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New York, USA — Hiver 1983
Chaque jour une nouvelle catastrophe
Le jeune médecin attrapa sa gabardine, sortit en courant de l’hôpital et se précipita vers la longue voiture jaune.
— Déposez-moi devant n’importe quel cinéma de Broadway, lança-t-il en se laissant choir sur la banquette du taxi.
Le docteur Jade Dehovitz, trente ans, chef adjoint du service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Clare de New York, sortit un mouchoir pour essuyer son front, ses joues maigres, son crâne aux cheveux ras. Et il ne put retenir plus longtemps l’envie qui l’avait taraudé tout l’après-midi : il pleura un bon coup. Comme il le pressentait depuis plusieurs jours, il était en train de craquer. « C’était trop et trop vite, je n’étais pas prêt », dira-t-il à propos de la situation à laquelle il se trouvait brutalement confronté.
L’extension de l’épidémie affectait de plus en plus de praticiens américains, la plupart aussi inexpérimentés que lui devant l’étrange fléau. Le bulletin du Centre de contrôle des maladies infectieuses d’Atlanta se faisait l’écho d’une réalité de semaine en semaine plus implacable. En ce début d’année 1983, on identifiait chaque jour quatre nouvelles victimes du sida et les statistiques indiquaient que le rythme allait en s’accélérant : « Les symptômes de cette maladie étaient si effrayants que je n’en croyais pas mes yeux », avouera plus tard le docteur Dehovitz.
* * *
Un aveu qui pesait particulièrement lourd dans la bouche de ce fils d’une famille de médecins originaire de Saint Louis, dans le Missouri. À la fin de ses études médicales, Jack Dehovitz avait décidé d’embrasser la seule spécialité en dehors de la chirurgie qui, selon lui, permettait presque toujours de guérir. « Prenez la cardiologie, expliquait-il. Quelqu’un fait un infarctus. On peut bien sûr contrôler la crise, mais le muscle est atteint. Le malade fera un autre infarctus. Prenez la néphrologie : quelqu’un souffre d’insuffisance rénale. On peut bien sûr le mettre trois fois par semaine sous dialyse. Certes, il vivra, mais toujours avec une épée de Damoclès suspendue sur la tête. Il en est de même pour les maladies pulmonaires et, d’une façon générale, pour toutes les affections chroniques auxquelles la médecine n’apporte que des palliatifs. Ce que je voulais, moi, c’était disposer de moyens avec lesquels je pourrais vaincre le mal de façon définitive. »
Une « baguette magique » servait cette ambition. Depuis près d’un demi-siècle en effet, les antibiotiques triomphaient dans un vaste domaine de la pathologie humaine, celui des maladies appelées infectieuses. « Si nombre d’entre elles restent difficiles à traiter, confiera Jack Dehovitz, quel soulagement de savoir qu’aucune n’est plus fatale. » Comme son confrère parisien Willy Rozenbaum, il avait en outre été séduit par les immenses possibilités qu’offrait cette branche de la médecine en matière de santé publique. L’information de la population, la prévention, le contrôle de la contagion et des épidémies, autant de champs d’action qui dépassaient de loin le cas d’un malade isolé. « Même si vous contractez une bonne syphilis avec une pute, résumait-il non sans un certain cynisme, au moins pouvez-vous faire en sorte que votre épouse ne l’attrape pas. »
Et voilà que le rassurant schéma venait de voler en éclats. L’apocalypse avait frappé. À New York, seuls quelques hôpitaux acceptèrent d’héberger les premières victimes de la nouvelle peste. Le manque de données précises sur la maladie et la terreur qu’elle inspirait de ce fait au personnel médical compromirent parfois la qualité des soins. Les journaux rapportèrent des exemples de services hospitaliers où la nourriture était abandonnée à la porte des chambres, où des infirmières n’acceptaient de s’approcher du lit d’un patient que protégées par une casaque stérile, un masque et des gants. Les rumeurs les plus fantaisistes circulaient à l’époque. N’allait-on pas jusqu’à affirmer qu’un simple échange verbal pouvait suffire à transmettre la maladie ? Comme elle affectait des catégories de citoyens en marge de la société, tels les homosexuels et les toxicomanes, l’ostracisme vis-à-vis de ses victimes s’en trouvait renforcé. Les autorités finirent par s’émouvoir. « Si le péché est condamnable, nous n’avons pas le droit d’abandonner le pécheur », finira par déclarer le cardinal archevêque de New York, John O’Connor.
Le prélat eut l’idée de créer une unité spécialisée pour les malades du sida dans le vieil hôpital Saint-Clare que finançait son archidiocèse. Des médecins motivés furent engagés, dont le docteur Jack Dehovitz. Deux étages furent aménagés pour recevoir une vingtaine de sidéens. La presse applaudit à cette initiative et les patients ne tardèrent pas à affluer. New York comptait enfin un hôpital où le sida était traité comme une maladie ordinaire. Cette situation fut aussi providentielle pour les malades que pour les finances déficientes de l’établissement jadis fondé par une religieuse pour secourir les immigrants pauvres du West Side. Mais elle soumit les équipes soignantes à un supplice que nul n’avait imaginé.
