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La responsabilité de l’échec de Nasser est très
largement partagée. Sans doute a-t-il été violemment combattu par
les puissances occidentales, par Israël, par les monarchies
pétrolières, par les Frères musulmans, par les milieux libéraux, et
aussi, à certains moments, par les communistes arabes ; mais
aucun de ces adversaires n’a autant contribué à la déconfiture du
nassérisme que Nasser lui-même.
L’homme n’était pas un démocrate, et c’est là un
pâle euphémisme. Il avait instauré un régime de parti unique, avec
des plébiscites à 99 % , une police secrète omniprésente,
des camps d’internement où se côtoyaient des islamistes, des
marxistes, des détenus de droit commun, et de malheureux citadins
qui n’avaient pas su tenir leur langue. Son nationalisme était
fortement teinté de xénophobie, ce qui a précipité la fin d’une
cohabitation séculaire et féconde entre d’innombrables communautés
méditerranéennes – des Italiens, des Grecs, des Maltais, des Juifs,
des Chrétiens syro-libanais – notamment à Alexandrie. Sa conduite
de l’économie était un modèle d’absurdité et d’incurie ; l’une
de ses pratiques courantes était de nommer, à la tête des
entreprises nationalisées, des militaires qu’il voulait
récompenser, ou gentiment écarter, ce qui n’était pas la meilleure
façon d’assurer une gestion efficace. Quant à l’armée elle-même,
que Nasser avait bâtie à grands frais avec l’aide des Soviétiques,
et qui paraissait redoutable, elle allait s’effondrer en quelques
heures le 5 juin 1967 face aux Israéliens ; le président
égyptien venait de tomber dans un piège que ses ennemis lui avaient
tendu, et qu’il n’avait pas su éviter.
Je crois avoir énuméré la plupart des reproches
que l’on pourrait lui faire, mais il est important d’ajouter que
Nasser n’était pas que cela. Son ascension fut probablement
l’événement le plus marquant dans l’histoire des Arabes depuis des
siècles. Que de dirigeants ont commis des folies dans l’espoir
d’occuper un jour, dans le cœur des Arabes, la place qu’il
occupa ! On ne peut comprendre les équipées mégalomaniaques
d’un Saddam Hussein si l’on ne garde pas à l’esprit que ses
références à Nabuchodonosor ou à Saladin n’ont jamais été qu’une
imagerie pompeuse et vaine, et que sa seule véritable ambition
était de devenir un nouveau Nasser. Bien d’autres que lui en ont
rêvé ; certains en rêvent encore, même si les temps ont
changé, même si l’arabisme, le tiers-mondisme et le socialisme ne
font plus recette.
Au début des années 1950, le Monde arabe
commençait tout juste à sortir de l’ère coloniale ; le Maghreb
était encore sous autorité française, les émirats du Golfe
dépendaient de la couronne britannique, et si quelques pays avaient
obtenu leur indépendance, celle-ci était purement nominale pour
plusieurs d’entre eux ; c’était notamment le cas de l’Egypte,
où les Anglais faisaient et défaisaient les gouvernements, sans
trop d’égards pour le roi Farouk, dont le prestige ne cessait de se
flétrir aux yeux de la population. Le monarque irritait par son
style de vie, par la corruption de son entourage, par sa
complaisance supposée à l’égard des Anglais, et aussi, depuis 1948,
à cause de la défaite humiliante de son armée face à Israël.
Les « Officiers libres » qui
s’emparèrent du pouvoir au Caire en juillet 1952
promettaient de réparer tous ces affronts à la fois : mettre
fin à l’ancien régime, parachever l’indépendance en se dégageant de
l’influence anglaise, et reprendre la Palestine aux Juifs. Des
objectifs qui correspondaient alors aux aspirations des foules
égyptiennes, et aussi à celles de tous les peuples arabes.
L’Egypte étant, pour ces derniers, selon le
vocabulaire de l’époque, « la grande sœur », on observa
son expérience de très près.
Le coup d’Etat s’opéra dans la douceur, et avec
même une certaine magnanimité. Le roi déchu fut accompagné jusqu’à
son yacht avec les honneurs militaires, et autorisé même à
emporter, dit-on, sa précieuse collection de cannes ouvragées. Il
allait passer le reste de sa vie entre la Côte d’Azur, la Suisse et
l’Italie, loin de toute activité politique. Pendant un an, la
monarchie ne fut même pas abolie, puisqu’on garda nominalement à la
tête du pays le prince héritier, âgé de quelques mois.
