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Ce qui se déroule sous nos yeux en ce début de
siècle n’est pas une turbulence ordinaire. Pour le monde globalisé
né des décombres de la Guerre froide, c’est peut-être la turbulence
fondatrice, celle qui secouera nos consciences et nos intelligences
pour que nous sortions enfin d’une trop longue Préhistoire ;
mais elle pourrait aussi se révéler destructrice, désintégratrice,
et préluder à une pénible régression.
Toutes ces populations, différentes par la
religion, la couleur, la langue, l’histoire, les traditions, et que
l’évolution contraint à se côtoyer en permanence, saura-t-on les
faire vivre ensemble de manière paisible et harmonieuse ? La
question se pose dans chaque pays, dans chaque ville, de même qu’au
niveau planétaire. Et la réponse, aujourd’hui, est encore
incertaine. Qu’il s’agisse des contrées où coexistent depuis des
siècles des communautés différentes, ou bien de celles qui
accueillent, depuis quelques décennies, des groupes importants d’im
migrés, il est clair que la méfiance et l’incompréhension se
développent, au point de compromettre toutes les politiques
d’intégration ou même de simple cohabitation. Que de scrutins, que
de débats sont aujourd’hui plombés par ce dossier épineux, qui
favorise les crispations identitaires et les dérives
xénophobes ! Notamment en Europe, où l’on a vu certaines des
sociétés les plus tolérantes s’irriter, s’aigrir et se rigidifier.
Mais l’on assiste dans le même temps à des renversements
surprenants dans la perception de l’autre, qui révèlent des
cheminements invisibles dans les esprits de nos contemporains –
l’exemple le plus révélateur et le plus spectaculaire étant
l’avènement de Barack Obama.
Ce débat global sur la coexistence ne nous
quittera plus. Violent ou feutré, ouvert ou implicite, il nous
accompagnera tout au long de ce siècle et pour les siècles à venir.
Notre planète est un tissage serré de populations différentes,
toutes conscientes de leur identité, conscientes du regard qu’on
leur porte, conscientes des droits à conquérir ou à préserver,
persuadées d’avoir besoin des autres et d’avoir également besoin de
s’en protéger. Il ne faut pas s’attendre à ce que les tensions
entre elles s’émoussent par le simple effet du temps qui s’écoule.
N’a-t-on pas vu certaines populations se côtoyer pendant des
siècles sans jamais parvenir au respect mutuel ni à la coexistence
harmonieuse ? Surmonter ses préjugés et ses détestations n’est
pas inscrit dans la nature humaine. Accepter l’autre n’est ni plus
ni moins naturel que de le rejeter. Réconcilier, réunir, adopter,
apprivoiser, pacifier, sont des gestes volontaires, des gestes de
civilisation, qui exigent lucidité et persévérance ; des
gestes qui s’acquièrent, qui s’enseignent, qui se cultivent.
Apprendre aux hommes à vivre ensemble est une longue bataille qui
n’est jamais complètement gagnée. Elle nécessite une réflexion
sereine, une pédagogie habile, une législation appropriée et des
institutions adéquates. Pour avoir vécu au Levant avant d’émigrer
en Europe, j’ai souvent eu l’occasion d’observer quelle différence
cela faisait pour une société humaine lorsqu’une telle bataille
était engagée avec détermination et subtilité, et lorsqu’elle était
négligée, ou conduite maladroitement, et d’une manière
incohérente.
Aujourd’hui, cette bataille devrait être menée à
l’échelle de l’humanité entière, comme au sein de chaque
population. Manifestement, elle ne l’est pas encore, pas assez.
Nous parlons constamment de « village global », et c’est
un fait que, grâce aux progrès réalisés dans le domaine des
communications, notre planète est devenue un même espace
économique, un même espace politique, un même espace médiatique.
Mais les détestations mutuelles n’en sont que plus
manifestes.
