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C’est en 1956, lors de la crise de Suez, que
Nasser devint l’idole des foules arabes ; parce qu’il avait
osé jeter son gant au visage des puissances coloniales européennes,
et qu’il était sorti gagnant de cette confrontation.
En juillet de cette année-là, lors d’un
rassemblement à Alexandrie pour célébrer le quatrième anniversaire
de la révolution, il proclama soudain, dans un discours diffusé en
direct sur les ondes, la nationalisation de la Compagnie
franco-britannique du Canal de Suez, symbole de la mainmise
étrangère sur son pays. Ses auditeurs étaient en délire, le monde
entier était sous le choc, Londres et Paris tempêtaient, parlant de
piraterie, d’acte de guerre, et prévenant contre les risques de
perturbation du commerce international.
Du jour au lendemain, le jeune colonel égyptien
de 38 ans fut propulsé sur le devant de la scène mondiale. La
terre entière semblait divisée entre ses partisans et ses
détracteurs. Dans un camp, les peuples du tiers-monde, le mouvement
des non-alignés, le bloc soviétique, ainsi que cette fraction
grandissante de l’opinion occidentale qui souhaitait mettre un
terme à l’ère coloniale, soit pour des raisons de principe, soit
pour arrêter les frais. Dans l’autre camp, la Grande-Bretagne, la
France et Israël ; de même que, plus discrètement, certains
dirigeants arabes conservateurs qui redoutaient l’influence
déstabilisatrice de Nasser au sein de leurs propres pays ;
parmi eux le Premier ministre irakien Nouri es-Saïd, qui aurait
conseillé à son homologue britannique Anthony Eden :
« Hit him ! Hit him now, and hit him
hard ! » – « Frappez-le ! Frappez-le
tout de suite, et frappez-le dur ! » Chacun avait encore
à l’esprit le sort infligé à Mossadegh, et il paraissait
inconcevable que le dirigeant égyptien ne fût pas sanctionné de la
même manière. Pour que l’Occident gardât le contrôle de cette
importante voie maritime ; et aussi pour l’exemple.
De fait, la décision fut prise de « le
frapper dur ». Fin octobre fut entamée une action à deux
volets : une offensive terrestre israélienne dans le Sinaï, et
un parachutage de commandos britanniques et français dans la zone
du canal. Militairement, Nasser était battu ; politiquement,
il allait obtenir un triomphe, grâce, notamment, à une coïncidence
historique que ni lui ni ses adversaires n’avaient prévue.
En effet, le jour même où Paris et Londres
adressaient au Caire l’ultimatum qui préludait à l’attaque, un
nouveau gouvernement hongrois, dirigé par Imre Nagy, proclamait le
retour à une démocratie pluraliste, entrant ainsi en rébellion
ouverte contre l’hégémonie de Moscou. C’était le mardi
30 octobre 1956. Dans les jours qui suivirent, deux épisodes
dramatiques se déroulèrent en parallèle : pendant que la Royal
Air Force bombardait l’aéroport du Caire et que les
parachutistes français et britanniques sautaient sur Port-Saïd, les
blindés soviétiques entreprenaient d’écraser dans le sang les
manifestations étudiantes de Budapest.
Nul n’était plus furieux de cette coïncidence
que Washington. L’administration farouchement anticommuniste du
président Eisenhower et des deux frères Dulles – John Foster,
secrétaire d’Etat, et Allen, directeur de la CIA – voyait dans les
événements de Hongrie une étape majeure dans le bras de fer entre
les deux blocs mondiaux. A l’évidence, les dirigeants soviétiques
étaient en plein désarroi ; la déstalinisation qu’ils avaient
entreprise se retournait contre eux ; pour maintenir leur
domination en Europe centrale et orientale, ils n’avaient plus
d’autre choix que la force brutale. L’occasion était propice pour
les isoler, pour saper leur crédibilité sur la scène
internationale, et pour leur infliger une défaite politique
majeure.
