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Le souhait que je viens de formuler concernant le rôle des diasporas rejoint chez moi un espoir plus ample, et qui concerne l’ensemble des populations migrantes, où qu’elles soient, d’où qu’elles viennent, et quelles qu’aient pu être leurs trajectoires.
Elles ont toutes des liens puissants avec deux univers à la fois, et elles ont vocation à être des courroies de transmission, des interfaces, dans les deux sens. S’il est normal qu’un migrant défende, dans son pays d’accueil, une sensibilité venue de sa société d’origine, il devrait être tout aussi normal pour lui de défendre, dans son pays d’origine, une sensibilité acquise au sein de sa société d’accueil.
On entend dire parfois que si les immigrés arabo-musulmans en Europe formaient une nation, elle serait plus grosse que la plupart de celles de l’Union, plus jeune que toutes, et certainement celle qui croît le plus rapidement. On oublie d’observer que si cette population était une nation d’Orient, elle ne serait pas négligeable non plus par le nombre, et qu’elle se positionnerait tout en haut de l’échelle par les critères qualitatifs : son niveau d’instruction, son esprit d’initiative, son expérience de la liberté, sa familiarisation active avec les outils matériels et intellectuels de la modernité, sa pratique quotidienne de la coexistence, sa capacité à connaître intimement les cultures les plus diverses, etc. Tout cela donne à ces migrants une influence potentielle dont ne dispose aucune autre population d’Occident ni d’Orient.
Une influence qu’ils devraient exercer bien plus qu’ils ne le font. Avec assurance, avec fierté, et « sur les deux rives » à la fois.


On a trop souvent tendance à oublier qu’un immigré est d’abord un émigré. Il ne s’agit pas d’une banale nuance de vocabulaire, la personne est réellement double, et elle se vit comme telle. Elle appartient à deux sociétés différentes et elle n’a pas le même statut dans l’une que dans l’autre. Tel diplômé qui, dans sa ville d’exil, se résigne à occuper une position subalterne, peut bien être, dans son village d’origine, une notabilité. Tel ouvrier marocain qui, sur les chantiers du Nord, ne s’exprime que timidement, les yeux baissés, se révèle, de retour chez les siens, lorsqu’il peut enfin parler fièrement sa langue, un conteur volubile, aux gestes amples, au verbe haut. Telle infirmière kenyane, qui passe ses nuits dans un hôpital de banlieue et se contente pour ses repas d’une soupe tiède et d’un morceau de pain, est vénérée dans sa province natale parce qu’elle y transfère chaque mois de quoi nourrir douze personnes de sa parenté.
Je pourrais aligner des exemples à l’infini. Ce que je cherche à dire, c’est que l’on passe à côté de l’essentiel chaque fois qu’on omet de voir l’« émigré » derrière l’« immigré ». Et que l’on commet une faute stratégique majeure lorsqu’on évalue le statut des immigrés en fonction de la place qu’ils occupent dans les sociétés occidentales, c’est-à-dire souvent tout en bas de l’échelle sociale, plutôt qu’en fonction du rôle qu’ils jouent – et qu’ils pourraient jouer cent fois plus – auprès de leurs sociétés d’origine, celui de vecteurs de modernisation, de progrès social, de libération intellectuelle, de développement et de réconciliation.
Car cette influence peut s’exercer, je le répète, dans des directions opposées. On peut habiter l’Europe et ressasser continuellement les conflits d’Algérie, de Bosnie ou du Proche-Orient, comme on peut vouloir transmettre vers le Proche-Orient, vers la Bosnie, ou vers l’Algérie, l’expérience européenne des soixante dernières années, celle de la réconciliation franco-allemande, de la construction de l’Union, de la chute du Mur, celle du dépassement définitif, miraculeux, de l’ère des dictatures et des expéditions coloniales, de l’ère des boucheries guerrières, des massacres, des génocides, des détestations séculaires, vers une ère de paix, de concorde, de liberté et de prospérité.


