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S’agissant de l’autre civilisation que je dis
mienne, celle de l’Occident, elle ne connaît pas les mêmes
égarements, puisqu’elle demeure, pour l’humanité entière, le modèle
ou en tout cas la principale référence. Pourtant, elle aussi se
retrouve aujourd’hui, à sa manière, dans une impasse historique qui
affecte ses comportements et contribue au dérèglement du
monde.
S’il y a, en ce début de siècle, une lancinante
« question d’Orient » qui ne semble toujours pas en voie
de se résoudre, il y a aussi, indéniablement, une « question
d’Occident » ; et si la tragédie des Arabes, c’est
d’avoir perdu leur place parmi les nations et de se sentir
incapables de la retrouver, la tragédie des Occidentaux, c’est
d’avoir accédé à un rôle planétaire démesuré qu’ils ne peuvent plus
assumer pleinement, mais dont ils ne peuvent non plus se
dépêtrer.
Il va de soi que l’Occident a donné à l’humanité
plus que toute autre civilisation. Depuis le « miracle »
athénien, il y a deux millénaires et demi, et surtout au cours des
six derniers siècles, il n’est pas un domaine de la connaissance,
de la création, de la production ou de l’organisation sociale qui
ne porte aujourd’hui la marque de l’Europe et de son extension
nord-américaine. Pour le meilleur et aussi pour le pire. La science
de l’Occident est devenue LA science tout court ; sa médecine
est devenue LA médecine ; sa philosophie, LA
philosophie ; ses diverses doctrines, des plus libératrices
aux plus totalitaires, ont connu des avatars sous les cieux les
plus éloignés. Même les hommes qui se battent contre l’emprise de
l’Occident, le font d’abord avec les instruments matériels ou
intellectuels que l’Occident lui-même a inventés et répandus dans
le reste du monde.
Avec la fin de la Guerre froide, la prééminence
des puissances occidentales semblait avoir franchi un nouveau
palier. Leur système économique, politique et social venait de
démontrer sa supériorité et paraissait sur le point de s’étendre
sur toute la surface du globe ; certains parlaient déjà de
« la fin de l’Histoire », puisque le monde entier allait
désormais se fondre paisiblement dans le moule de l’Occident
vainqueur.
Mais l’Histoire n’est pas la vierge docile et
sage dont rêvent les idéologues.
Ainsi, dans le domaine économique, le triomphe
du modèle occidental a conduit, paradoxalement, à un
affaiblissement de l’Occident.
Libérées du carcan du dirigisme, la Chine puis
l’Inde ont brusquement décollé ; deux révolutions tranquilles
menées sans tapage par des personnages discrets, mais qui sont en
train de modifier durablement les équilibres du monde.
En 1978, deux ans après la disparition de Mao
Zedong, le pouvoir échut à un petit homme de soixante-quatorze ans,
miraculeusement rescapé des purges de la Révolution culturelle –
Deng Xiaoping ; il ordonna aussitôt de distribuer à certains
paysans des terres précédemment collectivisées, en les autorisant à
vendre une part de leur récolte. Le résultat se révéla
probant ; la production fut multipliée, selon les villages,
par deux, par trois, par quatre. Faisant un pas de plus, le
dirigeant chinois décida que les paysans pourraient désormais
choisir eux-mêmes ce qu’ils voudraient planter ; jusque-là,
c’étaient les autorités locales qui le leur imposaient. La
production augmenta encore. C’est ainsi que tout commença. Par
petites touches, sans déclarations fracassantes, sans
rassemblements de masse, le vieux système d’improduction fut
progressivement démantelé. Progressivement, et cependant à la
vitesse de la lumière, sans doute en raison de l’effet
multiplicateur lié aux dimensions démographiques du pays. Ainsi,
lorsque les autorités levèrent l’interdiction sur les petites
entreprises familiales à la campagne – épiceries, échoppes,
ateliers de réparation, etc. –, il s’en créa vingt-deux millions,
employant cent trente-cinq millions de personnes. S’agissant de la
Chine, on a constamment l’impression de feuilleter un livre des
records ; comme pour le nombre de gratte-ciel à Shanghai –
quinze en 1988, près de cinq mille vingt ans plus tard,
c’est-à-dire plus que New York et Los Angeles réunis.
Mais il y a des phénomènes qui ne dépendent pas
du gigantisme, et que celui-ci aurait même dû rendre plus ardus,
comme la croissance de la production intérieure brute ;
laquelle a tourné, pendant trente ans, autour de dix pour cent en
moyenne, ce qui a permis à l’économie chinoise de dépasser
successivement celles de la France, de l’Angleterre, puis de
l’Allemagne dès la première décennie du xxie siècle.
