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De l’échec de cette aventure chacun tira ses propres enseignements. Sadate en avait conçu une profonde méfiance envers les marigots arabes où son prédécesseur s’était constamment fourvoyé ; Yéménites, Jordaniens, Palestiniens, Libanais, Syriens, Libyens et autres, ils étaient tous prêts à se battre, marmonnait-il à ses proches, « jusqu’au dernier soldat égyptien ».
Estimant que son pays avait suffisamment enduré sans être payé de retour, il voulait le retirer une fois pour toutes de ce conflit israélo-arabe qui l’avait épuisé, et qui gâchait ses rapports avec l’Occident prospère. En parlant des Arabes, il songeait « eux », et pas « nous » ; peut-être ne le disait-il pas clairement, mais les intéressés l’entendaient. De ce fait, lorsque Sadate prenait une décision, les Arabes ne se l’appropriaient pas. Et s’il demeurait légitime en tant que président égyptien, il n’était plus perçu – ni ne cherchait à se présenter – comme le chef naturel de la nation arabe.
A la fin de sa vie, beaucoup d’Arabes le ran geaient même résolument parmi les ennemis et les traîtres. Non seulement l’opinion nationaliste et islamiste, qui était outrée de sa réconciliation avec l’Etat hébreu, mais également une bonne partie des dirigeants modérés et pro-occidentaux, qui lui reprochaient d’avoir rendu toute paix régionale impossible en retirant du conflit le principal voisin arabe d’Israël. Leur raisonnement était le suivant : le rapport des forces au Proche-Orient est déjà défavorable aux Arabes ; si, de plus, l’Egypte se désengage du conflit, le déséquilibre sera tel qu’Israël ne voudra plus rien céder ; non seulement les Arabes ne pourront plus faire la guerre, mais ils ne pourront même plus obtenir une paix honorable ; en choisissant la voie d’une paix séparée, Sadate a rendue impossible une paix régionale véritable, et installé la région dans l’instabilité permanente.
Il faudra aux historiens plusieurs décennies encore avant de pouvoir déterminer avec certitude si l’initiative audacieuse du successeur de Nasser lorsqu’il se rendit à Jérusalem, serra la main de Menahem Begin et de Moshé Dayan, et prit la parole à la tribune de la Knesset, aura marqué le commencement d’une marche mouvementée vers une paix réelle entre Israéliens et Arabes, ou bien l’enterrement de tout espoir de paix.


Délaissé par Sadate, l’héritage panarabe de Nasser fut convoité par bien d’autres, notamment ceux à qui la nouvelle fortune pétrolière semblait donner les moyens d’une grande ambition. Tel le dirigeant libyen Muammar Kadhafi, qui échafauda d’innombrables projets d’union, avant de se lasser des querelles arabes et de se tourner résolument vers l’Afrique. Et tel le militant baassiste Saddam Hussein, qui put se hisser à la tête d’un pays ayant à la fois une population importante, de grandes richesses naturelles, et aussi une envergure historique comparable à celle de l’Egypte, puisqu’il fut à la fois le berceau de plusieurs civilisations antiques – celles de Sumer, d’Akkad, d’Assur, comme de Babel – et le siège du plus prestigieux des empires arabes, celui des Abbassides. Il caressa lui aussi l’ambition de supplanter Nasser. Sans succès, et avec le dénouement désastreux que l’on sait.
Ces candidats à la succession du leader panarabe avaient tous deux accédé au pouvoir au lendemain de la débâcle de 1967 ; l’un, l’« officier libre » libyen, se présentant comme le fils spirituel de l’« officier libre » égyptien, et promettant de l’aider à réparer l’affront ; l’autre, l’activiste irakien, raillant le raïs et les déboires de son armée, et se promettant de l’éclipser par ses propres exploits militaires.
Jamais, cependant, Saddam ne sera perçu par les Arabes comme un nouveau Nasser, jamais il ne bénéficiera d’une véritable adhésion populaire, ni dans son pays, ni dans le reste de la région ; et même si beaucoup se rangèrent à ses côtés lorsqu’il fut en guerre par deux fois contre l’Amérique, ce n’était pas parce qu’ils avaient confiance en l’homme, mais parce qu’ils n’avaient pas envie d’assister à une nouvelle défaite arabe, parce qu’ils n’avaient pas envie d’éprouver une fois encore la honte, l’humiliation, la destruction, et les sarcasmes de la terre entière.
Bien entendu, aucun miracle ne s’est produit, ceux qui devaient gagner ont gagné, ceux qui devaient perdre ont perdu, un pays majeur s’est désintégré, et les Arabes se sont enfoncés un peu plus dans le désespoir et dans l’amertume.