Que faudrait-il pour que se produise une telle modification des courants d’influence ? Que les migrants veuillent transmettre à leurs sociétés d’origine un message constructif ; et aussi qu’ils puissent le faire. Une réponse facile à formuler, mais difficile à mettre en œuvre, parce qu’elle exige un changement radical dans nos habitudes de pensée et de comportement.
Ainsi, pour que les immigrés aient envie de devenir les apôtres de l’expérience européenne, il faudrait qu’ils y soient associés, pleinement ; qu’ils ne soient pas en butte aux discriminations, aux humiliations, au paternalisme, à la condescendance, chaque fois qu’ils montrent leur visage « typé », qu’ils prononcent leur nom, ou qu’ils laissent entendre les accents de leur langue ; qu’ils puissent, au contraire, s’identifier spontanément à leur société adoptive, qu’ils se sentent invités à s’y engloutir corps et âme.


Mais il ne suffit pas qu’un migrant s’identifie à sa société d’accueil ; pour qu’il parvienne à influencer sa société d’origine, il faut également que celle-ci continue à le reconnaître, et à se reconnaître en lui. Ce qui suppose qu’il puisse assumer pleinement et aussi sereinement que possible sa double appartenance. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Ni dans l’approche française de la question, ni dans l’approche britannique, pour reprendre ces deux modèles emblématiques.
En France, l’idée qui préside au traitement de la question des immigrés, comme naguère avec les peuples des colonies, c’est que tout être humain peut devenir français, et qu’il faut l’aider à le devenir. Une idée généreuse, née au siècle des Lumières, et qui aurait probablement changé la face du monde si elle avait été appliquée avec honnêteté dans des territoires aussi divers que l’Indochine, l’Algérie ou Madagascar. Une idée qui demeure respectable dans son essence, et même indispensable, plus que jamais. A partir du moment où une personne décide d’élire domicile dans un autre pays que celui de ses origines, il est important qu’elle s’entende dire qu’elle-même et ses enfants pourront, un jour prochain, appartenir pleinement à la nation d’accueil. Cet aspect de l’approche française me semble, de ce fait, avoir valeur universelle ; pour ma part, en tout cas, je préfère ce message au message inverse, celui qui fait comprendre à l’immigré qu’il peut garder sa culture, ses coutumes, et qu’il bénéficiera de la protection de la loi, mais qu’il demeurera extérieur à la nation qui l’accueille.
Dans la pratique, toutefois, aucune de ces approches ne me paraît convenir au siècle qui est le nôtre, aucune ne me semble capable d’assurer pour longtemps une coexistence harmonieuse. Parce que, en dépit de leurs divergences, ces deux politiques partent d’un même présupposé, à savoir qu’une personne ne peut appartenir pleinement à deux cultures à la fois.
C’est un tout autre discours que l’immigré a be soin d’entendre en ce nouveau siècle. Il a besoin qu’on lui dise, par les mots, par les attitudes, par les décisions politiques : « Vous pourrez devenir l’un des nôtres, pleinement, sans cesser d’être vous-même. » Ce qui signifie, par exemple : « Vous avez le droit et le devoir d’étudier notre langue, en profondeur. Mais vous avez aussi le droit et le devoir de ne pas oublier votre langue d’origine, parce que nous, qui sommes votre nation d’adoption, nous avons besoin d’avoir parmi nous des personnes qui partagent nos valeurs, qui comprennent nos préoccupations, et qui parlent parfaitement le turc, le vietnamien, le russe, l’arabe, l’arménien, le swahili ou l’ourdou, toutes les langues d’Europe, d’Asie et d’Afrique, toutes sans exception, afin que nous puissions nous faire entendre de tous les peuples de la planète. Entre eux et nous, vous serez, dans tous les domaines – la culture, la politique, le commerce –, les irremplaçables intermédiaires. »


Ce dont un immigré a soif, c’est d’abord de dignité. Et même, plus précisément, de dignité culturelle. La religion en constitue un élément, et il est légitime que les croyants veuillent pratiquer leur culte dans la sérénité. Mais pour l’identité culturelle, la composante la plus irremplaçable est la langue. C’est souvent parce que sa langue est délaissée, y compris par lui-même, et que sa culture est déconsidérée, y compris par lui-même, qu’un immigré éprouve le besoin d’afficher les signes de sa croyance. Tout l’y pousse – l’atmosphère globale, l’action des militants radicaux, et aussi le comportement des pays d’accueil ; où les autorités, obnubilées par les appartenances religieuses des immigrés, omettent de prendre en compte leur soif de reconnaissance culturelle.
Quelquefois même, on fait pire, puisqu’on se montre plus méfiant envers le pluralisme linguistique, qui est d’ordinaire bénin, qu’envers le communautarisme religieux, qui s’est constamment montré, pour toutes les sociétés plurielles, un facteur de fanatisme, de tyrannie et de désintégration.
C’est à dessein que j’utilise dans un cas « communautarisme », qui a pour moi une connotation négative ; et dans l’autre cas « pluralisme », qui a une connotation positive. Parce qu’il y a de fait, entre ces deux puissants facteurs identitaires que sont la religion et la langue, une différence de nature : l’appartenance religieuse est exclusive, l’appartenance linguistique ne l’est pas ; tout être humain a vocation à rassembler en lui plusieurs traditions linguistiques et culturelles.


