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Saura-t-on, dans les années qui viennent, bâtir
entre les hommes, par-delà toutes les frontières, une solidarité
d’un genre nouveau – universelle, complexe, subtile, réfléchie,
adulte ? Indépendante des religions sans être aucunement
antireligieuse ni insensible aux besoins métaphysiques de l’homme,
qui sont aussi réels que les besoins physiques ? Une
solidarité qui puisse transcender les nations, les communautés, les
ethnies, sans abolir le foisonnement des cultures ? Qui puisse
rassembler les hommes face aux dangers qui les guettent, sans se
complaire dans un discours d’apocalypse ?
En d’autres termes, verra-t-on émerger en ce
siècle un nouvel humanisme mobilisateur, qui ne soit l’otage
d’aucune tradition, qui ne tombe pas dans les égarements du
marxisme, et qui n’apparaisse pas non plus comme un instrument
idéologique ou politique de l’Occident ? Pour l’instant, je
n’en vois pas les prémices. Je constate plutôt l’extraordinaire
puissance mobilisatrice des appar tenances héréditaires qui
accompagnent les humains du berceau à la tombe ; qui les
perdent quelquefois, mais finissent presque toujours par les
récupérer, comme si elles les avaient constamment tenus au bout
d’une invisible laisse ; qui traversent les siècles, en
s’adaptant plus ou moins bien à l’évolution du monde, mais en
gardant toujours leur emprise. Et je constate aussi, à l’inverse,
le caractère fragile, passager, superficiel, des solidarités qui
voudraient transcender ces appartenances.
Lorsque Marx désignait la religion comme
« l’opium du peuple », il ne le faisait pas avec
dérision, ni avec dédain comme l’ont souvent fait ses disciples. Il
n’est peut-être pas inutile de se remémorer sa phrase entière, qui
disait : « La détresse religieuse est à la fois
l’expression d’une vraie détresse et une protestation contre cette
détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée, le
cœur d’un monde sans cœur, l’âme d’un monde sans âme. Elle est
l’opium du peuple. » De son point de vue, il fallait abolir ce
« bonheur illusoire » pour que les gens s’emploient à
bâtir un bonheur réel ; ce dont on pourrait raisonnablement
déduire, avec le recul du temps, que si le bonheur promis se
révélait encore plus illusoire, les peuples reviendraient vers leur
« opium » consolateur.
De ce fait, il me semble que si Marx avait pu
assister à cette résurgence de la religion au cœur de la sphère
politique et sociale, il en aurait été affligé, certes, mais pas
vraiment surpris.
En prévalant au sein des sociétés arabes et
musulmanes aux dépens du nationalisme comme du marxisme,
l’islamisme politique ne s’est pas contenté de vaincre ces
doctrines, il les a assimilées, et se les est appropriées.
L’exemple le plus éloquent est celui de la
Révolution iranienne de 1979 – religieuse, certes, mais également
nationaliste, antimonarchiste, antioccidentale, anti-israélienne,
et s’exprimant au nom des masses démunies. Une synthèse puissante
qui exercera une influence déterminante sur l’ensemble du monde
musulman.
Réunir les trois « fibres » –
nationale, religieuse et sociale – avait déjà été tenté par
certains dirigeants musulmans. Tel le président Sukarno, qui avait
proclamé en Indonésie le principe du « Nasacom » –
acronyme, en langue locale, de nationalisme-islam-communisme. Mais
ce n’était qu’un collage artificiel qui allait très vite se
défaire.
