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Si l’Occident n’a pas pu profiter pleinement de
sa victoire sur le communisme, c’est aussi parce qu’il n’a pas su
étendre sa prospérité au-delà de ses frontières culturelles.
A titre d’exemple, les effets quasiment
miraculeux de la construction européenne, qui ont permis de relever
en peu de temps l’Irlande, l’Espagne, le Portugal ou la Grèce,
avant de s’étendre à grands pas vers l’Europe centrale et
orientale, n’ont jamais réussi à traverser le mince détroit de
Gibraltar pour passer de l’autre côté de la Méditerranée, où se
dresse à présent un haut mur qui, pour être invisible, n’en est pas
moins réel, cruel et dangereux, comme celui qui divisait naguère
l’Europe.
Sans doute la crise millénaire du monde musulman
en est-elle pour partie responsable ; c’est même là,
probablement, le facteur le plus déterminant. Mais il n’est
certainement pas le seul. Car si l’on tourne son regard vers le
Nouveau Monde, ce vaste territoire où l’islam n’a jamais pris
racine, on ob serve un phénomène similaire, à savoir l’incapacité
des Etats-Unis à étendre leur prospérité au sud du Rio Grande vers
le Mexique voisin ; au point qu’ils se sont sentis obligés de
bâtir leur propre mur protecteur, palpable celui-là, et qui leur
vaut méfiance et ressentiment de la part de toute l’Amérique
latine, laquelle est pourtant – faut-il le rappeler ? – aussi
chrétienne que l’Europe ou l’Amérique du Nord.
Ce qui me conduit à penser que les infirmités du
monde musulman, pour réelles et tragiques qu’elles soient,
n’expliquent pas tout. Le monde occidental a ses propres
aveuglements historiques, et ses propres manquements éthiques. Et
c’est souvent à travers ces manquements et ces aveuglements que les
peuples dominés l’ont connu au cours des derniers siècles.
Lorsqu’on parle des Etats-Unis au Chili ou au Nicaragua, de la
France en Algérie ou à Madagascar, de la Grande-Bretagne en Iran,
en Chine ou au Proche-Orient, des Pays-Bas en Indonésie, les
personnages qui viennent en premier à l’esprit ne sont ni Benjamin
Franklin, ni Condorcet, ni Hume, ni Erasme.
Il y a aujourd’hui, en Occident, un mouvement
d’impatience qui fait dire : Arrêtons de nous
culpabiliser ! Arrêtons de nous flageller ! Tous les
malheurs du monde ne sont pas la faute des colonisateurs ! Une
réaction compréhensible, qui rejoint d’ailleurs celle de nombreuses
personnes nées comme moi dans les pays du Sud et qui s’irritent
d’entendre leurs propres compatriotes blâmer, pour chaque malheur
qui les frappe, l’époque coloniale. Celle-ci a indéniablement
causé, notamment en Afrique, des traumatismes durables ; mais
l’ère des indépendances s’est parfois révélée plus calamiteuse
encore, et je n’ai, pour ma part, aucune complaisance envers les
nombreux dirigeants incompétents, corrompus ou tyranniques qui
brandissent à tout venant le prétexte commode du
colonialisme.
S’agissant du pays d’où je viens, le Liban, je
suis persuadé que la période du mandat français, de 1918 à 1943, et
aussi la dernière phase de la présence ottomane, de 1864 à 1914,
ont été bien moins néfastes que les divers régimes qui se sont
succédé depuis l’indépendance. Il est peut-être politiquement
incorrect de le consigner noir sur blanc, mais c’est ma lecture des
faits. La chose peut s’observer, d’ailleurs, pour plusieurs autres
nations ; par courtoisie, je me contenterai de mentionner la
mienne.
Mais si l’excuse du colonialisme pour justifier
l’échec des dirigeants du tiers-monde n’est plus recevable, la
question des rapports malsains entre l’Occident et ses anciennes
colonies reste cruciale, et elle ne peut être écartée d’une
boutade, d’un bougonnement irrité ou d’un haussement
d’épaules.
