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Le nouveau reflux allait être aussi rapide que
le flux. Dans les semaines qui suivirent l’accord sur la nouvelle
union, on apprit que les négociations du Caire s’étaient, en
fait, très mal passées. Les dirigeants syriens et irakiens, qui
appartenaient au même parti panarabe, le Baath, « la
Résurrection », souhaitaient un partenariat qui ferait de
Nasser le chef du nouvel Etat, mais qui leur laisserait la réalité
du pouvoir sur le terrain. Evoquant les erreurs commises lors de la
première tentative unitaire, ils ne voulaient pas que leurs pays
soient gouvernés par quelque vice-roi obéissant aux ordres du
dirigeant égyptien. Lequel, de son côté, n’avait aucune envie
d’être le président nominal d’un Etat dominé par ces baassistes
envers lesquels il n’éprouvait ni confiance ni sympathie. Sans
doute avaient-ils été les artisans des deux coups d’Etat, mais
c’était lui, Nasser, le porte-drapeau de l’unité arabe, c’était en
lui que les peuples se reconnaissaient, et c’était lui et personne
d’autre qu’ils désiraient pour chef. Bientôt ce différend dégénéra
en bras de fer violent ; à Bagdad, le duel se conclut
provisoirement à l’avantage du président égyptien ; mais
lorsque les nassériens de Syrie se soulevèrent contre les
baassistes, la rébellion fut écrasée dans le sang ; on compta
plusieurs centaines de morts.
Au Yémen, les royalistes, aidés par l’Arabie
saoudite, s’opposèrent farouchement au nouveau régime républicain
et réussirent à mettre en difficulté le corps expéditionnaire
égyptien ; l’équipée tourna au désastre, militairement,
financièrement, et aussi moralement, vu que certains soldats ne se
comportaient pas en « libérateurs » mais en occupants, et
parfois en pillards.
Autre coup dur pour Nasser : en
juin 1965, son ami Ben Bella fut renversé par un coup d’Etat
militaire ; le nouveau président algérien, Houari Boumediene,
prit aussitôt ses distances à l’égard du Caire.
Le reflux était massif. Même en dehors du monde
arabe, le président égyptien allait perdre certains de ses plus
proches alliés. Le Ghanéen Kwame Nkrumah, chantre de l’unité
africaine et fervent admirateur du raïs
– au point qu’il avait prénommé son fils Gamal –, fut renversé en
février 1966 par un coup d’Etat militaire. Ce fut ensuite au
tour de l’Indonésien Sukarno, figure emblématique du mouvement des
non-alignés ; le 11 mars 1966 il fut contraint de céder
le pouvoir au général proaméricain Suharto.
Enfin, comme pour parachever l’isolement de
Nasser, son dernier allié fidèle parmi les dirigeants arabes, le
président irakien Abdessalam Aref, disparut le 13 avril 1966
dans des circonstances qui n’ont jamais été élucidées. Il était en
visite dans le sud du pays, du côté de Bassora, quand son
hélicoptère se mit à tourner en rond dans les airs, visiblement
déréglé ; soudain, la portière s’ouvrit, et le président
tomba ; son front heurta le sol, et il fut tué sur le
coup.
Cet étrange accident ne pouvait arriver à un
pire moment pour Nasser, qui avait plus que jamais besoin d’alliés
fiables, vu que le paysage politique régional commençait à s’emplir
de mouvements et de personnages qui contestaient son autorité, tel
le parti Baath ou, plus récemment, le Fatah.
Quand, le 1er janvier 1965, un communiqué avait annoncé
la première opération militaire d’une organisation palestinienne
jusque-là inconnue, le président égyptien avait tout de suite
compris que cet acte n’était pas seulement dirigé contre Israël ou
la Jordanie, mais également contre lui. Jusque-là, les Palestiniens
étaient, de tous les Arabes, ceux qui soutenaient le raïs avec le plus d’enthousiasme. Eux qui avaient
dû quitter leurs maisons à la création de l’Etat juif, qui
comptaient y retourner à la faveur d’une victoire arabe, et qui, en
attendant, vivaient pour la plupart dans des camps de réfugiés, ils
avaient placé tous leurs espoirs en Nasser.
Lui-même ne manquait jamais une occasion de
fustiger l’« ennemi sioniste », de rappeler le revers
subi par ce dernier lors de la crise de Suez, et de promettre
d’autres victoires à venir. Les Palestiniens étaient persuadés que
la mobilisation nationaliste opérée par le président égyptien était
la seule voie qui leur permettrait de gagner. Mais certains d’entre
eux commençaient à s’impatienter. Ils en avaient assez de voir leur
bataille constamment sacrifiée à d’autres priorités, constamment
différée. Manifestement, Nasser n’était pas pressé d’entrer en
guerre contre Israël. Il lui fallait d’abord réaliser l’unité
arabe, d’abord extirper le colonialisme, d’abord consolider
l’économie socialiste, d’abord abattre les régimes réactionnaires,
etc. Pour les fondateurs du Fatah, les Palestiniens devaient mener
eux-mêmes leur combat, selon leur agenda propre ; leur premier
communiqué équivalait à une déclaration d’indépendance – et aussi
de défiance – à l’égard des dirigeants arabes, et singulièrement à
l’égard du premier d’entre eux, Nasser.