Même lorsqu’on remplaçait
« communisme » par « socialisme » pour éviter
une trop évidente contradiction avec l’islam, l’alliage ne se
faisait pas. Nulle part dans le monde musulman le nationalisme n’a
réussi à assimiler la religion comme celle-ci allait assimiler le
nationalisme. Lorsque les Turcs et les Arabes, après quatre siècles
de cohabitation au sein de l’Empire ottoman, avaient
« divorcé » au cours de la Première Guerre mondiale, et
que chacun avait développé son propre nationalisme, ils s’étaient
tous deux démarqués de l’islam qui les réunissait ; les
premiers de façon radicale, sous l’égide d’Atatürk, par volonté de
prendre un nouveau départ, les seconds de façon moins tranchée, en
remplaçant dans leur discours – discrètement, mais systématiquement
– la « nation musulmane » par la « nation
arabe ». Les styles étaient fort différents, mais l’a priori
était le même : le nationalisme, qui était une idée neuve, ne
pouvait s’adosser à la religion sans s’y perdre.
Bien entendu, il y a toujours eu des ambiguïtés.
Aux yeux des foules, Nasser était indéniablement un héros de
l’Islam. Mais il évitait de se référer explicitement à la religion,
et se gardait bien de justifier ses actes politiques par des
citations coraniques, parce qu’il savait qu’il se serait engagé
ainsi sur un terrain où ses adversaires politiques, les Frères,
étaient mieux placés que lui. Jamais il ne s’est targué d’être le
« président croyant » comme allait le faire son
successeur, Sadate. Ce dernier allait se montrer, en la matière,
bien plus imprudent. Pour se dégager de l’emprise des nassériens et
faire face aux progrès de la gauche, il voudra s’appuyer sur les
islamistes, et cherchera à s’approprier leur discours ; mais
il ne pourra manipuler longtemps les forces ainsi lâchées, qui se
retourneront contre lui avec férocité.
Si la religion n’a jamais été soluble dans le
nationalisme, et encore moins dans le socialisme, l’inverse n’est
pas vrai.
Dans la mesure où le combat nationaliste – celui
des Egyptiens, des Algériens, des Iraniens, des Tchétchènes comme
des Palestiniens – a surtout opposé des peuples musulmans à des
adversaires chrétiens ou juifs, il pouvait être mené au nom d’une
communauté de religion plus facilement encore qu’au nom d’une
communauté de langue. Et dans la mesure où l’attrait du socialisme
pour les masses réside dans sa promesse de réduire le fossé entre
les possédants et les démunis, un tel objectif pouvait parfaitement
se traduire en termes religieux ; l’islam, comme le
christianisme, a toujours su s’adresser aux pauvres et les attirer
vers lui. Tout ce qui, dans le nationalisme et dans le socialisme,
était spécifique, irréductible, « non soluble », allait
être écarté, ou bien tomber de lui-même ; tout ce qui était
permanent et substantiel allait être intégré en une sorte
d’idéologie totale, à la fois nationaliste et globaliste, et
prétendant répondre à tous les besoins de l’homme, qu’ils soient
identitaires, spirituels ou matériels. Une idéologie de combat vers
laquelle ont convergé tous ceux qui, quelques décennies auparavant,
se seraient plutôt reconnus dans le nassérisme ou même dans le
communisme.
A vrai dire, si l’on excepte les chrétiens
d’Orient, qui avaient pu s’identifier hier au nationalisme arabe
comme au marxisme mais qui ne peuvent aujourd’hui s’identifier à un
islamisme qui les exclut, tous les tenants des doctrines vaincues
ont eu la faculté d’opérer leur conversion politique sans trop
avoir le sentiment de se trahir. Leur combat demeure le même,
contre les ennemis de toujours, et avec les armes idéologiques du
moment.
Pourquoi Untel se proclamait-il hier maoïste,
guévariste ou léniniste ? Parce qu’il désirait lutter
efficacement contre l’« impérialisme américain ».
Aujourd’hui, il poursuit le même objectif au nom de l’islam ;
de plus, il est en phase avec les gens de son quartier, alors
qu’autrefois il se sentait bien seul, avec ses petites brochures
traduites du russe ou ses Petits Livres rouges que personne n’avait
envie de lire. Ne s’était-il pas époumoné à répéter aux jeunes
recrues qu’un révolutionnaire devait être « comme un poisson
dans l’eau » ? Depuis qu’il s’est mis à fréquenter la
mosquée, c’est exactement ce qu’il ressent. Il n’est plus regardé
comme un mécréant cherchant à écouler sa marchandise douteuse
fabriquée Dieu sait où. Désormais, il parle un langage que chacun
comprend. Tous ceux qui vivent autour de lui, jeunes et vieux,
connaissent les mêmes versets, extraits du même Livre.