En particulier, la cassure entre l’Occident et
le monde arabo-musulman n’a cessé de s’aggraver au cours des
dernières années, au point qu’elle semble à présent difficilement
réparable. Je suis de ceux qui s’en désolent chaque jour, mais bien
des gens s’en accommodent, et parfois même s’y complaisent, sans
mesurer l’immense potentiel de violence que nous réserve cet
affrontement, et qui assombrit singulièrement l’avenir de tous. On
en a vu des exemples avec les attentats meurtriers qui ont marqué
ces dernières années. Ceux du 11 septembre 2001 s’inscrivent
déjà comme un exergue monstrueux à l’histoire du nouveau siècle.
Des actes d’inspiration similaire ont eu lieu sur tous les
continents, de Nairobi à Madrid, et de Bali à Londres, en passant
par Djerba, Alger, Casablanca, Beyrouth, Amman, Taba, Jérusalem,
Istanbul, Beslan, ou Mumbai, sans même parler de Bagdad.
Il est vrai que de tels attentats, aussi
violents soient-ils, ne font pas peser sur le monde la menace d’un
anéantissement, comme c’était le cas des arsenaux thermonucléaires
soviétiques et américains du temps de la Guerre froide. Ils
pourraient néanmoins se révéler extrêmement meurtriers, surtout
s’ils impliquaient demain des armes dites « non
conventionnelles » – chimiques, biologiques, atomiques, ou
autres ; de plus, les perturbations sociales, politiques et
économiques qui en résulteraient seraient dévastatrices.
Mais je préfère supposer qu’un nouvel attentat
majeur pourra être évité – ce qui, heureusement, demeure plausible.
Dans les pays les plus menacés, les autorités réagissent avec
fermeté et efficacité ; pour ne plus jamais être prises de
court, elles s’efforcent de détecter et de prévenir le moindre
risque. Il serait irresponsable de le leur reprocher. Cependant, il
va de soi qu’une société qui éprouve la nécessité de se protéger en
permanence contre des ennemis sans scrupules, s’éloigne
inéluctablement du strict respect des lois et des principes. De ce
fait, la persistance de la menace terroriste ne peut que perturber,
à terme, le fonctionnement des démocraties.
Un jour, on se souviendra de ces années maudites
comme de celles où, dans le métro de Londres, la police la plus
civilisée du monde a cloué au sol un jeune voyageur brésilien,
parfaitement innocent mais légèrement basané, avant de l’exécuter
sommairement de sept balles dans la tête.
L’affrontement des civilisations, ce n’est pas
un débat sur les mérites respectifs d’Erasme et d’Avicenne, de
l’alcool et du voile, ou des textes sacrés ; c’est une dérive
globale vers la xénophobie, la discrimination, les vexations
ethniques et les massacres mutuels, c’est-à-dire vers l’érosion de
tout ce qui constitue la dignité morale de notre civilisation
humaine.
Quand règne pareille atmosphère, même ceux qui
sont persuadés de se battre contre la barbarie finissent par y
tomber à leur tour. La violence terroriste entraîne la violence
antiterroriste, qui alimente le ressentiment, facilite la tâche des
recru teurs fanatiques, et prépare de futurs attentats. Telle
population est-elle regardée avec suspicion parce qu’elle pose des
bombes, ou bien pose-t-elle des bombes parce qu’elle est regardée
avec suspicion ? C’est l’éternelle histoire de l’œuf et de la
poule, et il ne sert plus à rien de chercher la bonne réponse,
celle-ci n’existe pas ; chacun apporte les réponses que lui
dictent ses peurs, ses préjugés, ses origines, ses blessures. Il
faudrait pouvoir briser le cercle vicieux ; mais, à partir du
moment où l’engrenage s’enclenche, il est difficile de retirer la
main.
Comment, dans ce contexte, ne pas redouter une
régression ? Si l’hostilité actuelle entre les diverses
« tribus » planétaires devait persister, et si les
dérèglements de tous ordres devaient se poursuivre, le monde
connaîtrait au cours de ce siècle un effritement de la démocratie,
de l’état de droit et de toutes les normes sociales.
Pour ma part, je refuse de considérer cette
dérive comme inéluctable, mais il est clair qu’il faudrait déployer
des trésors d’ingéniosité, de perspicacité et de détermination pour
avoir quelque chance encore de l’éviter.