Je demeure persuadé, pour ma part, que la
civilisation occidentale a été, plus que toute autre, créatrice de
valeurs universelles ; mais elle s’est montrée incapable de
les transmettre convenablement. Un manquement dont l’humanité
entière paie aujourd’hui le prix.
L’explication commode, c’est que les autres
peuples n’étaient pas prêts à recevoir une telle
« greffe ». C’est là une idée inusable, qui se transmet
d’une génération à l’autre, d’un siècle à l’autre, et qu’on ne
discute plus tant elle semble être l’évidence même. Sa dernière
formulation en date concerne l’Irak. « L’erreur des
Américains, nous dit-on, c’est d’avoir voulu imposer la démocratie
à un peuple qui n’en voulait pas ! » La phrase tombe
comme une sentence sans appel, et tout le monde y trouve son
compte, les détracteurs de Washington autant que ses
défenseurs ; les uns moquent l’aberration d’une telle
entreprise, les autres louent sa naïve noblesse. Telle est la
sournoiserie de cette idée reçue, qui épouse toutes les
sensibilités et s’accommode de toutes les modes intellectuelles. A
ceux qui sont respectueux des autres peuples, elle paraît
respectueuse ; mais ceux qui sont méprisants ou même racistes
sont également confortés dans leurs préjugés.
Cette affirmation se présente comme une
évaluation réaliste ; mais, de mon point de vue, c’est tout
simplement une contrevérité. Ce qui s’est réellement passé en Irak,
c’est que les Etats-Unis n’ont pas su apporter la démocratie à un
peuple qui en rêvait.
Chaque fois que les Irakiens ont eu l’occasion
de voter, ils y sont allés par millions, au péril de leur vie.
Connaît-on une seule autre population au monde qui aurait accepté
de faire la queue devant les bureaux de vote en sachant avec
certitude qu’il y aurait des attentats suicides et des voitures
piégées ? Et c’est de cette population que l’on dit qu’elle ne
voulait pas de la démocratie ? On le dit, on le répète, dans
les journaux, dans les débats radiophoniques ou télévisés, et
personne ou presque ne prend le temps de regarder de plus
près.
L’autre moitié de l’affirmation, à savoir que
les Etats-Unis auraient voulu imposer la démocratie en Irak, me
paraît également contestable. On pourrait aligner diverses raisons
plus ou moins crédibles qui ont pu influencer la décision
américaine d’envahir ce pays en 2003 : la lutte contre le
terrorisme et contre les régimes soupçonnés de l’avoir aidé ;
la crainte de voir un « Etat voyou » développer des armes
de destruction massive ; le désir d’en finir avec un dirigeant
qui menaçait les monarchies du Golfe et qui inquiétait
Israël ; la volonté de contrôler les champs pétroliers, etc.
Certains ont même avancé des thèses à connotation psychanalytique,
comme le désir du président Bush de terminer un travail que son
père avait laissé inachevé. Mais de tous les observateurs sérieux,
de tous les nombreux témoins et chercheurs qui ont épluché les
comptes rendus des réunions où la décision de guerre a été prise,
et qui ont produit ces dernières années une abondante littérature,
aucun n’a jamais rapporté le moindre bout de phrase pouvant
suggérer que la motivation réelle de l’invasion ait pu être
d’instaurer la démocratie en Irak.
Il ne servirait à rien de faire un procès
d’intention, mais il faut bien constater que, dès les premières
semaines de l’occupation, les autorités américaines ont mis en
place un système de représentation politique basé sur
l’appartenance religieuse ou ethnique, ce qui a aussitôt provoqué
un déchaînement de violence sans aucun précédent dans l’histoire de
ce pays. Pour l’avoir observé de près au Liban et ailleurs, je puis
témoigner que le communautarisme ne favorise nullement
l’épanouissement de la démocratie – c’est même là un timide
euphémisme. Le communautarisme est une négation de l’idée même de
citoyenneté, et on ne peut bâtir un système politique civilisé sur
un tel fondement. Autant il est crucial de prendre en compte les
différentes composantes d’une nation, mais de manière subtile, et
souple, et implicite, afin que chaque citoyen se sente
représenté ; autant il est pernicieux, et même destructeur,
d’instaurer un système de quotas qui partage durablement la nation
en tribus rivales.