Aucun dignitaire de l’ancien régime ne fut tué,
ni durablement emprisonné. On s’en prit à leurs propriétés, à leurs
titres, à leurs privilèges, mais leurs personnes furent épargnées.
Et si quelques-uns préférèrent s’exiler, la plupart demeurèrent
chez eux, et ne furent guère inquiétés. La célèbre Oum Kalsoum,
coupable d’avoir chanté les louanges du monarque déchu, fut privée
d’antenne au lendemain du coup d’Etat par des militaires
zélés ; elle s’en plaignit à un ami journaliste, qui en parla
aussitôt à Nasser, et l’interdit fut levé sur-le-champ ; elle
n’allait pas tarder à devenir la chanteuse emblématique du nouveau
régime.
Ce côté bon enfant de la révolution égyptienne
autorise à la comparer favorablement à tant d’autres événements du
même ordre survenus tout au long de l’Histoire, et qui
s’accompagnèrent d’un bain de sang – que l’on songe à l’Angleterre
de Cromwell, à la France de Robespierre, à la Russie de Lénine, ou,
plus près dans l’espace et le temps, au renversement des monarchies
irakienne, éthiopienne et iranienne.
Cette appréciation mérite toutefois d’être
nuancée. Si Nasser n’était pas un tyran sanguinaire, ce n’était pas
non plus un adepte de la non-violence ; sans doute les pachas
de l’ancien régime sont-ils tous morts dans leurs lits, mais
d’autres adversaires politiques, de gauche comme de droite, estimés
dangereux pour le pouvoir, furent pendus, fusillés ou assassinés,
et bien d’autres encore moururent sous la torture. De plus, le
nationalisme nassérien a constamment manifesté, dans son discours
comme dans ses décisions effectives, une hostilité systématique
envers tout ce qui était « allogène » par rapport à la
société égyptienne.
Mon propos ici n’est pas de porter un jugement
éthique, même si j’en ai un et qu’il me paraît légitime de le
formuler. Je songe surtout à l’exemple que Nasser aurait pu donner
à ceux qui le suivaient. Il était, pour le monde arabe, pour
l’ensemble du monde musulman, ainsi que pour l’Afrique, un modèle.
Tout ce qu’il disait ou faisait avait, de ce fait, une valeur
pédagogique pour des centaines de millions de personnes de tous
pays et de toutes conditions. Peu de dirigeants parviennent à un
tel sommet, et seuls les meilleurs d’entre eux ont conscience de la
lourde responsabilité qui s’attache à ce privilège, surtout
lorsqu’il s’agit de tracer la route pour une nation naissante ou
renaissante.
Un cas éloquent à notre époque est celui de
Nelson Mandela. Porté par une puissante vague, auréolé du prestige
que lui ont conféré ses longues années de détention, il était dans
la position du chef d’orchestre. Les yeux de ses compatriotes
étaient rivés sur lui, sur ses expressions, sur ses gestes. S’il
avait laissé parler son amertume, réglé ses comptes avec ses
geôliers, châtié tous ceux qui avait soutenu ou toléré l’apartheid,
nul n’aurait pu le lui reprocher. S’il avait voulu demeurer à la
présidence de la République jusqu’à son dernier souffle, et
gouverner en autocrate, nul n’aurait pu l’en empêcher. Mais il a
pris soin de donner, très explicitement, de tout autres signes. Il
ne s’est pas contenté de pardonner à ceux qui l’avaient persécuté,
il a tenu à rendre visite à la veuve de l’ancien Premier ministre
Verwoerd, l’un des artisans de la ségrégation, pour lui dire que le
passé était désormais le passé, et qu’elle aussi avait sa place
dans la nouvelle Afrique du Sud. Le message était clair : moi,
Mandela, qui ai souffert les tourments que l’on sait sous le régime
raciste, moi qui ai fait plus que tout autre pour mettre fin à
cette abomination, j’ai tenu à aller, tout président que je suis,
m’asseoir sous le toit de l’homme qui m’avait jeté en prison, et
prendre le thé avec sa veuve. Que nul désormais, parmi les miens,
ne se sente autorisé à faire de la surenchère militante, ou du zèle
revanchard !
Les symboles sont puissants, et lorsqu’ils
proviennent d’une personne si éminente, si écoutée, si admirée, ils
peuvent parfois infléchir le cours de l’Histoire.
Nasser s’était trouvé, pendant quelques années,
dans une telle position. S’il l’avait voulu, si sa culture
politique et son tempérament l’avaient incliné dans ce sens, il
aurait pu faire évoluer l’Egypte et l’ensemble de sa région vers
plus de démocratie, vers un plus grand respect des libertés
individuelles, et sans doute aussi vers la paix et le
développement.
