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Lorsqu’il reçut le message concernant une
invasion imminente de la Syrie, le raïs
dépêcha à Damas son chef d’état-major, Mohamed Fawzi, un homme de
confiance, le chargeant de manifester sa solidarité, de proposer de
l’aide, mais aussi de vérifier sur place le sérieux des
renseignements que les Soviétiques lui avaient transmis.
A son retour, Fawzi lui résuma la situation en
une expression égyptienne anodine : « Ma fich hâga ! » – « Il ne se
passe rien ! » Comment cela ? s’enquit le
raïs. Le général répondit :
« Les Israéliens ne sont pas massés à la frontière, et les
Syriens n’ont pas l’air de s’attendre à une invasion
imminente. » Nasser était plus perplexe que jamais, mais il ne
pouvait plus faire marche arrière. Ses troupes se déployaient déjà
dans le Sinaï, les Casques bleus pliaient bagage, et dans
l’opinion, la température ne cessait de monter.
Comme beaucoup de grands orateurs, Nasser a
toujours été sensible à la température de son auditoire et,
notamment en ce qui concerne le dossier israélo-arabe, souvent
prisonnier de sa propre rhétorique. En ces journées caniculaires de
1967, il était clair que l’opinion ne pouvait plus être domptée, et
que l’humeur des foules dictait sa conduite à celui dont le nom
était scandé.
Lorsqu’il proclama, le 22 mai, la fermeture
du détroit de Tiran à la navigation, l’effet fut plus retentissant
qu’à aucun autre moment dans sa carrière. Le jour même, des
cortèges de manifestants se formèrent dans toutes les villes
arabes, du Maghreb à l’Irak. Un slogan revenait sans cesse :
« Hier nous avons nationalisé le canal, et aujourd’hui nous
avons fermé le détroit. » Avec le recul du temps, ce
« nous » peut prêter à sourire ; mais il
correspondait à un sentiment réel. Les foules arabes se
reconnaissaient spontanément en Nasser, et revendiquaient ses
décisions politiques comme si elles-mêmes les avaient dictées. Ce
qui, à la réflexion, était à la fois parfaitement illusoire et
profondément vrai.
Le président égyptien semblait, en ces
journées-là, au faîte de sa puissance. L’adhésion des peuples
arabes au combat qui se préparait et au chef qui allait le mener
était si massive qu’aucun autre dirigeant ne pouvait se mettre en
travers du chemin. La réaction la plus spectaculaire fut celle du
roi Hussein, qui avait été depuis l’ascension du raïs son adversaire le plus déterminé. Entre les
deux hom mes, c’était jusque-là une lutte sans merci. Et soudain, à
l’aube du mardi 30 mai, le monarque hachémite décolla à bord
de son avion privé en direction du Caire, où il annonça à son
vieil ennemi qu’il mettait toutes les ressources de son royaume à
sa disposition dans la guerre à venir. Surpris, et encore méfiant,
Nasser posa comme condition qu’un officier de l’état-major égyptien
soit placé à la tête de l’armée jordanienne. Hussein accepta sans
protester.
Ce revirement spectaculaire mérite qu’on s’y
arrête. Le « petit roi » n’était ni un tribun, ni un
démagogue, et il était farouchement attaché à l’indépendance de son
pays. Ce n’était pas non plus un ennemi juré de l’Etat hébreu, à
l’affût d’une revanche militaire ; tout au long de son règne,
qui allait durer près d’un demi-siècle, il refusera de se plier aux
tabous arabes concernant les relations avec « l’ennemi
sioniste », rencontrant fréquemment des dirigeants israéliens
lors de ses voyages à l’étranger ; il ira même jusqu’à
prononcer, en 1995, à Jérusalem, l’éloge funèbre de Yitzhak Rabin,
appelant « mon ami » celui-là même qui avait conquis la
Ville sainte à ses dépens.
S’il avait choisi, en mai 1967, de se
rallier à Nasser, c’est parce qu’il eût été suicidaire d’aller à
l’encontre de la légitimité patriotique du moment. Ne pas prendre
part à la guerre qui s’annonçait aurait été dévastateur pour la
monarchie hachémite, quelle que fût l’issue des combats ; une
victoire arabe aurait placé Nasser en position de démolir le trône
jordanien ; une défaite arabe aurait fait porter le blâme en
premier sur celui qui aurait refusé de se battre. A partir du
moment où la guerre était devenue inévitable, Hussein comprit qu’il
devait la mener aux côtés de l’Egypte, et même sous ses ordres.
Ainsi opère l’instinct de légitimité. Sans doute le monarque
allait-il perdre la Cisjordanie, mais celle-ci était de toute
manière perdue, soit au profit des Israéliens, soit à celui des
insurgés arabes, dès lors que la guerre se déclenchait ; il
n’aurait pu continuer à gouverner des millions de Palestiniens s’il
avait refusé de prendre part au combat pour la Palestine.