Qu’il était difficile de faire admettre aux gens
que le meilleur d’entre eux était celui qui pouvait citer Lénine,
Engels, Lin Biao, Plekhanov, Gramsci ou Althusser ! Et qu’il
est réconfortant de pouvoir leur annoncer que rien de ce qui a été
écrit ou pensé ou inventé au cours des siècles n’a autant
d’importance que ce qu’ils ont eux-mêmes mémorisé dès leur plus
tendre enfance !
Quoi de plus puissant qu’une doctrine qui agit
également comme une appartenance ! Pour y adhérer, on n’a
aucunement besoin de présenter une demande, on y est de naissance,
de plein droit, par la grâce du Créateur, depuis toujours et pour
toujours.
La chose est vraie de l’islam, mais elle l’est
aussi d’autres traditions religieuses. En Russie, on avait pu
s’imaginer pendant quelques décennies que le communisme s’était
implanté pour longtemps, et que la foi orthodoxe n’était plus
qu’une frêle survivance. Avant la fin du siècle, le communisme
était balayé comme un greffon desséché, et les nouveaux dirigeants
du pays recommençaient à fréquenter les églises.
Qu’on s’en lamente ou qu’on s’en réjouisse – et
je ne cacherai pas que, pour ma part, je trouve la chose peu
rassurante –, force est de constater que les appartenances
religieuses, qui se transmettent spontanément d’une génération à
l’autre sans que l’on ait besoin d’adhérer ou même de croire, sont
bien plus pérennes que les convictions acquises. Sans doute la
France a-t-elle, depuis longtemps, cessé de se considérer comme un
pays catholique. De fait, par la foi, par la pratique religieuse,
par les préceptes moraux, elle ne l’est plus beaucoup. Mais elle le
demeure par l’identité culturelle. Comme demeurait orthodoxe la
Russie de Staline, ou musulmane la Turquie d’Atatürk.
Un paradoxe qu’illustre une vieille histoire
juive, celle de ce père athée qui, soucieux de donner à son fils la
meilleure instruction possible, l’envoie à l’école des
jésuites ; l’enfant doit, malgré ses origines, assister au
cours de catéchisme, où on lui enseigne le dogme catholique de
la Trinité ; de retour chez lui, il demande à son père
s’il est vrai qu’il y a « trois dieux ». L’autre fronce
les sourcils : « Ecoute-moi bien, mon fils ! Il n’y
a qu’un seul Dieu, et nous n’y croyons pas ! »
Une grande leçon du siècle qui vient de
s’achever, c’est que les idéologies passent et que les religions
demeurent. Moins leurs croyances, d’ailleurs, que leurs
appartenances ; mais sur le socle de l’appartenance se
reconstruisent des croyances.
Ce qui rend les religions virtuellement
indestructibles, c’est qu’elles offrent aux adeptes un ancrage
identitaire durable. A diverses étapes de l’Histoire, d’autres
solidarités, plus neuves, plus « modernes », – la classe,
la nation – ont semblé prévaloir. Mais c’est la religion qui,
jusqu’ici, a eu le dernier mot. On pensait pouvoir la chasser de la
sphère publique pour la cantonner dans les seules frontières du
culte. Elle se révèle difficile à cantonner, difficile à dompter,
et impossible à déraciner. Ceux qui la destinaient au musée de
l’Histoire s’y trouvent eux-mêmes prématurément relégués. Tandis
que la religion se montre prospère, conquérante, souvent même
envahissante.
Sous tous les cieux, et notamment en pays
d’islam.