On oublie aisément aujourd’hui que, dans les
premières décennies du xxe siècle, d’importants pays arabes ou
musulmans connaissaient une vie parlementaire animée, une presse
libre, et des élections relativement honnêtes pour lesquelles les
peuples se passionnaient. C’était non seulement le cas de la
Turquie ou du Liban, mais aussi de l’Egypte, de la Syrie, de l’Irak
comme de l’Iran, et il n’était pas inéluctable qu’ils basculent
tous vers des régimes tyranniques ou autoritaires.
En arrivant au pouvoir dans un pays où régnait
une vie démocratique très imparfaite, Nasser aurait pu réformer le
système, en l’ouvrant à d’autres strates de la société, en
établissant un véritable état de droit, en mettant fin à la
corruption, au népotisme, et aux ingérences étrangères. La
population, toutes classes et toutes opinions confondues, l’aurait
probablement suivi dans cette voie. Il préféra abolir le système
tout entier et instaurer un régime de parti unique sous prétexte
qu’il fallait rassembler la nation autour des objectifs de la
révolution, et que toute division, toute dissension, ouvrirait une
brèche dont les ennemis profiteraient.
Bien entendu, on ne refait pas l’Histoire.
Parvenu au pouvoir par un coup de main audacieux, le jeune colonel
égyptien – patriote dévoué, intègre, doté d’intelligence et de
charisme, mais sans grande culture historique ou morale – a suivi
ses penchants, qui correspondaient à l’air du temps. Au début des
années cinquante, la sagesse conventionnelle l’incitait fortement à
agir comme il l’a fait. Son pays vivait depuis plusieurs
générations dans la hantise des intrigues anglaises, et Nasser
était persuadé, à juste titre, qu’il devait se montrer extrêmement
vigilant et ferme, faute de quoi les Britanniques ne tarderaient
pas à rattraper, par quelque manigance, la proie qui venait de leur
échapper.
Le spectacle du monde au lendemain du coup
d’Etat de juillet 1952 ne pouvait que conforter l’homme dans
ces impressions. Tous les regards étaient alors braqués sur l’Iran,
où le Premier ministre Mossadegh, un juriste formé en Suisse, aussi
patriote que Nasser mais partisan d’une démocratie pluraliste,
était aux prises avec la Compagnie pétrolière anglo-iranienne.
Celle-ci ne payait alors à l’Etat que des sommes infimes, qu’elle
calculait elle-même selon son bon vouloir. Mossadegh réclamait pour
son pays la moitié des recettes. Lorsqu’il se heurta à une fin de
non-recevoir, il fit voter par le parlement la nationalisation de
la compagnie. La riposte britannique fut redoutablement efficace.
On imposa un embargo mondial sur le pétrole iranien, que plus
personne n’osa acheter ; en très peu de temps, le pays fut
privé de toute ressource, et son économie s’en trouva asphyxiée.
Pendant toute la première année de la révolution égyptienne, on
allait assister à la mise à genoux du malheureux Mossadegh, qui
finira par tomber en août 1953. Le shah, qui était brièvement
parti en exil volontaire, revint alors en force, pour vingt-cinq
ans.
C’est au cours de cet été-là que les Officiers
libres égyptiens décidèrent de déposer le tout jeune roi, de
renoncer à toute velléité d’établir une monarchie
constitutionnelle, et d’instaurer plutôt une république
autoritaire.
Quand on passe en revue tous les éléments qui
ont pu influencer une décision, ou déclencher un conflit, on ne
peut jamais tracer une ligne droite reliant l’effet à une cause.
Pour comprendre les choix de Nasser, qui ont déterminé
l’orientation de la révolution égyptienne et aussi, dans une large
mesure, la marche du nationalisme arabe vers les sommets puis vers
les précipices, bien des données entrent en jeu. Outre le facteur
personnel, qui n’est évidemment pas secondaire, on peut prendre en
compte divers développements survenus en ces années-là, les uns
directement liés à la poursuite de la Guerre froide, les autres en
rapport avec l’éclatement des vieux empires coloniaux européens et
l’émergence d’un tiers-mondisme nationaliste, généralement
antioccidental et tenté par le modèle soviétique du parti unique et
du dirigisme économique.
En théorie, Nasser aurait pu décider de suivre
une autre voie. Dans les faits, compte tenu des mentalités du
moment et des rapports de forces, la chose eût été difficile, et
hasardeuse.