Le roi allait se comporter de la même manière un
quart de siècle plus tard, lors de la première guerre d’Irak. Alors
que le monde entier se coalisait contre Saddam Hussein, le monarque
hachémite se rangea aux côtés de ce dernier. Parce qu’il avait
envie de le voir gagner ? Sûrement pas. Parce qu’il croyait à
une possible victoire irakienne ? Pas le moins du monde.
Simplement, à cet autre tournant crucial de l’histoire
moyen-orientale, le roi préférait avoir tort avec son peuple
qu’avoir raison contre lui.
L’attitude du souverain en 1967 se comprend
mieux lorsqu’on la compare à celle de cet autre voisin d’Israël
qu’est le Liban. Ses dirigeants de l’époque avaient pris la
décision qui semblait la plus raisonnable, celle de ne pas
participer à la guerre ; mais en agissant ainsi, ils allaient
perdre leur légitimité patriotique aux yeux d’une bonne partie de
leurs concitoyens ; de ce fait, le pays allait se fourvoyer
dans un marécage historique dont il n’est toujours pas sorti
quarante ans plus tard.
Dès l’année 1968, des mouvements armés
palestiniens commencèrent à lancer des attaques à partir du
territoire libanais. Lorsque les Israéliens ripostèrent violemment
et que les autorités de Beyrouth, incapables de repousser les
attaques de leur puissant voisin, décidèrent de sévir contre les
fedayins, une partie de l’opinion prit
fait et cause pour ces derniers, contre son propre gouvernement.
L’argument qui revenait sans cesse était que l’armée libanaise, qui
ne s’était pas battue contre l’ennemi, devait au moins ne pas s’en
prendre à ceux qui se battaient.
Les politiciens les plus sages avaient beau
répéter qu’avec cette guerre de 1967, les pays arabes avaient
commis l’un des actes les plus irréfléchis de leur histoire ;
que si le Liban y avait participé aux côtés des trois autres
voisins d’Israël, il aurait perdu – comme l’Egypte, comme la Syrie,
comme la Jordanie – une partie de son territoire, et que son armée
aurait probablement été démolie, sans modifier en rien le rapport
des forces ni l’issue des combats. Tout cela, personne ne pouvait
sérieusement le contester. Il n’empêche qu’une partie significative
de la population ne se reconnaissait plus en son gouvernement ni en
son armée, et ne supportait pas de les voir sévir contre ceux qui
poursuivaient le combat les armes à la main. Certains Libanais,
notamment ceux qui appartenaient aux communautés musulmanes et aux
partis de gauche, en arrivèrent à considérer que leur armée à eux
était celle des combattants palestiniens, l’autre étant celle des
partis chrétiens et de la droite. L’armée régulière commença à se
désintégrer, et l’Etat central perdit le contrôle du
territoire.
La région du pays qui souffrit le plus était le
Sud. C’est là que les fedayins
s’étaient implantés, c’est de là qu’ils lançaient leurs attaques,
et c’est là que les Israéliens ripostaient. La population locale,
en majorité chiite, se sentait bafouée, abandonnée, victime, prise
entre deux feux. Elle en arriva à maudire aussi bien les
Palestiniens que les Israéliens.
C’est de tous ces ressentiments qu’est né le
Hezbollah. En 1982, l’armée israélienne, à l’issue d’une guerre qui
l’avait conduite jusqu’à Beyrouth, décida de ne plus se contenter
d’expéditions punitives ponctuelles mais d’occuper carrément le sud
du Liban de manière à verrouiller solidement la frontière. Des
militants chiites, inspirés, armés et financés par leurs
coreligionnaires d’Iran, se lancèrent alors dans un mouvement de
résistance qui se révéla, dès le commencement, fort efficace. Peu à
peu, les Libanais, longtemps brocardés par les autres Arabes pour
avoir été les seuls à ne pas avoir participé au combat, sont
apparus comme les seuls à savoir se battre, au point de contraindre
l’armée israélienne à évacuer leur pays en mai 2000, puis à la
tenir en échec lors de la guerre de l’été 2006.
Ainsi, dans les années qui ont suivi la guerre
de 1967, les trois voisins d’Israël qui avaient participé aux
combats étaient parvenus à des arrangements – pour l’Egypte et la
Jordanie, des traités, pour la Syrie, un modus vivendi – qui ont
rendu parfaitement paisibles leurs frontières avec l’Etat
hébreu ; seul le quatrième voisin, celui qui n’avait pas voulu
faire la guerre, a été incapable d’obtenir la paix. Depuis, il est
dans la tourmente. En théorie, ses dirigeants d’alors s’étaient
montrés raisonnables en demeurant à l’écart du conflit. En
pratique, toutefois, le prix payé par le Liban pour sa
non-participation à la guerre a été mille fois plus lourd que s’il
y avait pris part.