Récit du docteur Jack Dehovitz
« Chaque jour me projetait dans une catastrophe différente. Un matin, j’ai reçu un couple d’une trentaine d’années. Il était professeur d’anglais dans un collège des environs de New York ; elle travaillait dans une agence de voyages. Des gens intelligents et apparemment responsables. Lui était au plus mal. Je m’arrangeai pour parler à la femme seul à seul car il fallait qu’elle réalise que son mari allait mourir dans les quarante-huit heures. Je lui expliquai qu’il était inutile de le torturer avec un quelconque acharnement thérapeutique désormais sans objet. Il était trop tard. J’essayai surtout de lui faire comprendre qu’elle-même était en danger. Je lui demandai si on lui avait récemment prescrit des analyses. « Oui, répondit-elle presque étonnée, mon gynécologue m’a fait faire des examens. Il m’a dit que j’étais sans doute porteur du virus, mais que je n’avais pas à m’inquiéter, que tout irait bien pour moi. » Elle avait un fils de deux ans, et cet enfant, selon toutes probabilités, avait été infecté durant la grossesse. Tous deux allaient vraisemblablement développer un sida, mais cette femme ne se rendait compte de rien. Voir tant d’inconscience chez des gens soi-disant responsables, c’était ahurissant. J’ai insisté sur la nécessité de tests biologiques approfondis. Nous avons pris rendez-vous pour le lendemain. Elle n’est jamais revenue. J’ai appris que son mari était effectivement décédé deux jours plus tard.
Annoncer à des patients qu’ils sont atteints d’un mal mortel est une rude épreuve, même pour des médecins plus endurcis que moi. Il n’existe pas de formule toute faite pour révéler à un pauvre type que sa « bronchite » est en réalité une pneumocystose carinii, et ses pustules violettes sur la figure un sarcome de Kaposi, bref, qu’il a le sida. Pendant mes études, j’avais été chargé d’expliquer à un malade qu’il avait un cancer du poumon. Il s’agissait d’un Noir d’une soixantaine d’années, un gros fumeur très sympathique. Il lui restait au maximum six mois à vivre. La perspective de lui avouer son mal me terrifiait, mais au moins avais-je la possibilité d’enrober la nouvelle d’un tas de propos rassurants sur les armes dont disposait la médecine : chirurgie, chimiothérapie, radiothérapie. Contre le sida, je n’avais à offrir que des mots dérisoires. J’attendais quelquefois quatre ou cinq jours avant de me décider à parler.
L’entretien se passait différemment selon les individus et les personnalités. Avec les homosexuels, c’était en général plus facile parce qu’ils étaient déjà au courant de la gravité du sida. Ils avaient vu des copains mourir autour d’eux. Ils s’attendaient au pire. Le jeune publicitaire gay de Baltimore à qui j’ai dû, l’autre jour, dire la vérité a réagi, pourtant, d’une manière inattendue. Je n’oublierai jamais notre conversation.
— Nous venons de recevoir les résultats de votre bronchoscopie, lui ai-je dit. Ils confirment que vous avez bien une pneumocystose.
— Doc, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que votre système immunitaire est en mauvais état, ai-je tenté d’expliquer, ce qui a permis à cette infection de se déclarer.
Cette explication conduit d’habitude les malades à poser la question cruciale : « Doc, est-ce que j’ai le sida ? » Mais ce patient-là n’a rien demandé. Il est resté silencieux. J’ai dû lui préciser moi-même que ce diagnostic permettait de reconnaître le sida. Il a écouté sans broncher. Je l’ai simplement vu se recroqueviller comme un fœtus dans le creux de son lit. C’était pathétique. Au bout d’un long moment, il a relevé la tête.
— Doc, a-t-il dit, je n’ai que trente ans. C’est dur de savoir que je n’atteindrai pas la quarantaine.
En moi-même, je pensais : « Mon pauvre vieux, tu n’iras même pas jusqu’à trente et un ans. » J’ai entonné mon petit couplet sur la mobilisation générale de la recherche médicale. J’ai raconté que des milliers de savants travaillaient partout dans le monde à identifier les causes du mal et qu’il y aurait des découvertes capitales d’ici à quelques mois. J’essayais de lui insuffler tout l’espoir possible. Mais il restait sans réaction. Ni ce jour-là ni le lendemain, il n’émit le moindre signe de vie. Cela commença à m’alarmer. Mon inquiétude était d’autant plus sérieuse que j’imaginais mon propre comportement en pareilles circonstances. Nous avions le même âge. À sa place, je me serais sans aucun doute également replié sur moi-même comme une larve et n’aurais plus voulu parler à personne.
Ce malade n’avait pas fini de me surprendre. Le sixième jour, alors que je l’examinais, il m’a pris la main et a déclaré :
— Pas question de me laisser faire, doc, je vais lui régler son compte à votre sale petite maladie. »