Un ricanement montait, d’ailleurs, contre ce
dernier, dans divers milieux. N’avait-il pas eu le temps, depuis
1956, de se préparer à une guerre contre Israël ? Ne
s’était-il pas suffisamment armé auprès des Soviétiques ?
N’avait-il pas acquis des avions, des chars, et même des
sous-marins ? Etrange que pas un seul coup de feu n’ait été
tiré en dix ans contre l’ennemi commun !
Le président égyptien n’était pas insensible à
ces critiques. Après tout, son accession au pouvoir était
intervenue en réaction directe à la débâcle arabe de 1948, et avec
la promesse de réparer l’affront. C’est dans cette perspective que
les foules l’avaient élevé aux nues. Il leur avait donné en 1956 un
avant-goût de la victoire promise, il leur avait constamment fait
miroiter dans ses discours publics d’autres combats à venir ;
les foules l’écoutaient, lui faisaient confiance ; elles
n’exigeaient pas de lui qu’il se lançât dans la bataille avant d’y
être prêt ; mais son crédit moral n’était pas inépuisable.
Surtout si d’autres que lui prenaient effectivement les armes
contre Israël.
Et c’est précisément ce qui arrivait depuis le
1er janvier 1965. Les opérations du
Fatah se succédaient, ses communiqués trouvaient leur place dans la
presse. La frange la plus militante de l’opinion arabe
applaudissait ; et dans les monarchies conservatrices aussi on
saluait les exploits des fedayins, en
les comparant avantageusement à la rhétorique mensongère de Nasser
« qui préfère envoyer ses troupes se battre au Yémen plutôt
qu’au Néguev, à Jaffa, ou en Galilée ».
La position du président égyptien devint bien
plus embarrassante encore quand Israël commença à réagir violemment
aux attaques du Fatah.
Dans la nuit du 11 au 12 novembre 1966, une
patrouille frontalière israélienne sauta sur une mine ; trois
soldats furent tués et six autres blessés. Persuadés que les
commandos palestiniens venaient du village d’es-Samou, en
Cisjordanie – qui appartenait alors au royaume de Jordanie –, les
Israéliens lancèrent, le 13, une massive opération de représailles.
Mais au lieu de rencontrer les fedayins, ils tombèrent nez à nez avec un
détachement de l’armée hachémite ; une violente bataille
s’ensuivit, qui impliqua à un moment l’aviation ; seize
soldats du roi Hussein furent tués, ainsi que le colonel israélien
qui dirigeait l’opération ; dans le village, des dizaines de
maisons furent détruites et trois civils trouvèrent la mort.
L’action israélienne fut condamnée, ou tout au
moins violemment critiquée, par à peu près tout le monde, non
seulement les Arabes, les Soviétiques et les non-alignés, qui
avaient l’habitude de condamner tout ce qu’Israël faisait, mais
également par les Américains, qui ne comprenaient pas que l’on ait
voulu déstabiliser l’un des rares régimes modérés du monde arabe,
celui qui s’était montré, depuis toujours, le moins hostile à
l’Etat hébreu.
En Israël même, beaucoup jugèrent que l’action
avait été mal pensée, et assez mal exécutée. Moshé Dayan, ancien
chef d’état-major et futur ministre de la Défense, se demanda
pourquoi on s’attaquait à la Jordanie quand chacun savait que
c’était la Syrie qui finançait et armait les fedayins. L’idée que l’on s’était trompé de cible
fut aussitôt admise par la plupart des dirigeants, qui promirent de
frapper la prochaine fois « à la bonne porte ».
De fait, l’attention se tourna de plus en plus
vers Damas, en raison de son soutien aux militants palestiniens et
aussi en raison des incidents de plus en plus fréquents entre les
artilleurs syriens du Golan et les troupes israéliennes stationnant
dans les colonies de Galilée. Le 7 avril 1967, un accrochage
frontalier mineur dégénéra en affrontement aérien dans le ciel de
Damas. Six appareils syriens furent abattus.