Que mon a priori de méfiance à l’endroit du communautarisme religieux soit lié en partie à mes origines, je ne le nierai pas. Mon Liban natal est probablement l’exemple emblématique d’un pays disloqué par le « confessionnalisme », et je n’éprouve, de ce fait, aucune sympathie pour ce système pernicieux. Peut-être a-t-il été, jadis, le remède à un mal, mais il s’est révélé à la longue plus nuisible que le mal lui-même ; comme une drogue que l’on aurait administrée à un patient pour calmer ses douleurs, mais qui aurait créé chez lui une accoutumance irréversible, mais qui débiliterait chaque jour un peu plus son corps et son intelligence, au point de lui « restituer » au centuple toutes les souffrances qu’elle lui avait provisoirement épargnées.
Dans ma jeunesse, j’aurais été plus réticent à m’appesantir sur cette question, vu que le communautarisme semblait n’être qu’une curieuse survivance levantine. Aujourd’hui, le phénomène est global, et il n’a malheureusement plus rien d’une survivance. L’avenir de l’humanité entière pourrait bien avoir cette odieuse couleur-là.
Car l’une des conséquences les plus néfastes de la mondialisation, c’est qu’elle a mondialisé le communautarisme. La montée des appartenances religieuses au moment même où les communications se globalisaient a favorisé le regroupement des hommes en « tribus planétaires » – une expression qui, pour être en apparence contradictoire dans les termes, n’en est pas moins un fidèle reflet de la réalité. Notamment dans le monde musulman, où l’on observe un déchaînement sans précédent des particularismes communautaires, qui a trouvé sa manifestation la plus sanglante dans le conflit entre sunnites et chiites d’Irak ; mais où l’on observe aussi une forme d’internationalisme qui fait qu’un Algérien ira volontiers se battre et mourir en Afghanistan, un Tunisien en Bosnie, un Egyptien au Pakis tan, un Jordanien en Tchétchénie, ou un Indonésien en Somalie. Ce double mouvement de cloisonnement et de décloisonnement n’est pas le moindre des paradoxes de notre époque.
Une évolution inquiétante qui s’explique donc, me semble-t-il, par l’effet combiné de ces bouleversements majeurs que sont la faillite des idéologies – ce qui a favorisé la montée des affirmations identitaires et de ceux qui les prônaient ; la révolution informatique – ce qui a permis de tisser des liens solides et immédiats par-delà les mers, les déserts, les massifs montagneux, par-delà toutes les frontières ; et la rupture de l’équilibre entre les blocs – ce qui a posé avec acuité la question du pouvoir et de sa légitimité au niveau planétaire. De plus, l’émergence d’une superpuissance suzeraine longtemps perçue comme la championne d’une seule « tribu » a sans doute contribué à donner aux rivalités stratégiques une forte connotation identitaire.
C’est à la lumière de tous ces éléments que je murmure, en songeant avec angoisse au Liban, ma patrie natale : finalement, le communautarisme était une impasse, nos pères n’auraient jamais dû s’y engouffrer ! Puis j’ajoute, d’un même souffle, mais cette fois en songeant à la France, ma patrie d’adoption, et à l’Europe entière, qui est aujourd’hui la patrie de mes ultimes espérances : ce n’est pas en « communautarisant » les immigrés qu’on facilitera leur intégration et qu’on échappera aux « affrontements » qui s’annoncent, mais en restituant à chaque personne sa dignité sociale, sa dignité culturelle, sa dignité linguistique, en l’encourageant à assumer sereinement sa dualité identitaire et son rôle de trait d’union.