3
Le « stade d’évolution » auquel je
viens de faire allusion n’est pas une notion abstraite. Jamais
l’humanité n’a eu autant besoin de solidarité effective et
d’actions conjuguées pour faire face aux nombreux périls qui
l’assiègent ; des périls gigantesques nés des avancées de la
science, de la technologie, de la démographie, ainsi que de
l’économie, et qui menacent d’anéantir, au cours du siècle qui
commence, tout ce qui a été bâti depuis des millénaires. Je songe à
la prolifération des armes atomiques et de quelques autres
instruments de mort. Je songe à l’épuisement des ressources
naturelles, et au retour des grandes pandémies. Sans oublier,
évidemment, les perturbations climatiques, peut-être le péril le
plus grave auquel l’humanité ait dû faire face depuis la naissance
de nos toutes premières civilisations.
Mais toutes ces menaces pourraient aussi
constituer pour nous une chance si elles nous permettent d’ouvrir
enfin les yeux, de comprendre l’ampleur des défis que nous devons
affronter, et le risque mortel qu’il y aurait à ne pas modifier nos
comportements, à ne pas nous élever, mentalement et surtout
moralement, au niveau qu’exige, justement, ce stade d’évolution que
nous avons atteint.
Je mentirais si je disais que je fais
entièrement confiance à notre instinct collectif de survie. Si un
tel instinct existe pour les individus, il demeure hypothétique
pour les espèces. Du moins avons-nous, en raison des diverses
crises qui nous atteignent dans notre chair, « le marché en
main », si j’ose dire. Ou bien ce siècle sera pour l’homme le
siècle de la régression, ou bien il sera le siècle du sursaut, et
d’une salutaire métamorphose. S’il nous fallait un « état
d’urgence » pour nous secouer, pour mobiliser ce qu’il y a de
meilleur en nous, voilà, nous y sommes.
Je demeure, pour ma part, dans une attente
inquiète ; mais je vois aussi quelques bonnes raisons
d’espérer. Elles ne sont pas toutes de même nature, et elles
n’agissent pas sur les mêmes leviers ; mais, considérées
ensemble, elles permettent d’imaginer l’avenir autrement.
La première, c’est qu’en dépit des tensions, des
crises, des conflits, des secousses, le progrès scientifique se
poursuit et s’accélère. Il peut paraître incongru de mentionner,
parmi les signes positifs d’aujourd’hui, une tendance historique
déjà observée depuis de nombreuses générations. Si j’en parle quand
même, c’est parce que cette constance de la science nous aidera
sans doute à surmonter les turbulences de ce siècle. Je n’irai pas
jusqu’à dire que le progrès scientifique est l’antidote à la
régression, mais c’est sûrement l’un des ingrédients de l’antidote.
A condition, bien entendu, que nous en fassions bon usage.
A titre d’exemple, on peut raisonnablement
supposer que les scientifiques nous fourniront, dans les décennies
à venir, toute une panoplie de « technologies propres »
pour nous permettre de limiter nos émissions de carbone dans
l’atmosphère, afin que nous puissions échapper au cercle vicieux du
réchauffement. Il ne faut cependant pas se figurer que nous
pourrions tout simplement leur « refiler » ce dossier, et
persister dans nos comportements actuels, la conscience tranquille.
Les perturbations climatiques qui pourraient affecter la planète
dans la première moitié de ce siècle, nos savants n’ont
probablement plus le temps de nous les éviter ; il faudrait
d’abord que nous réussissions à passer ce cap difficile « avec
les moyens du bord » ; alors seulement la science pourra
nous proposer des solutions pour le long terme.
Ma confiance en elle est à la fois illimitée et
restreinte. Aux questions qui sont de son ressort, je la crois
capable d’apporter peu à peu toutes les réponses, et de nous donner
ainsi les moyens de réaliser nos rêves les plus extrêmes. Ce qui
est à la fois exaltant et effrayant. Parce qu’il y a de tout dans
les rêves des hommes, le meilleur et le pire, et qu’on ne peut
compter sur la science pour faire le tri. La science est moralement
neutre, elle est au service de la sagesse des hommes comme au
service de leur folie. Demain comme aujourd’hui comme hier, elle
court le risque d’être dévoyée, détournée au profit de la tyrannie,
de l’avidité ou de l’archaïsme.