Tous ces événements trouvaient un écho
grandissant au sein de l’opinion arabe, où une question revenait
sans cesse : que faisait donc Nasser ? Que faisait
l’armée égyptienne ? Lorsque les gens ne se la posaient pas
spontanément, certains médias se chargeaient de la leur souffler,
en rappelant que le raïs ne risquait
pas de se faire attaquer comme les Jordaniens ou les Syriens,
« puisqu’il se cach[ait] comme une jeune fille timide dans les
jupes des Nations unies » – allusion au fait que des
observateurs internationaux étaient postés à Gaza et tout au long
de la frontière entre l’Egypte et l’Etat juif depuis la guerre de
Suez ; c’était la condition pour que les troupes israéliennes
acceptent d’évacuer le Sinaï, et Nasser y avait consenti après
avoir obtenu du secrétaire général de l’ONU, qui était à l’époque
le Suédois Dag Hammarskjöld, la promesse qu’on les retirerait dès
que Le Caire le demanderait.
Cette accusation de « timidité » était
devenue en ces années-là un leitmotiv pour tous les adversaires de
Nasser, tant à sa droite qu’à sa gauche. Les médias arabes liés aux
monarchies jordanienne, saoudienne et iranienne – regroupées à
présent en un « pacte islamique » destiné à contrer le
président égyptien –, ne manquaient jamais une occasion de
souligner l’écart entre son militantisme verbal et son comportement
sur le terrain. Mais tout aussi virulente était la presse
officielle de Damas, qui n’hésitait plus à utiliser à l’endroit du
raïs des propos jusque-là réservés aux
dirigeants pro-occidentaux, parlant de couardise, de
capitulationnisme, l’accusant de laisser l’armée égyptienne loin du
champ de bataille alors que l’armée syrienne, assurait-on, était à
présent sur le front, fin prête, bien décidée à en découdre avec
l’ennemi, et à l’écraser.
Nasser ne pouvait prendre la chose avec
équanimité. S’il n’y avait que les invectives et les rodomontades,
il s’en serait peut-être accommodé. Mais la tension montait dans la
région, il y avait des bruits de bottes persistants. Allait-on
vraiment vers des confrontations militaires ? Il savait que
ses ennemis voulaient le pousser à la faute, il se méfiait des
intentions de Tel-Aviv, de Washington, de Londres, d’Amman, de
Riyad, et tout autant des attitudes de Damas ou des mouvements
armés palestiniens ; en privé, il assurait à ses proches qu’on
cherchait manifestement à le piéger et qu’il ne se laisserait pas
faire.
Néanmoins, si la tension continuait à monter et
qu’elle conduisait effectivement à une guerre, comment diable
pourrait-il demeurer les bras croisés ? Comment le
porte-drapeau de la nation arabe pourrait-il laisser son armée à
l’écart si d’autres armées arabes croisaient le fer avec l’ennemi
commun ?
Le 12 mai, les agences de presse
rapportèrent les déclarations d’un militaire israélien de haut
rang, affirmant que son pays était décidé à renverser le régime
syrien si celui-ci continuait à soutenir les fedayins. Le lendemain, une personnalité égyptienne
qui ne jouait encore qu’un rôle mineur, Anouar el-Sadate, président
du parlement, rentrant d’une banale visite de courtoisie en
Mongolie et en Corée du Nord, fit brièvement escale à Moscou. Il
s’attendait à être salué poliment par quelque fonctionnaire du
protocole, mais ce furent les plus hauts dirigeants de l’URSS qui
se pressèrent autour de lui pour lui annoncer que, selon leurs
services de renseignement, les Israéliens avaient massé quinze
divisions à leur frontière nord, et qu’une invasion de la Syrie
était imminente, « au plus tard dans dix jours ». Dès
qu’il rentra au Caire, Sadate courut chez Nasser, qui lui
apprit que l’ambassadeur soviétique venait de lui transmettre la
même information.
Le raïs estima qu’il
n’avait plus d’autre choix que celui d’envoyer son armée dans le
Sinaï, en demandant à l’ONU de retirer son contingent ; ce
qu’elle fit sans rechigner. Les soldats égyptiens prirent position
à Gaza et surtout à Charm-el-Cheikh, qui contrôle le détroit de
Tiran et l’accès au golfe d’Akaba, par lequel Israël recevait
depuis des années, en vertu d’un accord secret avec le shah, des
cargaisons de pétrole iranien. Tant que ce passage se trouvait aux
mains des forces internationales, Nasser laissait faire ; à
partir du moment où ses propres troupes étaient sur place, il ne
pouvait plus fermer les yeux. Soit il tolérait ce trafic, soit il
l’interrompait.
Les foules arabes qui, deux semaines plus tôt,
n’avaient jamais entendu parler du détroit de Tiran, exigeaient à
présent qu’il soit bouclé ; les médias allaient tous dans ce
sens, tant ceux qui soutenaient le raïs
que ceux qui le combattaient. Nul n’ignorait plus que la fermeture
du détroit conduirait inévitablement à une guerre entre l’Egypte et
Israël ; mais cette guerre, tous la voulaient, les uns pour en
finir avec l’Etat juif, les autres pour en finir avec Nasser.