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Au cours des mois qui ont précédé l’invasion de l’Irak, le secrétaire d’Etat Colin Powell s’était souvent retrouvé dans la situation la plus inconfortable de toutes, celle de devoir convaincre le monde entier que cette guerre devait absolument être menée, tout en s’échinant en privé à convaincre son président qu’il ne fallait surtout pas y aller.
Lors d’un tête-à-tête à la Maison-Blanche, le 13 janvier 2003, il lui aurait dit, en guise d’avertissement : « You break it, you own it. » Un précepte que certains magasins appliquaient autrefois, et selon lequel un client qui brisait un objet devait le payer comme s’il l’avait acheté. « Vous le cassez, il est à vous. » Ce que Powell avait explicité au président Bush en ces termes : « Vous allez être l’heureux détenteur de vingt-cinq millions de personnes. Vous serez détenteur de tous leurs espoirs, de toutes leurs aspirations, et de tous leurs problèmes. Tout cela sera à vous ! »
L’avertissement de Colin Powell n’était pas seu lement judicieux pour ceux qui s’apprêtaient à briser l’Irak. En une phrase-choc, ce fils d’immigrés jamaïcains devenu le chef des armées américaines, puis le chef de la diplomatie, avait défini la responsabilité historique des vainqueurs, et mis le doigt sur le dilemme séculaire des puissances occidentales : dès lors qu’elles avaient établi leur hégémonie sur l’ensemble de la planète, démolissant les structures politiques, sociales et culturelles qui prévalaient, elles étaient moralement détentrices de l’avenir des peuples conquis, et elles auraient dû réfléchir sérieusement à la manière dont elles devaient se comporter avec eux ; si elles devaient les accueillir peu à peu en leur sein, comme des enfants adoptifs, en leur appliquant les mêmes lois que celles de la métropole, ou bien seulement les dompter, les soumettre, les écraser.
L’enfant sait faire la différence entre une mère adoptive et une marâtre. Les peuples savent faire la différence entre libérateurs et occupants.


Contrairement à l’idée reçue, la faute séculaire des puissances européennes n’est pas d’avoir voulu imposer leurs valeurs au reste du monde, mais très exactement l’inverse : d’avoir constamment renoncé à respecter leurs propres valeurs dans leurs rapports avec les peuples dominés. Tant qu’on n’aura pas levé cette équivoque, on courra le risque de retomber dans les mêmes travers.
La première de ces valeurs, c’est l’universalité, à savoir que l’humanité est une. Diverse, mais une. De ce fait, c’est une faute impardonnable que de transiger sur les principes fondamentaux sous l’éternel prétexte que les autres ne seraient pas prêts à les adopter. Il n’y a pas des droits de l’homme pour l’Europe, et d’autres droits de l’homme pour l’Afrique, l’Asie, ou pour le monde musulman. Aucun peuple sur terre n’est fait pour l’esclavage, pour la tyrannie, pour l’arbitraire, pour l’ignorance, pour l’obscurantisme, ni pour l’asservissement des femmes. Chaque fois que l’on néglige cette vérité de base, on trahit l’humanité, et on se trahit soi-même.


Je me trouvais à Prague en décembre 1989, lorsque les manifestations contre Ceausescu commencèrent à Bucarest. Il y eut aussitôt dans la capitale tchèque, récemment libérée par la « révolution de velours », un mouvement spontané de solidarité avec le peuple roumain. Sur un panneau, près de la cathédrale, une main avait écrit, en anglais : « Ceausescu, tu n’as pas ta place en Europe ! » La colère de l’auteur anonyme était légitime, mais sa formulation m’avait choqué ; j’avais envie de lui demander en quel continent un dictateur aurait sa place.
Ce que cette personne avait naïvement exprimé est une attitude fort répandue, hélas. Un dictateur qui ne serait pas tolérable en Europe devient fréquentable dès lors qu’il exerce son art de l’autre côté de la Méditerranée. Est-ce là une marque de respect pour les autres ? Respect pour les dictateurs, sans doute ; et mépris, de ce fait, pour les peuples qui les subissent, comme pour les valeurs que les démocraties sont censées prôner.
Mais n’est-ce pas là la seule attitude réaliste ? rétorqueront certains. Je ne le crois pas. Cette mauvaise action n’est même pas une bonne affaire. Pour l’Occident, compromettre sa crédibilité morale, c’est compromettre sa place dans le monde, c’est compromettre à terme sa sécurité, sa stabilité et sa prospérité. Hier on croyait pouvoir le faire impunément ; aujourd’hui on sait que tout cela se paie, même les factures les plus anciennes. Le délai de prescription est une invention de juriste ; dans la mémoire des peuples, la prescription n’existe pas. Ou, pour être plus précis : les peuples qui s’en sortent – ceux qui parviennent à échapper à la pauvreté, à l’abaissement, à la marginalisation – finissent par pardonner, sans toutefois se départir entièrement de leurs appréhensions ; ceux qui ne s’en sortent pas ressassent à l’infini.