Ma deuxième raison d’espérer n’est pas, elle non
plus, à l’abri des inquiétudes. J’en ai déjà parlé, c’est le fait
que les nations les plus peuplées de la planète soient en train de
sortir résolument du sous-développement. Il est possible que l’on
assiste, dans les années qui viennent, à un ralentissement, à des
tumultes graves, et même à des conflits armés. Il n’en reste pas
moins que nous savons à présent que le sous-développement n’est pas
une fatalité, que l’éradication des plaies millénaires que sont la
pauvreté, la faim, les endémies ou l’analphabétisme, ne peut plus
être considérée comme une rêverie naïve. Ce qui s’est révélé
faisable pour trois ou quatre milliards de personnes devrait être
faisable pour six, sept ou huit milliards en quelques
décennies.
On comprendra que dans l’optique d’une humanité
solidaire, ouverte sur l’avenir, ce soit là une étape
majeure.
Ma troisième raison d’espérer trouve sa source
dans l’expérience de l’Europe contemporaine. Parce qu’elle
représente à mes yeux une ébauche de ce que pourrait signifier
concrètement cette « fin de la Préhistoire » que
j’appelle de mes vœux : mettre peu à peu derrière soi les
haines accumulées, les querelles territoriales, les rivalités
séculaires ; laisser les filles et les fils de ceux qui
s’étaient entretués se tenir par la main et concevoir l’avenir
ensemble ; se préoccuper d’organiser une vie commune, pour six
nations, puis pour neuf, douze ou quinze, puis pour une
trentaine ; transcender la diversité des cultures sans jamais
chercher à l’abolir ; pour que naisse un jour, à partir des
nombreuses patries ethniques, une patrie éthique.
Tout au long de l’Histoire, chaque fois qu’une
voix s’élevait pour dire que les différentes nations de la planète
devraient se réconcilier, se rapprocher les unes des autres, gérer
solidairement leur espace commun, envisager l’avenir ensemble, elle
a été immanquablement taxée de naïveté pour avoir osé prôner
pareilles utopies. L’Union européenne nous offre justement
l’exemple d’une utopie qui se réalise. Elle constitue, de ce fait,
une expérience pionnière, une préfiguration plausible de ce que
pourrait être demain une humanité réconciliée, et la preuve que les
visions les plus ambitieuses ne sont pas forcément naïves.
Cela dit, l’entreprise n’est pas sans failles.
Tous ceux qui y participent expriment parfois des doutes. J’éprouve
moi-même à son endroit certaines impatiences. Je voudrais que
l’Europe donne l’exemple de la coexistence, aussi bien entre ses
peuples fondateurs qu’à l’égard des immigrés qu’elle ac
cueille ; je voudrais qu’elle se préoccupe bien plus de sa
dimension culturelle, qu’elle organise bien mieux sa diversité
linguistique ; je voudrais qu’elle résiste à la tentation
d’être un « club » des nations chrétiennes, blanches et
riches, et qu’elle ose se concevoir comme un modèle pour l’ensemble
des hommes ; et je voudrais aussi qu’elle ose bâtir, sur le
plan institutionnel, une seule entité démocratique, un équivalent
européen des Etats-Unis d’Amérique, avec des Etats dotés d’une plus
grande spécificité culturelle et qui se préoccuperaient de la
défendre et de la promouvoir, mais avec des dirigeants fédéraux
élus le même jour sur l’ensemble du continent, et dont l’autorité
soit reconnue par tous ; oui, je m’inquiète des frilosités que
je perçois, et de certaines myopies morales.
Mais ces réserves que je formule ne diminuent en
rien ma foi en la valeur exemplaire du « laboratoire »
que représente la construction européenne à l’étape cruciale où se
trouve l’humanité.
Un quatrième facteur d’espoir, c’est ce qui
s’est enclenché dans le Nouveau Monde depuis le commencement de
l’étonnante année 2008 : la montée de Barack Obama, le symbole
et l’homme ; le retour d’une Amérique oubliée, celle d’Abraham
Lincoln, de Thomas Jefferson et de Benjamin Franklin ; en
d’autres termes, le réveil en sursaut d’une grande nation,
consécutif à sa crise économique et à ses embourbements
militaires.
