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Latroun, Israël — Printemps 1981

Deux corps emmêlés plongeant vers l’abîme

« Alléluia, alléluia ! écrivit le frère Philippe Malouf à ses parents au Liban, Dieu m’a comblé : Il m’a installé au cœur même de Sa création. » Par ces simples mots, l’ancien guérillero des Phalanges chrétiennes exprimait son bonheur de pouvoir accomplir sa vocation monastique dans cette abbaye des Sept-Douleurs de Latroun située au carrefour des routes les plus anciennes de l’humanité. Depuis qu’il passait ses journées à l’extérieur de la clôture pour cultiver les vignobles du prieuré et en vendre les produits aux visiteurs, il ne s’écoulait pas de semaine sans que le soc de sa charrue n’arrachât à la terre quelque silex préhistorique, quelque débris de tablette cananéenne, attestant que Dieu avait bien choisi ce lieu comme berceau de Sa création. Avec l’aide du frère Antoine, un jeune Irakien à barbiche rousse originaire d’Ur, la ville natale d’Abraham, Philippe Malouf avait transporté dans un local plus vaste le petit musée qu’il avait trouvé à son arrivée. Chaque soir après l’office des vêpres, il s’y installait avec ses reliques pour les monter sur des socles de plâtre. Il les étiquetait, les regroupait par époques sur des étagères où s’étaient succédé des générations de bouteilles de chablis et de muscadet. Les fréquentes visites des deux archéologues américains qui opéraient leurs fouilles sur le site voisin de l’antique ville de Gezer aidaient Philippe Malouf à s’y reconnaître dans le maelström de civilisations dont ces objets perpétuaient le souvenir. Ils échangeaient des pièces, comparaient leurs découvertes. Le dimanche, Josef Stein et Sam Blum avaient pris l’habitude d’assister à la grand-messe chantée des moines sous les voûtes en ogive de l’église de pierres blanches. Le frère hôtelier, un géant buriné tout en os qui paraissait sorti d’un tableau de Zurbarán, les invitait ensuite à déjeuner dans la salle à manger réservée aux hôtes de passage et dont les murs vert pâle avaient pour seule décoration un crucifix en bois d’olivier. Les spécialités du menu – poireaux vinaigrette et lapin à la moutarde – étaient sans doute uniques dans tout l’Orient. Une tasse de café turc préparé et servi dans les règles de l’art, puis un verre de brandy ou de crème de menthe distillés dans les alambics de l’abbaye achevaient ces insolites agapes monacales. Les jours de fête, Philippe Malouf recevait du père abbé la permission d’accompagner ses deux amis jusqu’à Gezer « pour quelques heures d’un fabuleux plongeon dans les strates de l’Histoire ».

La colline toute blanche émergeait de la plaine comme une forteresse. Sentinelle sur la fameuse Via Maris, la route immémoriale qui avait relié l’Orient à l’Occident pendant des millénaires, la ville bâtie sur une hauteur se trouvait au cœur de l’une des plus anciennes patries de l’homme. Le site de Gezer avait toujours excité la curiosité des archéologues. C’était pour tenter de mettre au jour un trentième niveau d’habitat que Josef Stein, Sam Blum et leur équipe de l’École américaine de Jérusalem opéraient une campagne de fouilles sur ce site exceptionnel. Aidés dans ces travaux herculéens par une centaine d’ouvriers arabes et juifs, ils avaient creusé un puits de trente mètres de profondeur. Pour évacuer les tonnes de terre et de débris, ils avaient mis en place tout un système de treuils et construit une des plus audacieuses dentelles d’échafaudages réalisées sur un champ de fouille.

« Christ est ressuscité ! » Jamais fête de Pâques n’avait porté autant de promesses. Après avoir célébré dans son église abbatiale le mystère de la résurrection du Sauveur auquel il avait consacré sa vie, frère Philippe Malouf allait célébrer dans un haut lieu de l’Histoire la résurrection des œuvres mortelles de ses créatures. Pour sa visite pascale de leur chantier de Gezer, ses amis archéologues lui avaient réservé deux surprises de taille. D’abord la mise au jour tout juste achevée d’une esplanade cananéenne qui renfermait dix stèles de pierre et un vaste bassin monolithique, témoins colossaux que cette ville avait été dans l’Antiquité un prestigieux centre religieux. La deuxième surprise était une découverte remarquable. En atteignant le trentième niveau d’occupation, Josef Stein et Sam Blum venaient de dégager l’entrée d’un tunnel. Creusé dans le roc sur une longueur de soixante-six mètres, ce tunnel conduisait à une gigantesque caverne en forme de cathédrale souterraine pleine d’un abondant trésor qui permettait de comprendre pour quelle raison des hommes de la préhistoire avaient fondé une ville en ce lieu. Et pour quelle raison des millions d’autres avaient continué à l’habiter durant des millénaires. Ce trésor était l’eau.

La visite commença par une photo souvenir. Étrange trinité que celle de ces trois hommes d’origines si diverses posant côte à côte. Josef Stein avec sa barbe de prophète biblique et Sam Blum avec ses lunettes en fer de militant anarchiste encadraient Philippe Malouf qui ressemblait, avec sa tonsure en forme d’auréole et sa tunique blanche, à une image pieuse. On aurait dit l’Ancien Testament et la Révolution entourant le Messie. Sam Blum en tête, les trois amis s’engagèrent sur la première échelle et commencèrent à descendre. L’entrée du tunnel se trouvait une trentaine de mètres plus bas. De temps à autre, un fragment de roche se détachait de la paroi pour se briser dans un fracas métallique contre les tubulures de l’échafaudage. « C’était comme un cantique venu de l’aube des temps », dira le moine. C’est alors que survint la tragédie.

Tout se passa si vite que Josef Stein ne put jamais retrouver l’ordre réel des images qui frappèrent sa rétine. « J’ai cru voir une sandale de Philippe qui s’empêtrait dans les plis de sa tunique, dira-t-il. Son pied droit avait dérapé. Déséquilibré, il bascula aussitôt dans le vide. Il tenta de se raccrocher à l’échelle, mais ne put en saisir les barreaux. Il poussa un cri. Comprenant le drame qui se jouait juste au-dessus de lui, Sam lança une main vers lui pour tenter de l’arrêter dans sa chute. Mais, en tombant, Philippe le heurta et lui fit à son tour perdre l’équilibre. J’ai entendu deux hurlements et vu mes amis disparaître ensemble vers l’abîme. »

Plus grands que l'amour
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