Nous sommes entrés dans le nouveau siècle sans
boussole.
Dès les tout premiers mois, des événements
inquiétants se produisent, qui donnent à penser que le monde
connaît un dérèglement majeur, et dans plusieurs domaines à la fois
– dérèglement intellectuel, dérèglement financier, dérèglement
climatique, dérèglement géopolitique, dérèglement éthique.
Il est vrai que l’on assiste aussi, de temps à
autre, à des bouleversements salutaires inespérés ; on se met
alors à croire que les hommes, se voyant dans l’impasse, trouveront
forcément, comme par miracle, les moyens d’en sortir. Mais bientôt
surviennent d’autres turbulences, révélatrices de tout autres
impulsions humaines, plus obscures, plus familières, et l’on
recommence à se demander si notre espèce n’a pas atteint, en
quelque sorte, son seuil d’incompétence morale, si elle va encore
de l’avant, si elle ne vient pas d’entamer un mouvement de
régression qui menace de remettre en cause ce que tant de
générations successives s’étaient employées à bâtir.
Il ne s’agit pas ici des angoisses
irrationnelles qui ont accompagné le passage d’un millénaire à
l’autre, ni des imprécations récurrentes que lancent depuis
toujours ceux qui redoutent le changement ou s’effarouchent de sa
cadence. Mon inquiétude est d’un autre ordre ; c’est celle
d’un adepte des Lumières, qui les voit vaciller, faiblir et, en
certains pays, sur le point de s’éteindre ; c’est celle d’un
passionné de la liberté, qui la croyait en passe de s’étendre sur
l’ensemble de la planète et qui voit à présent se dessiner un monde
où elle n’aurait plus sa place ; c’est celle d’un partisan de
la diversité harmonieuse, qui se voit contraint d’assister,
impuissant, à la montée du fanatisme, de la violence, de
l’exclusion et du désespoir ; et c’est d’abord, tout
simplement, celle d’un amoureux de la vie, qui ne veut pas se
résigner à l’anéantissement qui guette.
Pour qu’il n’y ait aucun malentendu,
j’insiste : je ne suis pas de ceux qui boudent le temps
présent. Fasciné par ce que notre époque nous apporte, je suis à
l’affût des dernières inventions, que j’introduis sans délai dans
ma vie quotidienne ; j’ai conscience d’appartenir, ne
serait-ce qu’en raison des avancées de la médecine et de
l’informatique, à une génération fort privilégiée par rapport à
toutes celles qui l’ont précédée. Mais je ne puis savourer les
fruits de la modernité en toute quiétude si je ne suis pas sûr que
les générations à venir pourront les savourer tout autant.
Mes craintes seraient-elles excessives ? Je
ne le crois pas, hélas. Elles me paraissent, au contraire,
amplement justifiées, ce que je m’emploierai à montrer dans les
pages qui suivent ; non pour accumuler des pièces dans un
dossier, ni pour défendre par amour-propre une thèse qui serait
mienne, mais simplement pour que mon cri d’alarme soit
entendu ; ma première ambition étant de trouver les mots
justes pour persuader mes contemporains, mes « compagnons de
voyage », que le navire sur lequel nous sommes embarqués est
désormais à la dérive, sans cap, sans destination, sans visibilité,
sans boussole, sur une mer houleuse, et qu’il faudrait un sursaut,
d’urgence, pour éviter le naufrage. Il ne nous suffira pas de
poursuivre sur notre lancée, vaille que vaille, en naviguant à vue,
en contournant quelques obstacles, et en laissant faire le temps.
Le temps n’est pas notre allié, c’est notre juge, et nous sommes
déjà en sursis.
Si l’imagerie marine vient spontanément à
l’esprit, peut-être devrais-je d’abord expliciter mes craintes par
ce constat simple et sec : à l’étape actuelle de son
évolution, l’humanité est confrontée à de nouveaux périls, sans
équivalents dans l’Histoire, et qui exigent des solutions globales
inédites ; si celles-ci n’étaient pas trouvées dans un proche
avenir, rien de ce qui fait la grandeur et la beauté de notre
civilisation ne pourra être préservé ; or, jusqu’à ce jour,
peu d’indices permettent d’espérer que les hommes sauront surmonter
leurs divergences, élaborer des solutions imaginatives, puis s’unir
et se mobiliser pour les mettre en œuvre ; bien des signes
donnent même à penser que le dérèglement du monde est déjà à un
stade avancé, et qu’il sera difficile d’empêcher une
régression.
Dans les pages qui suivent, les différentes
perturbations ne seront pas traitées comme autant de dossiers
séparés, ni de manière systématique. Ma démarche sera plutôt celle
d’un veilleur de nuit dans un jardin au lendemain d’une tempête, et
alors qu’une autre, plus violente, s’annonce. Muni d’une lampe,
l’homme chemine d’un pas prudent, oriente son faisceau vers un
massif, puis vers l’autre, explore une allée, revient sur ses pas,
se penche au-dessus d’un vieil arbre arraché ; ensuite il se
dirige vers un promontoire, éteint sa lumière et cherche à
embrasser du regard le panorama tout entier.
Il n’est ni botaniste, ni agronome, ni
paysagiste, et rien dans ce jardin ne lui appartient en propre.
Mais c’est là qu’il habite avec les personnes qui lui sont chères,
et tout ce qui pourrait affecter cette terre le concerne de
près.
1 . L’homme a survécu jusqu’ici parce qu’il était
trop ignorant pour pouvoir réaliser ses désirs. Maintenant qu’il
peut les réaliser, il doit les changer, ou périr.