En Inde, le démantèlement du dirigisme s’opéra
aussi calmement, et avec des conséquences aussi étonnantes. En
juillet 1991, le gouvernement avait dû faire face à une crise
financière majeure qui menaçait de provoquer une banqueroute. Pour
y remédier, le ministre des Finances Manmohan Singh décida
d’assouplir certaines des restrictions qui emmaillotaient les
entreprises. Le pays avait jusque-là des lois extrêmement
contraignantes qui imposaient l’obtention de permis préalables pour
chaque transaction économique : permis d’importation, permis
de change, permis d’investissement, permis d’augmentation de la
production, etc. Dès qu’elle commença à être libérée de ces
entraves, l’économie décolla…
Ce que je viens d’évoquer en quelques
paragraphes succincts constitue, pour l’humanité entière, une
avancée gigantesque et inespérée, l’une des plus enthousiasmantes
de l’Histoire ; les deux pays les plus peuplés de la planète,
représentant la moitié de la population de ce qu’on avait pris
l’habitude d’appeler le « tiers-monde », qui commencent à
sortir du sous-développement ; d’autres pays d’Asie et
d’Amérique latine qui paraissent engagés sur la même voie
ascendante ; le traditionnel partage du globe en Nord
industriel et en Sud miséreux, qui peu à peu s’estompe…
Avec le passage du temps, le réveil économique
de ces grandes nations d’Orient apparaîtra sans doute comme la
conséquence la plus spectaculaire de la déconfiture du socialisme
bureaucratique. Si l’on se place du point de vue de l’aventure
humaine, on ne peut que s’en réjouir ; si l’on se place du
point de vue de l’Occident, la joie se mêle d’appréhension, car ces
nouveaux géants industriels ne sont pas seulement des partenaires
commerciaux, ils constituent également des rivaux redoutables, et
des adversaires potentiels.
On n’est déjà plus dans le cas de figure
traditionnel d’un Sud offrant une main-d’œuvre à bon marché, mais
peu efficace. Si les travailleurs chinois ou indiens demeurent, et
demeureront quelque temps encore, moins exigeants, ils sont de plus
en plus qualifiés, et fortement motivés. Sont-ils moins inventifs,
comme on le répète en Occident, avec parfois des sous-entendus
lourds de préjugés culturels ou ethniques ? Si c’est encore le
cas aujourd’hui, il est à prévoir que cette situation se modifiera
à mesure que les hommes et les femmes du Sud se sentiront plus sûrs
d’eux, plus libres, moins entravés par les hiérarchies sociales et
les conformismes intellectuels ; on pourrait alors passer, en
une génération ou deux, de l’imitation à l’adaptation, puis à la
créativité. L’histoire de ces grands peuples révèle qu’ils en sont
capables – la porcelaine, la poudre, le papier, le gouvernail, la
boussole, la vaccination et l’invention du zéro en
témoignent ; ce qui a manqué à ces sociétés asiatiques, elles
l’ont à présent acquis ou sont en train de l’acquérir à l’école de
l’Occident ; sorties de l’arbitraire comme de l’immobilisme,
échaudées par les défaites, les humiliations, la misère, elles
semblent enfin prêtes à affronter l’avenir.
L’Occident a gagné, il a imposé son
modèle ; mais par sa victoire même, il a perdu.
Sans doute faudrait-il introduire ici une
distinction entre l’Occident universel, diffus, implicite, qui a
investi l’âme de toutes les nations de la terre ; et
l’Occident particulier, géographique, politique, ethnique, celui
des nations blanches d’Europe et d’Amérique du Nord. C’est ce
dernier qui se trouve aujourd’hui dans l’impasse. Non parce que sa
civilisation aurait été dépassée par celles des autres, mais parce
que les autres ont adopté la sienne, le privant de ce qui faisait
jusqu’ici sa spécificité et sa supériorité.
Avec le recul du temps, on se dira peut-être que
l’attrait exercé par le système soviétique sur les pays du Sud
avait paradoxalement servi à retarder le déclin de l’Occident. Tant
que la Chine, l’Inde, et tant d’autres pays dirigistes du
tiers-monde demeuraient prisonniers d’un modèle économique
inopérant, ils ne constituaient pas une menace pour la suprématie
économique de l’Occident – alors que, justement, ils croyaient
ainsi la combattre ; il a fallu qu’ils se libèrent de cette
illusion, qu’ils s’engagent résolument dans la voie dynamique du
capitalisme, avant de commencer à secouer pour de vrai le trône de
« l’homme blanc ».
Finalement, les nations occidentales vivaient un
âge d’or, sans en avoir conscience, du temps où elles étaient les
seules à posséder un système économique performant ; dans
l’environnement concurrentiel global qu’elles ont tout fait pour
créer autour d’elles, elles semblent condamnées à démanteler des
pans entiers de leur économie – quasiment toute l’industrie
manufacturière, et une part croissante du secteur des
services.