En se lançant à ce moment précis dans une
expédition contre l’Egypte, Britanniques, Français et Israéliens
offraient aux Soviétiques la possibilité inespérée de détourner les
regards du monde de leur propre expédition punitive. Les Américains
fulminaient. Alors qu’en été ils avaient laissé entendre à leurs
amis qu’ils les laisseraient faire, à présent ils les conjuraient
d’arrêter, d’annuler l’opération et de rappeler leurs troupes. On
reparlerait de Suez plus tard !
Mais l’action était déjà engagée, et Eden ne
pouvait ni ne voulait reculer. Les appels insistants en provenance
de Washington ne l’impressionnaient pas. Il était persuadé de bien
les connaître, ces alliés toujours récalcitrants. Au début, ils
traînent les pieds, ils trouvent des prétextes pour ne pas
intervenir, il faut que les Anglais y aillent d’abord, qu’ils les
encouragent, qu’ils les poussent. Les Américains finissent par
s’engager, et ils se battent alors mieux que quiconque. Que
d’efforts avait dû déployer Churchill pour les entraîner dans la
guerre contre Hitler ! N’avait-il pas fallu que la
Grande-Bretagne tienne, toute seule ou presque, pendant deux ans et
demi, avant que les Etats-Unis ne se lancent dans la mêlée ?
Dans la crise iranienne, le même scénario s’était répété. Laissés à
eux-mêmes, les Américains se seraient bien accommodés du
gouvernement de Mossadegh et de la nationalisation du
pétrole ; ils avaient d’ailleurs insisté auprès de
l’Angleterre pour qu’elle accepte un compromis qui prenne en compte
les aspirations nationales des Iraniens. Il avait fallu, là encore,
que Churchill, Eden lui-même et bien d’autres responsables aillent
discuter à la Maison-Blanche et au Département d’Etat, expliquer,
argumenter, pour que les Américains consentent à agir. Et là, une
fois de plus, leur intervention avait été décisive ; c’étaient
même eux qui avaient si efficacement organisé le renversement de
Mossadegh. Dans l’affaire de Suez, ce sera la même chose, prévoyait
Eden. Washington finira par comprendre que le combat contre le
communisme est le même, que ce soit en Egypte, en Hongrie, en Iran,
en Corée ou ailleurs.
Le Premier ministre se trompait lourdement. Non
seulement les Américains n’avaient pas l’intention de le suivre
dans son aventure, mais ils étaient si irrités contre lui qu’ils
allaient l’humilier en public. Puisqu’il refusait de comprendre que
sa stupide petite guerre faisait le jeu des Soviétiques, il serait
traité comme un adversaire – chose inouïe depuis deux siècles dans
les relations entre Washington et Londres. Le Trésor américain se
mit à vendre massivement des livres anglaises, ce qui en fit chuter
le cours ; et lorsque certains pays arabes décidèrent, par
solidarité avec l’Egypte, de ne plus fournir de pétrole à la France
et à la Grande-Bretagne, les Etats-Unis refusèrent de compenser le
manque. Au Conseil de sécurité des Nations unies, la délégation
américaine parraina une résolution exigeant l’arrêt des opérations
militaires ; quand Paris et Londres y opposèrent leur veto, la
même proposition fut soumise à l’Assemblée générale, qui l’approuva
massivement. Même les grands pays blancs du Commonwealth tels le
Canada et l’Australie firent comprendre à Eden qu’il ne devait plus
compter sur leur soutien.
Le chef du gouvernement britannique et son
homologue français Guy Mollet finirent par céder et par rappeler
leurs troupes. En dépit de leur succès militaire sur le terrain,
leur débâcle politique était totale. S’étant comportées comme si
elles possédaient encore de vastes empires planétaires, les deux
puissances européennes venaient de prendre une gifle dévastatrice.
La crise de Suez sonnait le glas de l’ère coloniale ; on
vivait désormais à une autre époque, avec d’autres puissances, et
une autre règle du jeu.
Pour avoir été le révélateur de ce
bouleversement, et pour être sorti gagnant de cette épreuve de
force, Nasser devint, du jour au lendemain, une grande figure de la
scène mondiale ; et, pour les Arabes, l’un des plus grands
héros de leur histoire.