Ce qui me conduit à poser une nouvelle fois la question cruciale : Est-ce que les puissances occidentales ont réellement essayé d’implanter leurs valeurs dans leurs anciennes possessions ? Malheureusement pas. Que ce soit en Inde, en Algérie, ou ailleurs, jamais elles n’ont accepté que leurs administrés « indigènes » prônent la liberté, l’égalité, la démocratie, l’esprit d’entreprise, ou l’état de droit ; et elles les ont même constamment réprimés lorsqu’ils les revendiquaient.
Si bien que les élites des pays colonisés n’ont eu d’autre choix que de s’emparer elles-mêmes de ces valeurs, contre la volonté du colonisateur, et de les retourner contre lui.


Une lecture détaillée et sereine de l’ère coloniale montre qu’il y a constamment eu, parmi les Européens, des êtres exceptionnels – des administrateurs, des militaires, des missionnaires, des intellectuels, quelques explorateurs tel Savorgnan de Brazza – dont le comportement fut généreux, équitable, parfois même héroïque, et certainement conforme aux préceptes de leur foi comme aux idéaux de leur civilisation. Les colonisés en gardent parfois le souvenir ; c’est sans doute ce qui explique que les Congolais n’aient pas débaptisé Brazzaville.
Mais ce fut là l’exception. En règle générale, la politique des puissances était surtout dictée par des compagnies rapaces, par des colons jaloux de leurs privilèges, et que rien n’effrayait autant que l’avancement des « indigènes ». Quand, de temps à autre, un administrateur venu de métropole prônait une autre politique, on cherchait à l’influencer, à le soudoyer, à l’intimider ; s’il se montrait obstiné, on s’arrangeait pour le faire révoquer ; il est même arrivé qu’un fonctionnaire jugé idéaliste soit mystérieusement assassiné. Ce fut très probablement le cas pour Brazza…


Souvent l’on entend dire que, dans les pays du Sud, l’Occident s’est aliéné « même » les élites les plus modernistes. Une formulation si incomplète qu’elle en devient trompeuse. Il faudrait plutôt dire, me semble-t-il, que l’Occident s’est « surtout » aliéné les élites modernistes, tandis qu’avec les forces rétrogrades, il a constamment trouvé des accommodements, des terrains d’entente, des convergences d’intérêts.
Son drame, aujourd’hui comme hier, et depuis des siècles, c’est qu’il a constamment été partagé entre son désir de civiliser le monde, et sa volonté de le dominer – deux exigences inconciliables. Partout il a énoncé les principes les plus nobles, mais il s’est soigneusement abstenu de les appliquer dans les territoires conquis.
Ce n’était pas là une banale inadéquation entre les principes politiques et leur mise en application sur le terrain, c’était un abandon systématique des idéaux proclamés, ce qui a eu pour résultat de susciter une méfiance tenace chez les élites asiatiques, africaines, arabes ou latino-américaines, et même très précisément chez les éléments qui croyaient le plus aux valeurs de l’Occident, qui avaient adopté les principes d’égalité devant la loi, et de liberté de parole ou d’association. Ce sont ces élites modernistes qui formulaient les revendications les plus audacieuses, se retrouvant immanquablement en proie à la déception et au ressentiment, tandis que les éléments traditionalistes s’accommodaient plus facilement de l’autoritarisme colonial.
Ce rendez-vous manqué se révèle aujourd’hui des plus coûteux. Coûteux pour l’Occident, parce qu’il se trouve privé de ses relais naturels vers les pays du Sud ; coûteux pour les peuples d’Orient, parce qu’ils se trouvent privés de leurs franges modernisatrices, qui auraient pu bâtir des sociétés de liberté et de démocratie ; et coûteux plus que tout pour ces franges elles-mêmes, pour ces peuples frontaliers, pour ces nations hybrides, pour tous ceux qui, dans les pays du Sud, portaient les stigmates de l’Occident, et aussi pour ceux qui, émigrés vers le Nord, portent les stigmates du Sud. Ceux-là mêmes qui, en des temps meilleurs, auraient pu jouer à merveille leur rôle de passeurs, et qui sont à présent les premières victimes.