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A la chute du mur de Berlin, un vent d’espoir
avait soufflé sur le monde. La fin de la confrontation entre
l’Occident et l’Union soviétique avait levé la menace d’un
cataclysme nucléaire qui était suspendue au-dessus de nos têtes
depuis une quarantaine d’années ; la démocratie allait
désormais se répandre de proche en proche, croyions-nous, jusqu’à
couvrir l’ensemble de la planète ; les barrières entre les
diverses contrées du globe allaient s’ouvrir, et la circulation des
hommes, des marchandises, des images et des idées allait se
développer sans entraves, inaugurant une ère de progrès et de
prospérité. Sur chacun de ces fronts, il y eut, au début, quelques
avancées remarquables. Mais plus on avançait, plus on était
déboussolé.
Un exemple emblématique, à cet égard, est celui
de l’Union européenne. Pour elle, la désintégration du bloc
soviétique fut un triomphe. Entre les deux voies que l’on proposait
aux peuples du continent, l’une s’était révélée bouchée, tandis que
l’autre s’ouvrait jusqu’à l’horizon. Les anciens pays de l’Est sont
tous venus frapper à la porte de l’Union ; ceux qui n’y ont
pas été accueillis en rêvent encore.
Cependant, au moment même où elle triomphait, et
alors que tant de peuples s’avançaient vers elle, fascinés,
éblouis, comme si elle était le paradis sur terre, l’Europe a perdu
ses repères. Qui devrait-elle rassembler encore, et dans quel
but ? Qui devrait-elle exclure, et pour quelle raison ?
Aujourd’hui plus que par le passé, elle s’interroge sur son
identité, ses frontières, ses institutions futures, sa place dans
le monde, sans être sûre des réponses.
Si elle sait parfaitement d’où elle vient,
quelles tragédies ont convaincu ses peuples de la nécessité de
s’unir, elle ne sait plus très bien quelle direction prendre.
Devrait-elle s’ériger en une fédération comparable à celle des
Etats-Unis d’Amérique, animée d’un « patriotisme
continental » qui transcenderait et absorberait celui des
nations qui la composent, et dotée d’un statut de puissance
mondiale non seulement économique et diplomatique, mais également
politique et militaire ? Serait-elle prête à assumer un tel
rôle, ainsi que les responsabilités et les sacrifices qui vont
avec ? Devrait-elle se contenter plutôt d’un partenariat
souple entre des nations jalouses de leur souveraineté, et
demeurer, au plan global, une force d’appoint ?
Tant que le continent était divisé en deux camps
ennemis, ces dilemmes n’étaient pas à l’ordre du jour. Depuis, ils
se posent de manière obsédante. Non, bien sûr, on ne retournera pas
à l’époque des grandes guerres, ni à celle du « rideau de
fer ». Mais on aurait tort de croire qu’il s’agit d’une
querelle entre politiciens, ou entre politologues. C’est le destin
même du continent qui est en cause.
Je reviendrai plus longuement sur cette
question, à mes yeux essentielle, et pas seulement pour les peuples
d’Europe. Ici, j’ai surtout voulu l’évoquer à titre d’illustration,
parce qu’elle est symptomatique de cet état d’égarement, de
désorientement, de dérèglement, qui affecte l’humanité dans son
ensemble, et dans chacune de ses composantes.
A vrai dire, lorsque je promène mon regard sur
les diverses régions du globe, c’est encore pour l’Europe que je
m’inquiète le moins. Parce qu’elle mesure, me semble-t-il, mieux
que d’autres, l’ampleur des défis auxquels l’humanité doit faire
face ; parce qu’elle a les hommes et les instances qu’il faut
pour en débattre utilement, afin d’élaborer des solutions ;
parce qu’elle est porteuse d’un projet rassembleur et d’une forte
préoccupation éthique – même si elle donne parfois l’impression de
les assumer avec nonchalance.
Ailleurs, il n’y a, hélas, rien de comparable.
Le monde arabo-musulman s’enfonce encore et encore dans un
« puits » historique d’où il semble incapable de
remonter ; il éprouve de la rancœur contre la terre entière –
les Occidentaux, les Russes, les Chinois, les hindouistes, les
juifs, etc. –, et avant tout contre lui-même. Les pays d’Afrique, à
de rares exceptions près, sont en proie aux guerres intestines, aux
épidémies, aux trafics sordides, à la corruption généralisée, à la
déliquescence des institutions, à la désintégration du tissu
social, au chômage massif, à la désespérance. La Russie peine à se
remettre des soixante-dix ans de communisme et de la manière
chaotique dont elle en est sortie ; ses dirigeants rêvent de
reconquérir leur puissance, tandis que sa population demeure
désabusée. Quant aux Etats-Unis, après avoir terrassé leur
principal adversaire global, ils se retrouvent embarqués dans une
entreprise titanesque qui les épuise et les égare : dompter
seuls, ou presque seuls, une planète indomptable.
Même la Chine, qui connaît pourtant une
ascension spectaculaire, a des raisons de s’inquiéter ; car
si, en ce début de siècle, sa route paraît tracée – poursuivre sans
relâche son développement économique tout en veillant à préserver
sa cohésion sociale et nationale –, son rôle futur de grande
puissance politique et militaire est pavé d’incertitudes graves,
tant pour elle-même que pour ses voisins, et aussi pour le reste du
monde. Le géant asiatique tient encore à la main une boussole à peu
près fiable, mais il s’approche très vite d’une zone où son
instrument ne lui servira plus.
D’une manière ou d’une autre, tous les peuples
de la Terre sont dans la tourmente. Riches ou pauvres, arrogants ou
soumis, occupants, occupés, ils sont – nous sommes – embarqués sur
le même radeau fragile, en train de sombrer ensemble. Ce pendant
nous continuons à nous invectiver et à nous quereller sans nous
soucier de la mer qui monte.
Nous serions même capables d’applaudir la vague
dévastatrice si, en montant vers nous, elle engloutissait nos
ennemis d’abord.