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Le « stade d’évolution » auquel je viens de faire allusion n’est pas une notion abstraite. Jamais l’humanité n’a eu autant besoin de solidarité effective et d’actions conjuguées pour faire face aux nombreux périls qui l’assiègent ; des périls gigantesques nés des avancées de la science, de la technologie, de la démographie, ainsi que de l’économie, et qui menacent d’anéantir, au cours du siècle qui commence, tout ce qui a été bâti depuis des millénaires. Je songe à la prolifération des armes atomiques et de quelques autres instruments de mort. Je songe à l’épuisement des ressources naturelles, et au retour des grandes pandémies. Sans oublier, évidemment, les perturbations climatiques, peut-être le péril le plus grave auquel l’humanité ait dû faire face depuis la naissance de nos toutes premières civilisations.
Mais toutes ces menaces pourraient aussi constituer pour nous une chance si elles nous permettent d’ouvrir enfin les yeux, de comprendre l’ampleur des défis que nous devons affronter, et le risque mortel qu’il y aurait à ne pas modifier nos comportements, à ne pas nous élever, mentalement et surtout moralement, au niveau qu’exige, justement, ce stade d’évolution que nous avons atteint.
Je mentirais si je disais que je fais entièrement confiance à notre instinct collectif de survie. Si un tel instinct existe pour les individus, il demeure hypothétique pour les espèces. Du moins avons-nous, en raison des diverses crises qui nous atteignent dans notre chair, « le marché en main », si j’ose dire. Ou bien ce siècle sera pour l’homme le siècle de la régression, ou bien il sera le siècle du sursaut, et d’une salutaire métamorphose. S’il nous fallait un « état d’urgence » pour nous secouer, pour mobiliser ce qu’il y a de meilleur en nous, voilà, nous y sommes.


Je demeure, pour ma part, dans une attente inquiète ; mais je vois aussi quelques bonnes raisons d’espérer. Elles ne sont pas toutes de même nature, et elles n’agissent pas sur les mêmes leviers ; mais, considérées ensemble, elles permettent d’imaginer l’avenir autrement.
La première, c’est qu’en dépit des tensions, des crises, des conflits, des secousses, le progrès scientifique se poursuit et s’accélère. Il peut paraître incongru de mentionner, parmi les signes positifs d’aujourd’hui, une tendance historique déjà observée depuis de nombreuses générations. Si j’en parle quand même, c’est parce que cette constance de la science nous aidera sans doute à surmonter les turbulences de ce siècle. Je n’irai pas jusqu’à dire que le progrès scientifique est l’antidote à la régression, mais c’est sûrement l’un des ingrédients de l’antidote. A condition, bien entendu, que nous en fassions bon usage.
A titre d’exemple, on peut raisonnablement supposer que les scientifiques nous fourniront, dans les décennies à venir, toute une panoplie de « technologies propres » pour nous permettre de limiter nos émissions de carbone dans l’atmosphère, afin que nous puissions échapper au cercle vicieux du réchauffement. Il ne faut cependant pas se figurer que nous pourrions tout simplement leur « refiler » ce dossier, et persister dans nos comportements actuels, la conscience tranquille. Les perturbations climatiques qui pourraient affecter la planète dans la première moitié de ce siècle, nos savants n’ont probablement plus le temps de nous les éviter ; il faudrait d’abord que nous réussissions à passer ce cap difficile « avec les moyens du bord » ; alors seulement la science pourra nous proposer des solutions pour le long terme.
Ma confiance en elle est à la fois illimitée et restreinte. Aux questions qui sont de son ressort, je la crois capable d’apporter peu à peu toutes les réponses, et de nous donner ainsi les moyens de réaliser nos rêves les plus extrêmes. Ce qui est à la fois exaltant et effrayant. Parce qu’il y a de tout dans les rêves des hommes, le meilleur et le pire, et qu’on ne peut compter sur la science pour faire le tri. La science est moralement neutre, elle est au service de la sagesse des hommes comme au service de leur folie. Demain comme aujourd’hui comme hier, elle court le risque d’être dévoyée, détournée au profit de la tyrannie, de l’avidité ou de l’archaïsme.