Que la grande démocratie américaine ait apporté
au peuple irakien ce cadeau empoisonné qu’est la consécration du
communautarisme est tout simplement une honte et une indignité. Si
on l’a fait par ignorance, c’est affligeant ; si on l’a fait
par un calcul cynique, c’est criminel.
Il est vrai qu’à la veille de l’invasion, et
tout au long du conflit, on a beaucoup parlé de liberté et de
démocratie. De tels propos sont rituels, depuis l’aube des temps,
sous tous les cieux ; quels que soient les objectifs d’une
opération militaire, on préfère dire qu’on l’a menée pour la
justice, pour le progrès, pour la civilisation, pour Dieu et ses
prophètes, pour la veuve et l’orphelin, et aussi, bien entendu, par
légitime défense et par amour de la paix. Aucun dirigeant n’a
intérêt à laisser dire que ses motivations réelles sont la
vengeance, l’avidité, le fanatisme, l’intolérance, la volonté de
domination ou le désir d’imposer silence à ses opposants. C’est le
rôle des propagandistes de dissimuler les desseins réels sous les
déguisements les plus nobles, et c’est le rôle des citoyens libres
de scruter les actes pour dépouiller les mensonges de leur
accoutrement.
Cela dit, il y a bien eu aux Etats-Unis, au
lendemain des attentats du 11 septembre 2001, un bref
engouement pour la « propagation de la démocratie ». En
découvrant les nationalités des membres du commando suicide,
certains responsables avaient émis l’opinion que l’Amérique aurait
été moins menacée si le monde arabe était gouverné par des régimes
démocratiques et modernisateurs, et que l’on avait eu tort de
soutenir jusque-là des obscurantistes et des autocrates dont
l’unique vertu était leur alignement sur la politique de
Washington. N’aurait-il pas fallu exiger de ces
« clients » qu’ils partagent aussi certaines valeurs
révérées par leur protecteur ?
Cet engouement – qui s’est traduit par des
slogans sonores comme « le Grand Moyen-Orient », puis
« le Nouveau Moyen-Orient » – allait faire long feu. Je
ne m’attarderai donc pas sur cet épisode, mais qu’on me permette de
manifester, en passant, mon ébahissement devant ce spectacle :
le chef de file des démocraties occidentales se demandant, à l’orée
du xxie siècle, si ce ne serait pas une bonne idée,
après tout, que l’on favorise l’émergence de régimes démocratiques
en Egypte, en Arabie, au Pakistan, et dans le reste du monde
musulman ! Après avoir encouragé, un peu partout, des pouvoirs
dont la première vertu était d’être « stables », et sans
regarder de trop près par quelles méthodes ils assuraient leur
stabilité ; après avoir soutenu les dirigeants les plus
conservateurs, sans se préoccuper de l’idéologie qui fondait leur
conservatisme ; après avoir formé, notamment en Asie et en
Amérique latine, les appareils policiers et sécuritaires les plus
répressifs ; voilà que la grande démocratie américaine se
demandait à présent si ce ne serait pas une bonne idée que l’on
joue enfin la carte de la démocratie.
Mais la belle idée est vite tombée dans les
oubliettes : après trois tours de piste peu concluants, le
pays d’Abraham Lincoln est parvenu à la conclusion que tout cela
était beaucoup trop risqué ; que les ressentiments étaient
désormais si forts que les élections libres porteraient au pouvoir,
un peu partout, les éléments les plus radicaux ; et qu’il
valait donc mieux s’en tenir aux bonnes vieilles recettes. La
démocratie devra attendre.