Les deux défaites de Saddam Hussein eurent pour conséquence de sceller le sort de l’idéologie politique qui avait dominé la scène moyen-orientale depuis près d’un siècle, celle du nationalisme panarabe.
Il est vrai que, depuis un moment déjà, cette doctrine avait du plomb dans l’aile. Nasser l’avait portée au sommet, et la défaite de l’homme ne pouvait que déconsidérer l’idée. Sadate ne fut pas le seul responsable à décréter que, désormais, les intérêts de son propre pays passeraient avant ceux des Arabes. Les dirigeants qui le critiquaient n’agissaient pas différemment. Ni les Irakiens, ni les Palestiniens, ni les Syriens, ni les Jordaniens, ni qui que ce soit d’autre. Chacun avait à cœur les intérêts de son pays, quand ce n’était pas ceux de son régime, de son clan, ou tout simplement de sa personne. D’ailleurs, toutes les expériences unitaires avaient échoué, il ne restait plus de l’idée panarabe que des formules rituelles dont se servaient quel ques politiciens, auxquelles croyaient quelques irréductibles, mais qui n’influençaient plus beaucoup les comportements réels.
Pendant un temps, après la défaite de 1967, on avait cherché le salut dans le marxisme. C’était le temps du Che Guevara, de la guerre du Vietnam et du maoïsme d’exportation. Les Arabes comparaient, et se flagellaient. Une histoire qui circulait, au lendemain de la débâcle de 1967, était celle de ce haut responsable égyptien qui, furieux de ce qui venait d’arriver, aurait explosé en présence de l’ambassadeur soviétique : « Tout cet armement que vous nous avez vendu ne vaut rien ! » Le diplomate aurait simplement répondu : « Nous avons fourni le même aux Vietnamiens. »
Vraie ou fausse, la boutade posait bien le problème. Comment expliquer qu’avec des armes similaires, un peuple soit parvenu à tenir tête à la plus puissante armée du monde, pendant qu’un autre se laissait battre par un petit voisin ? Pour certains, la réponse sautait aux yeux : il fallait se défaire du nationalisme traditionnel, « bourgeois » ou « petit-bourgeois », et adopter une idéologie révolutionnaire « cohérente », celle des peuples qui gagnent. Le Mouvement des nationalistes arabes, dirigé par le docteur Habache, adopta officiellement le marxisme-léninisme et la lutte armée, et se fit appeler le « Front populaire pour la libération de la Palestine », un nom où ne figurait plus ni l’adjectif « arabe » ni une référence explicite au nationalisme ; une branche yéménite du même mouvement put se hisser au pouvoir en 1969 et proclamer une « démocratie populaire ». Un peu partout dans le monde arabe, du Golfe jusqu’au Maroc, des intellectuels et des organisations politiques « léninisaient » leurs credos, leurs alliances, ou parfois simplement leur vocabulaire. Les uns le faisaient par opportunisme, et d’autres par conviction sincère, parce qu’ils voyaient là une réponse à la défaite arabe, et un progrès de la pensée, hors du conformisme social, hors du nationalisme étroit. Et une option sur l’avenir – du moins tel qu’on l’imaginait en ces années-là. Car cet engouement pour le marxisme-léninisme n’allait être qu’une brève étape transitoire entre l’ère des nationalistes et l’ère des islamistes ; une parenthèse historique qui allait laisser, en se refermant, un arrière-goût d’amertume, et qui aura contribué à accroître, chez de nombreux peuples, ce sentiment de découragement, de rage et d’impuissance.


Si le communisme avait été simplement vaincu par les forces qu’il combattait, il se serait sans doute perpétué de façon souterraine pour se propager ensuite sous tous les cieux comme un puissant messianisme laïque. Bien entendu, ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Avant d’être terrassé par ses « ennemis de classe », il s’était déjà abondamment déconsidéré. Son approche des arts était devenue castratrice, sa conception de la liberté de pensée s’apparentait à celle de l’Inquisition, et sa pratique du pouvoir rappelait parfois celle de ces sultans ottomans qui, à leur avènement, massacraient soigneusement leurs frères et leurs neveux de peur qu’ils ne songent à leur disputer le trône.
Les exemples que j’ai à l’esprit ne sont pas seulement ceux des purges staliniennes. J’ai des souvenirs bien plus proches, en provenance des deux seuls pays musulmans à avoir été gouvernés par des mouvements explicitement marxistes-léninistes, à savoir le Sud-Yémen de 1969 à 1990, et l’Afghanistan de 1978 à 1992. Dans les deux cas, on vit des règlements de comptes à la mitraillette entre factions rivales en pleine réunion du bureau politique. Une coïncidence ? Des événements comparables s’étaient produits dans les années trente, les années quarante, les années cinquante, les années soixante, tant à Moscou, qu’à Prague, à Belgrade, à Tirana, à Pékin lors de la Révolution culturelle, et plus tard à Addis-Abeba du temps où régnait le Derg, sans même parler de l’épisode khmer rouge. Une coïncidence ? Non, un mode de fonctionnement, une routine, des mœurs.
J’en parle avec tristesse, parce que en ces mouvements s’étaient fourvoyés des êtres de valeur, qui voulaient sincèrement moderniser leurs sociétés, qui prônaient la généralisation du savoir, la scolarisation des filles, l’égalité des chances, la libération des esprits, l’affaiblissement du tribalisme et l’abolition des privilèges féodaux. Sur les ruines de leurs espérances trahies allaient pousser, à Kaboul et ailleurs, de tout autres plantes.