Ma deuxième raison d’espérer n’est pas, elle non plus, à l’abri des inquiétudes. J’en ai déjà parlé, c’est le fait que les nations les plus peuplées de la planète soient en train de sortir résolument du sous-développement. Il est possible que l’on assiste, dans les années qui viennent, à un ralentissement, à des tumultes graves, et même à des conflits armés. Il n’en reste pas moins que nous savons à présent que le sous-développement n’est pas une fatalité, que l’éradication des plaies millénaires que sont la pauvreté, la faim, les endémies ou l’analphabétisme, ne peut plus être considérée comme une rêverie naïve. Ce qui s’est révélé faisable pour trois ou quatre milliards de personnes devrait être faisable pour six, sept ou huit milliards en quelques décennies.
On comprendra que dans l’optique d’une humanité solidaire, ouverte sur l’avenir, ce soit là une étape majeure.


Ma troisième raison d’espérer trouve sa source dans l’expérience de l’Europe contemporaine. Parce qu’elle représente à mes yeux une ébauche de ce que pourrait signifier concrètement cette « fin de la Préhistoire » que j’appelle de mes vœux : mettre peu à peu derrière soi les haines accumulées, les querelles territoriales, les rivalités séculaires ; laisser les filles et les fils de ceux qui s’étaient entretués se tenir par la main et concevoir l’avenir ensemble ; se préoccuper d’organiser une vie commune, pour six nations, puis pour neuf, douze ou quinze, puis pour une trentaine ; transcender la diversité des cultures sans jamais chercher à l’abolir ; pour que naisse un jour, à partir des nombreuses patries ethniques, une patrie éthique.
Tout au long de l’Histoire, chaque fois qu’une voix s’élevait pour dire que les différentes nations de la planète devraient se réconcilier, se rapprocher les unes des autres, gérer solidairement leur espace commun, envisager l’avenir ensemble, elle a été immanquablement taxée de naïveté pour avoir osé prôner pareilles utopies. L’Union européenne nous offre justement l’exemple d’une utopie qui se réalise. Elle constitue, de ce fait, une expérience pionnière, une préfiguration plausible de ce que pourrait être demain une humanité réconciliée, et la preuve que les visions les plus ambitieuses ne sont pas forcément naïves.
Cela dit, l’entreprise n’est pas sans failles. Tous ceux qui y participent expriment parfois des doutes. J’éprouve moi-même à son endroit certaines impatiences. Je voudrais que l’Europe donne l’exemple de la coexistence, aussi bien entre ses peuples fondateurs qu’à l’égard des immigrés qu’elle ac cueille ; je voudrais qu’elle se préoccupe bien plus de sa dimension culturelle, qu’elle organise bien mieux sa diversité linguistique ; je voudrais qu’elle résiste à la tentation d’être un « club » des nations chrétiennes, blanches et riches, et qu’elle ose se concevoir comme un modèle pour l’ensemble des hommes ; et je voudrais aussi qu’elle ose bâtir, sur le plan institutionnel, une seule entité démocratique, un équivalent européen des Etats-Unis d’Amérique, avec des Etats dotés d’une plus grande spécificité culturelle et qui se préoccuperaient de la défendre et de la promouvoir, mais avec des dirigeants fédéraux élus le même jour sur l’ensemble du continent, et dont l’autorité soit reconnue par tous ; oui, je m’inquiète des frilosités que je perçois, et de certaines myopies morales.
Mais ces réserves que je formule ne diminuent en rien ma foi en la valeur exemplaire du « laboratoire » que représente la construction européenne à l’étape cruciale où se trouve l’humanité.


