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L’ère nassérienne ne fut pas longue. Dix-huit ans si l’on compte large, de juillet 1952 à septembre 1970, c’est-à-dire de son coup d’Etat à sa mort ; et onze ans si l’on se limite à la période où les peuples arabes ont massivement cru en lui, de juillet 1956 à juin 1967, c’est-à-dire de la nationalisation du canal de Suez jusqu’à la guerre des Six Jours.
Un âge d’or ? Sûrement pas si l’on s’en tient à son bilan, puisque le président égyptien n’a pas pu sortir son pays du sous-développement, qu’il n’a pas su mettre en place des institutions politiques modernes, que ses projets d’union avec d’autres Etats n’ont abouti qu’à des échecs, et que le tout a été couronné par une monumentale débâcle militaire face à Israël. Cependant, l’impression qui demeure de ces années-là chez les Arabes, c’est qu’ils furent pendant un temps les acteurs de leur propre histoire plutôt que des figurants impuissants, insignifiants et méprisés ; et qu’ils eurent un chef en qui ils se reconnaissaient. Et même si ce président adulé n’était pas un démocrate, qu’il était arrivé au pouvoir par un coup d’Etat militaire et s’y était maintenu par des élections frelatées, il paraissait légitime, bien au-delà des frontières de son propre pays, tandis que les dirigeants qui s’opposaient à lui semblaient illégitimes, fussent-ils les héritiers des plus anciennes dynasties ou même les descendants du Prophète.
Avec Nasser, les Arabes avaient le sentiment d’avoir retrouvé leur dignité, et de pouvoir marcher à nouveau au milieu des nations la tête haute. Jusque-là, et depuis des générations, voire des siècles, ils n’avaient connu que des défaites, des occupations étrangères, des traités inégaux, des capitulations, des humiliations, et la honte d’être tombés si bas après avoir conquis la moitié de la terre.
Chaque Arabe porte en lui l’âme d’un héros déchu, et une velléité de revanche sur tous ceux qui l’ont bafoué. Si on la lui promet, il tend l’oreille, avec un mélange d’attente et d’incrédulité. Si on la lui offre, même partiellement, même sous forme symbolique, il s’enflamme.
Nasser avait demandé à ses frères de relever la tête. En leur nom, il avait défié les puissances coloniales ; en leur nom, il avait affronté l’« agression tripartite » ; en leur nom, il avait triomphé. Ce fut instantanément le délire. Des dizaines de millions d’Arabes ne voyaient plus que lui, ne pensaient qu’à lui, ne juraient que par lui. On était prêt à le soutenir contre le monde entier, quelquefois même à mourir pour lui. Et, bien entendu, à l’applaudir sans lassitude et à scander son nom, les yeux fermés. Quand il remportait des succès, on le bénissait ; quand il subissait des revers, on maudissait ses ennemis.


De fait, il y eut des hauts et des bas ; les années Nasser apparaissent, avec le recul du temps, comme une partie d’échecs mouvementée où les joueurs occupaient une case, l’évacuaient sous la pression, pour la reprendre un peu plus tard, perdaient parfois une pièce majeure mais aussitôt en faisaient perdre une autre à l’adversaire – jusqu’à la confrontation finale qui allait déboucher sur un « mat » surprenant.
Ainsi, et à titre d’exemple, en février 1958, tout juste quinze mois après la bataille de Suez, Nasser entra en triomphateur à Damas ; sa popularité en Syrie était telle que les dirigeants du pays avaient décidé de lui offrir le pouvoir. Une « République arabe unie » fut proclamée, composée d’une province méridionale, l’Egypte, et d’une autre septentrionale, la Syrie. Le vieux rêve de l’unité arabe semblait en voie de se réaliser. Mieux encore, la grande république nassérienne correspondait exactement au royaume bâti huit siècles plus tôt par Saladin : en 1169, celui-ci avait accédé au pouvoir au Caire, et en 1174 il avait conquis Damas, prenant en tenailles le Royaume franc de Jérusalem. Incidemment, « al-Nasser », « celui qui donne la victoire », était précisément le surnom de Saladin.
Dans les mois qui suivirent la proclamation de la République arabe unie, une rébellion éclata à Beyrouth contre le président Chamoun, accusé d’avoir soutenu les Français et les Britanniques lors de la crise de Suez ; on exigea sa démission, et certains nassériens allèrent jusqu’à prôner le rattachement du Liban à l’Etat égypto-syrien. Plusieurs autres pays commençaient à connaître un bouillonnement nationaliste plus ou moins intense.
Pour faire face à ces défis, les royaumes pro-occidentaux d’Irak et de Jordanie, gouvernés par deux jeunes souverains âgés tous deux de 23 ans et appartenant à la même dynastie hachémite, décidèrent de proclamer à leur tour un royaume arabe unitaire. Mais cette « contre-union » ne vécut que quelques semaines ; dès le 14 juillet 1958, un coup d’Etat sanglant mettait fin à ce projet en renversant la monarchie irakienne ; toute la famille royale fut massacrée, et le vieil ennemi de Nasser, Nouri es-Saïd, fut lynché par la foule dans les rues de Bagdad.
La marée nationaliste nassérienne semblait en passe de submerger le monde arabe tout entier, « de l’Océan au Golfe », et à grande vitesse. On n’avait jamais vu la théorie des dominos opérer à un tel rythme. Tous les trônes étaient ébranlés, et sur le point de tomber, notamment celui du roi Hussein, qui semblait menacé d’un sort identique à celui de son malheureux cousin irakien.
Washington et Londres se consultèrent dans la matinée du 14 juillet, et convinrent d’une réaction immédiate. Dès le lendemain, les marines américains accostaient sur les plages libanaises ; deux jours plus tard, des commandos britanniques débarquaient en Jordanie. Une manière de dire à Nasser que s’il faisait un pas de plus, il entrerait directement en conflit militaire avec l’Occident.


