguins de tous les malades que l’on pensait avoir été victimes du sida.

Elles étaient là, les pièces à conviction, dans cette valise apportée au célèbre virologiste par le plus anonyme de ses confrères. « L’irruption de ce personnage à l’enthousiasme contagieux et de ses précieux échantillons ébranlèrent sérieusement mes réticences, confiera Robert Gallo. “Bob, Bob ! me disait-il. Il faut faire vite ! Très vite ! Vous devez sauter le pas, mettre toute la gomme, et trouver ce fichu virus !” »

* * *

Toute la gomme ! Comment raisonnablement imaginer que le prudent Robert Gallo allait se jeter tête baissée aux trousses d’un hypothétique virus ? Pourtant, la propagation de l’épidémie hors de la communauté homosexuelle et les spécimens cliniques apportés par Jacques Leibowitch finirent par dissiper ses hésitations. Dès la prochaine réunion de travail avec son « orchestre », il proposerait à l’un de ses musiciens de déchiffrer la partition du sida.

Pas un pupitre n’était inoccupé ce jour-là sous le néon blafard du petit auditorium situé en plein cœur de l’univers feutré des congélateurs, des centrifugeuses et des microscopes du bâtiment 37 du campus de Bethesda. Un univers protégé où les notions de maladie, d’agonie et de mort restaient aussi abstraites que des peintures de Mondrian, où l’on pouvait passer une vie entière à manipuler des virus assassins sans jamais voir de ses yeux le spectacle monstrueux de leurs méfaits. Un univers à mille lieues du champ de bataille, mais un univers habité par quelques magiciens doués du pouvoir de sauver plus de vies que tous les médecins de la terre réunis.

Le maître prit sa place habituelle devant le tableau noir et considéra l’équipe disparate qu’il avait rassemblée au fil des ans, ces hommes et ces femmes de tous âges et de toutes origines venus à lui en raison de son prestige, tous unis par la même folle passion pour les particules invisibles qui constituent la trame mystérieuse de la vie. Ils ressemblaient davantage à une bande d’étudiants ou de kibboutznikim qu’à une élite de cerveaux, mais il était fier d’eux. Curieusement, son équipe ne comptait que très peu de ses compatriotes. « À la mystique de la recherche fondamentale, les jeunes Américains préfèrent aujourd’hui les mirifiques salaires offerts par les laboratoires pharmaceutiques privés et les sociétés de biotechnologie », déplorait-il souvent. Ses premiers violons, ses solistes, ses ténors, ses divas étaient pour la plupart des étrangers : Allemands, Chinois, Finlandais, Français, Indiens, Japonais, Pakistanais, Suédois, etc. Tous des cracks, ou presque, dans leur spécialité.

Personne ne savait mieux décortiquer un virus et en faire parler les gènes que la ravissante poupée chinoise de trente-cinq ans nommée Flossie Wong-Staal. Docteur en biologie moléculaire, chercheur de haut niveau, elle était devenue, en dix ans, l’alter ego du maestro et l’un des principaux solistes de son orchestre. Tout comme Syed Zaki Salahuddin, un pittoresque Pakistanais, sans beaucoup de diplômes, mais tellement sorcier dans l’art de faire pousser et cultiver des cellules jugées incultivables qu’on le disait capable de contraindre des cailloux à se reproduire. Il y avait aussi cet autre artiste de la vie invisible, le Tchèque Mikulas Popovic, un savant venu du froid, un génie tant obsédé par le secret et l’espionnite qu’il avait transformé sa salle d’expériences en véritable bunker. Bref, ce n’étaient pas les talents qui manquaient au sixième étage du bâtiment 37. Ils étaient même si nombreux que leur maître n’aurait aucun mal à détacher l’un d’eux des travaux en cours pour le mettre sur le casse-tête de ce mystérieux fléau.

Robert Gallo attendit que tous les sujets à l’ordre du jour de la réunion aient été traités pour révéler ses intentions. Il brossa un tableau succinct de ce que l’on savait de l’épidémie et plaida pour la possibilité d’une transmission virale. « Le fait que l’agent du sida s’attaque aux mêmes lymphocytes que notre rétrovirus HTLV permet de supposer qu’il s’agit d’un rétro-virus de la même famille », déclara-t-il. D’autres analogies renforçaient le bien-fondé de cette hypothèse. De récents travaux sur ce rétrovirus provoquant des leucémies rares avaient confirmé qu’il se transmettait lui aussi par voie sexuelle et par contamination sanguine, et qu’il sévissait en outre dans les pays d’Afrique où l’on avait décelé des cas de sida. La thèse de cette parenté se trouvait corroborée par les travaux du vétérinaire Max Essex. Spécialiste de la leucémie chez le chat, cet éminent chercheur de l’université de Harvard avait constaté que l’agent infectieux de ce cancer du sang chez l’animal était à peu près identique au rétrovirus responsable de la même maladie chez l’homme. La seule différence tenait en une légère disparité quant à son enveloppe. « Quel que soit le nombre de rétrovirus existant dans la nature, il est logique d’imaginer qu’ils appartiennent à des familles très voisines et que celui du sida est une variation mineure de celui que nous avons déjà identifié », conclut Robert Gallo.

Ce n’était pas de gaieté de cœur que l’éminent savant envisageait ce pas timide en direction de l’épidémie. Les bruits les plus fous couraient cet été-là sur le danger que représentait la manipulation d’un virus aussi mystérieux. Il savait que des centres de recherches avaient vu leurs effectifs fondre comme neige au soleil dès l’arrivée des premiers échantillons sanguins contaminés. Déjà, dans son laboratoire, quand s’était répandue la rumeur que son équipe allait sans doute travailler sur le sida, des offres d’emplois pour certains postes de techniciens étaient restées sans candidats. Il savait aussi que les conditions de sécurité offertes par ses installations ne répondaient pas aux normes optima, mais peu de laboratoires américains détenaient alors les équipements très coûteux de confinement maximum P4 réservés à la manipulation des larges concentrés de virus réputés fortement contaminants. En attendant mieux, son équipe et lui-même seraient donc obligés de se contenter de leurs vieilles hottes de travail à flux d’air stérile. Robert Gallo prit toutefois une précaution. Il ordonna que personne ne se serve de seringues ni d’aucun instrument en verre, une piqûre d’aiguille, une infime coupure pouvant entraîner une contamination fatale. Seul le plastique serait utilisé.

Pour une raison qu’il attribuera plus tard « au manque tenace de réelle motivation » qui le paralysait cet été-là, Robert Gallo confia l’opération Sida à un timide biochimiste de cinquante-deux ans d’origine indienne plutôt spécialisé dans les tâches administratives. Lancé par son chef sur une voie qui se révélera erronée, incapable de pressentir le génie diabolique de l’adversaire qu’il était chargé de détecter, presque totalement livré à lui-même, l’infortuné Prem S. Sarin allait, malgré lui, conduire le célèbre laboratoire de virologie américain au plus humiliant des fiascos.

Plus grands que l'amour
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