Un quatrième facteur d’espoir, c’est ce qui s’est enclenché dans le Nouveau Monde depuis le commencement de l’étonnante année 2008 : la montée de Barack Obama, le symbole et l’homme ; le retour d’une Amérique oubliée, celle d’Abraham Lincoln, de Thomas Jefferson et de Benjamin Franklin ; en d’autres termes, le réveil en sursaut d’une grande nation, consécutif à sa crise économique et à ses embourbements militaires.
En réponse à la seule autre crise d’ampleur similaire, celle qui commença en 1929, le président Franklin D. Roosevelt avait lancé le New Deal, et c’est effectivement d’une Nouvelle Donne que les Etats-Unis et le monde dans son ensemble ont aujourd’hui besoin. Mais elle devra être bien plus vaste encore, bien plus ambitieuse que celle des années trente. Cette fois, il ne s’agit pas seulement de relancer l’économie et de remettre à l’honneur certaines préoccupations sociales, il s’agit de bâtir une nouvelle réalité globale, de nouveaux rapports entre les nations, un nouveau mode de fonctionnement de la planète, qui mette fin aux dérèglements stratégiques, financiers, éthiques ou climatiques ; et pour que la superpuissance puisse s’atteler à cette gigantesque tâche, il lui faut, avant toute chose, en guise de préalable, retrouver la légitimité de son rôle planétaire.
J’ai eu l’occasion de dire qu’un peuple se reconnaissait dans les dirigeants qui épousent son combat. Je dirai la même chose au plan global. Pour que les diverses nations acceptent la primauté de l’une d’elles, il faut qu’elles soient persuadées que cette primauté s’exerce à leur profit, et non à leurs dépens.
Bien entendu, les Etats-Unis auront toujours des adversaires, des rivaux, et même des ennemis irréductibles qui les combattront avec plus d’acharnement encore s’ils voient le monde se rassembler volontairement autour d’eux. Mais la majorité des peuples et des dirigeants d’Europe, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine les jugeront sur leurs actes. S’ils agissent sur la scène internationale avec subtilité et équité, s’ils s’imposent de consulter respectueusement les autres nations plutôt que de leur adresser des diktats, s’ils mettent un point d’honneur à appliquer d’abord à eux-mêmes ce qu’ils exigent des autres, s’ils se démarquent clairement des pratiques immorales qui ont trop souvent entaché leurs comportements à travers le monde, et s’ils prennent la tête de la mobilisation globale contre la crise économique, contre le réchauffement climatique, contre les épidémies, contre les maladies endémiques, contre la pauvreté, contre les injustices, contre toutes les discriminations ; alors leur rôle de première puissance sera accepté, et applaudi. Même l’usage de leur puissance militaire, s’il ne devient pas un mode de fonctionnement, s’il demeure exceptionnel et qu’il obéit à des principes reconnaissables, s’il ne s’accompagne pas d’un chapelet de « bavures » sanglantes, ne suscitera pas les mêmes réactions de rejet.
Plus que jamais le monde a besoin de l’Amérique, mais d’une Amérique réconciliée avec lui comme avec elle-même, d’une Amérique qui exerce son rôle planétaire dans le respect des autres et de ses propres valeurs – avec intégrité, avec équité, avec générosité ; je dirai même avec élégance, avec grâce.


J’ai cité quelques facteurs qui permettent de garder espoir. Mais la tâche à accomplir est titanesque, et elle ne peut être confiée à un seul dirigeant, aussi lucide et persuasif soit-il, ni à une seule nation, aussi puissante soit-elle, ni même à un seul continent.
Parce qu’il ne s’agit pas seulement de mettre en place un nouveau mode de fonctionnement économique et financier, un nouveau système de relations internationales, ni seulement de corriger quelques dérèglements manifestes. Il s’agit aussi de concevoir sans délai, et d’installer dans les esprits, une tout autre vision de la politique, de l’économie, du travail, de la consommation, de la science, de la technologie, du progrès, de l’identité, de la culture, de la religion, de l’Histoire ; une vision enfin adulte de ce que nous sommes, de ce que sont les autres, et du sort de la planète qui nous est commune. En un mot, il nous faut « inventer » une conception du monde qui ne soit pas seulement la traduction moderne de nos préjugés ancestraux ; et qui nous permette de conjurer la régression qui s’annonce.
Nous tous qui vivons en cet étrange début de siècle, nous avons le devoir – et, plus que toutes les générations précédentes, les moyens – de contribuer à cette entreprise de sauvetage ; avec sagesse, avec lucidité, mais également avec passion, et quelquefois même avec colère.
Oui, avec l’ardente colère des justes.