La riposte eut l’effet désiré. La vague nationaliste connut un reflux. Au Liban, la rébellion perdit de son intensité, et le président Chamoun put aller au bout de son mandat. En Jordanie, le roi Hussein ne fut pas renversé ; il allait encore devoir faire face à diverses menaces – des rébellions militaires, des attentats contre lui-même et contre ses proches ; mais en survivant à ce premier assaut, il allait réussir à sauver son trône.
Nasser allait encore subir deux revers graves. En Irak, une lutte intestine s’engagea très vite parmi les artisans du coup d’Etat entre ceux qui voulaient s’aligner sur Le Caire et ceux qui voulaient prendre leurs distances, et les amis du raïs furent battus et évincés. Au lieu de rejoindre la République arabe unie, l’homme fort du nouveau régime, le général Abdel-Karim Kassem, se posa en champion d’une révolution spécifiquement irakienne et nettement ancrée à gauche. Il devint ainsi, du jour au lendemain, l’ennemi juré de Nasser, et une lutte à mort s’engagea entre les deux hommes. Le 7 octobre 1959, en plein Bagdad, la voiture blindée de Kassem fut criblée de balles. Le dirigeant s’en sortit avec de simples égratignures ; son agresseur, blessé à la jambe, parvint à s’échapper, et à passer la frontière pour se réfugier en territoire syrien. Il s’agissait d’un militant nationaliste de 22 ans, nommé Saddam Hussein.
L’autre échec allait se révéler encore plus dévastateur pour Nasser. A l’aube du 28 septembre 1961, un coup d’Etat militaire se déroula à Damas. On proclama la fin de l’union avec Le Caire et la restauration de l’indépendance syrienne. Les nationalistes arabes dénoncèrent cet acte « séparatiste », et accusèrent les putschistes d’être à la solde du colonialisme, du sionisme, de la réaction et des monarchies pétrolières. Mais nul n’ignorait à l’époque que la population syrienne supportait de plus en plus difficilement la mainmise égyptienne, d’autant que celle-ci s’exerçait surtout par le biais des services secrets. A l’instar de Bagdad, Damas est l’une des capitales historiques du monde musulman ; la première était le siège du califat abbasside, la seconde celui du califat omeyyade. L’une comme l’autre voulait bien être pour Le Caire une sœur, mais pas une servante. De tels sentiments étaient répandus dans la population, et surtout au sein de la bourgeoisie urbaine et des propriétaires terriens que les nationalisations opérées par Nasser avaient ruinés.
L’étoile du raïs égyptien semblait irrémédiablement ternie. Sans doute sa popularité auprès des foules demeurait-elle intacte dans la plupart des pays arabes. Mais ses adversaires, tant dans la région qu’en Occident, respiraient mieux, persuadés que la vague nationaliste des débuts n’était plus qu’un souvenir.


Soudain, la vague déferla à nouveau, plus forte et plus ample qu’avant.
Au cours de l’été 1962, l’Algérie indépendante porta à sa tête Ahmed Ben Bella, un fervent admirateur de Nasser. En septembre, des « Officiers libres » inspirés par l’exemple de l’Egypte renversèrent la monarchie la plus rétrograde de toutes, celle des imams du Yémen ; une république fut proclamée, à laquelle Nasser promit d’apporter toute l’aide dont elle aurait besoin ; bientôt l’on vit des milliers de soldats égyptiens débarquer au sud de la péninsule Arabique, faisant trembler les monarchies pétrolières.
Le 8 février 1963, des officiers nationalistes arabes prirent le pouvoir à Bagdad ; Kassem fut sommairement exécuté et son corps exposé à la télévision ; le nouveau chef de l’Etat était le colonel Abdessalam Aref, un fidèle allié de Nasser. Un mois plus tard, le 8 mars, un coup d’Etat similaire se produisit à Damas, où l’on proclama la fin du « séparatisme » et le désir de reconstituer une Union avec l’Egypte, l’Irak, peut-être aussi le Yémen, l’Algérie, et pourquoi pas demain le Liban, la Libye, le Koweït, le Soudan, l’Arabie, etc.
Soudain, en quelques mois, le rêve nassérien de l’unité arabe semblait ressuscité, plus vivant que jamais. Les nouveaux dirigeants irakiens et syriens se rendirent au Caire pour négocier les termes d’une nouvelle union, dont le projet fut annoncé solennellement le 17 avril 1963. Ainsi, un puissant Etat arabe allait naître, réunissant les trois grandes capitales impériales : Le Caire, Bagdad, Damas. Le nationalisme arabe semblait à la veille d’un triomphe historique sans précédent. Ses partisans s’enflammaient, ses adversaires s’alarmaient. Ni les uns ni les autres ne pouvaient s’imaginer alors à quel point le dénouement était proche.