La situation est particulièrement délicate pour
l’Europe, qui est prise, en quelque sorte, entre deux feux :
celui de l’Asie et celui de l’Amérique, pour aller vite. Je veux
dire entre la concurrence commerciale des nations émergentes, et la
concurrence stratégique des Etats-Unis dont l’effet se fait sentir
dans les secteurs de pointe, tels l’aéronautique et l’ensemble des
industries à usage militaire. Ajoutons cet autre handicap de taille
qu’est l’incapacité de l’Europe à contrôler ses sources
d’approvisionnement en pétrole et en gaz, lesquelles se concentrent
pour l’essentiel au Moyen-Orient et en Russie.
Une autre conséquence importante du décollage
économique des grandes nations d’Asie, c’est l’accession de
centaines de millions de personnes à un mode de consommation dont
elles étaient jusqu’ici exclues.
Chacun peut sourire ou s’indigner de certains
excès, mais nul ne peut légitimement contester à ces populations le
droit de posséder ce que possèdent depuis longtemps les populations
des pays riches – le réfrigérateur, la machine à laver, le
lave-vaisselle, et tous les produits qui vont avec ;
l’automobile familiale et l’ordinateur individuel ; l’eau
chaude, l’eau propre, et la nourriture à profusion ; et aussi
les soins médicaux, les études, les loisirs, les voyages,
etc.
Nul n’a aujourd’hui le droit moral, et nul
n’aura demain la capacité effective de priver ces populations de
tout cela – ni leurs gouvernants, ni la superpuissance, ni qui que
ce soit d’autre. A moins qu’on ne veuille imposer, sur toute
l’étendue de la planète, des tyrannies sanglantes et absurdes pour
ramener ces peuples vers la pauvreté et la servitude, je ne vois
pas comment l’on pourrait les empêcher de faire ce que, depuis des
décennies, on les invite à faire : travailler mieux, gagner
plus d’argent, améliorer leurs conditions de vie, et consommer,
consommer, consommer.
Pour plusieurs générations successives, dont la
mienne, et notamment pour ceux d’entre nous qui sont nés dans les
contrées du Sud, la lutte contre le sous-développement était la
suite logique de la lutte pour l’indépendance. Celle-ci paraissait
même facile en comparaison ; le dur combat contre la pauvreté,
l’ignorance, l’incurie, la léthargie sociale ou les épidémies
semblait devoir se prolonger pendant des siècles. Que les nations
les plus nombreuses aient pu décoller sous nos yeux constitue une
sorte de miracle dont, pour ma part, je ne cesse de
m’émerveiller.
Ayant dit cela, je me dois d’ajouter, sur une
note moins subjective, que l’accroissement vertigineux des classes
moyennes en Chine, en Inde, en Russie, au Brésil, comme sur
l’ensemble de la planète, est une réalité dont le monde, tel qu’il
fonctionne à l’heure actuelle, ne semble pas en mesure de
s’accommoder. Si trois ou quatre milliards d’humains se mettaient
bientôt à consommer, par tête d’habitant, autant que les Européens
ou les Japonais, sans même parler des Américains, il va de soi que
l’on assisterait à des dérèglements majeurs, tant écologiques
qu’économiques. Ai-je besoin d’ajouter que ce que j’évoque ici, ce
n’est pas l’avenir lointain, mais l’avenir immédiat, et même
quasiment le présent ? La pression sur les ressources
naturelles – notamment le pétrole, l’eau douce, les matières
premières, la viande, le poisson, les céréales, etc. – et le combat
pour le contrôle des zones de production ; l’acharnement des
uns à préserver leur part des richesses naturelles, et
l’acharnement des autres à acquérir la leur ; il y a là de
quoi alimenter d’innombrables conflits meurtriers.
Nul doute que ces tensions seraient atténuées
dans une période de récession économique globale, où l’on
consommerait moins, produirait moins, et s’angoisserait moins de
l’épuisement des ressources. Mais cette relative accalmie serait
plus que « compensée », hélas, par les tensions issues de
la crise elle-même. Comment se comporterait telle ou telle nation
si ses espoirs de développement économique connaissaient un
freinage brutal ? A quels bouleversements sociaux, à quels
égarements idéologiques ou politiques, à quelles diversions
guerrières conduirait une telle frustration ? Le seul
événement comparable auquel nous puissions nous référer est celui
de la Grande Dépression de 1929, qui conduisit à des cataclysmes
sociaux, à un déchaînement des fanatismes, à des conflits locaux, à
une conflagration mondiale.
On peut raisonnablement espérer que les
scénarios les plus extrêmes ne se reproduiront pas. Mais il y aura
forcément des secousses et des bouleversements, dont l’humanité
sortira transformée ; sans doute exsangue, meurtrie,
traumatisée, mais peut-être plus mûre, plus adulte, plus consciente
qu’avant de vivre une aventure commune sur son frêle radeau.