En réponse à la seule autre crise d’ampleur
similaire, celle qui commença en 1929, le président Franklin
D. Roosevelt avait lancé le New Deal, et c’est effectivement
d’une Nouvelle Donne que les Etats-Unis et le monde dans son
ensemble ont aujourd’hui besoin. Mais elle devra être bien plus
vaste encore, bien plus ambitieuse que celle des années trente.
Cette fois, il ne s’agit pas seulement de relancer l’économie et de
remettre à l’honneur certaines préoccupations sociales, il s’agit
de bâtir une nouvelle réalité globale, de nouveaux rapports entre
les nations, un nouveau mode de fonctionnement de la planète, qui
mette fin aux dérèglements stratégiques, financiers, éthiques ou
climatiques ; et pour que la superpuissance puisse s’atteler à
cette gigantesque tâche, il lui faut, avant toute chose, en guise
de préalable, retrouver la légitimité de son rôle planétaire.
J’ai eu l’occasion de dire qu’un peuple se
reconnaissait dans les dirigeants qui épousent son combat. Je dirai
la même chose au plan global. Pour que les diverses nations
acceptent la primauté de l’une d’elles, il faut qu’elles soient
persuadées que cette primauté s’exerce à leur profit, et non à
leurs dépens.
Bien entendu, les Etats-Unis auront toujours des
adversaires, des rivaux, et même des ennemis irréductibles qui les
combattront avec plus d’acharnement encore s’ils voient le monde se
rassembler volontairement autour d’eux. Mais la majorité des
peuples et des dirigeants d’Europe, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique
latine les jugeront sur leurs actes. S’ils agissent sur la scène
internationale avec subtilité et équité, s’ils s’imposent de
consulter respectueusement les autres nations plutôt que de leur
adresser des diktats, s’ils mettent un point d’honneur à appliquer
d’abord à eux-mêmes ce qu’ils exigent des autres, s’ils se
démarquent clairement des pratiques immorales qui ont trop souvent
entaché leurs comportements à travers le monde, et s’ils prennent
la tête de la mobilisation globale contre la crise économique,
contre le réchauffement climatique, contre les épidémies, contre
les maladies endémiques, contre la pauvreté, contre les injustices,
contre toutes les discriminations ; alors leur rôle de
première puissance sera accepté, et applaudi. Même l’usage de leur
puissance militaire, s’il ne devient pas un mode de fonctionnement,
s’il demeure exceptionnel et qu’il obéit à des principes
reconnaissables, s’il ne s’accompagne pas d’un chapelet de
« bavures » sanglantes, ne suscitera pas les mêmes
réactions de rejet.
Plus que jamais le monde a besoin de l’Amérique,
mais d’une Amérique réconciliée avec lui comme avec elle-même,
d’une Amérique qui exerce son rôle planétaire dans le respect des
autres et de ses propres valeurs – avec intégrité, avec équité,
avec générosité ; je dirai même avec élégance, avec
grâce.
J’ai cité quelques facteurs qui permettent de
garder espoir. Mais la tâche à accomplir est titanesque, et elle ne
peut être confiée à un seul dirigeant, aussi lucide et persuasif
soit-il, ni à une seule nation, aussi puissante soit-elle, ni même
à un seul continent.
Parce qu’il ne s’agit pas seulement de mettre en
place un nouveau mode de fonctionnement économique et financier, un
nouveau système de relations internationales, ni seulement de
corriger quelques dérèglements manifestes. Il s’agit aussi de
concevoir sans délai, et d’installer dans les esprits, une tout
autre vision de la politique, de l’économie, du travail, de la
consommation, de la science, de la technologie, du progrès, de
l’identité, de la culture, de la religion, de l’Histoire ; une
vision enfin adulte de ce que nous sommes, de ce que sont les
autres, et du sort de la planète qui nous est commune. En un mot,
il nous faut « inventer » une conception du monde qui ne
soit pas seulement la traduction moderne de nos préjugés
ancestraux ; et qui nous permette de conjurer la régression
qui s’annonce.
Nous tous qui vivons en cet étrange début de
siècle, nous avons le devoir – et, plus que toutes les générations
précédentes, les moyens – de contribuer à cette entreprise de
sauvetage ; avec sagesse, avec lucidité, mais également avec
passion, et quelquefois même avec colère.
Oui, avec l’ardente colère des justes.