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La légitimité, c’est ce qui permet aux peuples
et aux individus d’accepter, sans contrainte excessive, l’autorité
d’une institution, personnifiée par des hommes et considérée comme
porteuse de valeurs partagées.
C’est là une définition ample, susceptible
d’englober des réalités très différentes : les relations d’un
fils avec ses parents, d’un militant avec les responsables de son
parti ou de son syndicat, d’un citoyen avec son gouvernement, d’un
salarié ou d’un actionnaire avec les dirigeants de son entreprise,
d’un étudiant avec ses maîtres, d’un croyant avec les chefs de sa
communauté religieuse, etc. Certaines légitimités sont plus stables
que d’autres, mais aucune n’est immuable ; on peut gagner en
légitimité, ou perdre, selon son habileté, ou selon les
circonstances.
On pourrait même raconter l’histoire de toutes
les sociétés humaines au rythme des crises de légitimité. Au
lendemain d’un bouleversement, une autre légitimité émerge, qui se
substitue à celle qui vient de s’écrouler. Mais la persistance de
cette légitimité nouvelle dépend de ses succès. Si elle déçoit,
elle commence à s’étioler, plus ou moins vite, et sans que ceux qui
s’en réclament s’en rendent toujours compte.
A quel moment, par exemple, les tsars ont-ils
cessé de paraître légitimes ? Et combien de décennies a-t-il
fallu pour que le crédit de la révolution d’Octobre s’épuise à son
tour ? La Russie a été, sous les yeux de nos contemporains, le
théâtre d’une spectaculaire perte de légitimité qui a eu des
répercussions sur l’ensemble de la planète. Mais ce n’est là qu’un
cas parmi tant d’autres ! La légitimité n’est immuable qu’en
apparence ; que ce soit celle d’un homme, d’une dynastie,
d’une révolution ou d’un mouvement national, il arrive un moment où
elle n’opère plus. C’est alors qu’un pouvoir remplace l’autre, et
qu’une légitimité neuve se substitue à celle qui s’était
déconsidérée.
Pour que le monde fonctionne de manière à peu
près harmonieuse, sans perturbations majeures, la plupart des
peuples devraient avoir à leur tête des dirigeants légitimes ;
lesquels seraient « chapeautés », puisqu’il le faut, par
une autorité mondiale également perçue comme légitime.
A l’évidence, ce n’est pas le cas de nos jours.
Et c’est même quasiment l’inverse : beaucoup de nos
contemporains vivent dans des Etats dont les gouvernants ne sont ni
les gagnants d’un scrutin honnête, ni les héritiers d’une dynastie
respectée, ni les continuateurs d’une révolution réussie, ni les
artisans d’un miracle économique, et ne disposent, de ce fait,
d’aucune légitimité ; et sous la tutelle d’une puissance
globale à laquelle les populations ne reconnaissent aucune
légitimité non plus. Cette constatation est particulièrement vraie
pour la grande majorité des pays arabes. Est-ce un hasard si c’est
de là que sont issus les hommes qui commettent, en ce début de
siècle, les actes de violence les plus spectaculaires ?
Les questions de légitimité ont toujours joué un
rôle majeur dans l’histoire du monde musulman. L’exemple le plus
significatif est peut-être celui des factions religieuses. Alors
que dans la chrétienté on s’est constamment divisé, et quelquefois
massacré, autour de la nature du Christ, de la Trinité, de
l’Immaculée Conception ou de la formulation des prières, les
conflits dans l’Islam ont habituellement tourné autour des
querelles de succession.
Le grand schisme entre sunnites et chiites ne
s’est pas fait pour des raisons théologiques mais pour des raisons
dynastiques. A la mort du Prophète, une partie des fidèles s’était
prononcée pour son jeune cousin Ali, qui était aussi son gendre, un
esprit brillant qui avait beaucoup de partisans inconditionnels,
lesquels furent appelés « chi’a-t-Ali », le parti d’Ali,
puis tout simplement « chi’a ». Mais l’homme avait
également beaucoup de détracteurs, qui réussirent par trois fois à
faire désigner comme « califes », ou
« successeurs », des représentants du parti adverse. Ali
finit par remporter la quatrième élection, mais ses ennemis se
révoltèrent aussitôt et il ne put jamais régner paisiblement. Il
fut assassiné au bout de quatre ans et demi ; puis son fils
Hussein fut tué à la bataille de Karbala en 680, drame toujours
commémoré avec une immense ferveur par les chiites. Beaucoup
d’entre eux espèrent qu’un jour prochain réapparaîtra parmi les
hommes un descendant d’Ali, un imam aujourd’hui caché à nos
regards, et qui redonnera le pouvoir à ses détenteurs légitimes –
un messianisme puissant que le passage des siècles n’a pas
terni.
Sur cette querelle dynastique se sont greffées,
comme ce fut d’ailleurs le cas pour les querelles théologiques des
chrétiens, des considérations d’un autre ordre. Lorsque Rome jadis
condamnait comme hérétiques les croyances d’un patriarche
d’Alexandrie ou de Constantinople, lorsque Henri VIII d’Angleterre
rompait avec l’Eglise romaine, ou qu’un prince allemand prenait
parti pour Luther, il y avait souvent des considérations
politiques, et même des rivalités commerciales, conscientes ou pas,
qui jouaient un rôle souterrain. De la même manière, les thèses du
chiisme ont parfois été adoptées par des populations qui voulaient
marquer leur opposition au pouvoir du moment. A titre d’exemple,
c’est au xvie siècle, lorsque l’Empire ottoman,
implacablement sunnite, connaissait sa plus grande expansion, et
qu’il prétendait réunir l’ensemble des musulmans sous son autorité,
que le shah de Perse avait transformé son royaume en bastion du
chiisme ; c’était pour le monarque une manière de préserver
son empire, et pour ses sujets de langue persane un moyen d’éviter
de vivre sous la domination d’un peuple de langue turque. Mais
alors que le roi d’Angleterre manifestait son indépendance en
parlant de l’Eucharistie ou du Purgatoire, le shah marquait sa
différence en affirmant son attachement à la famille du Prophète,
détentrice de la légitimité.
De nos jours, la légitimité généalogique garde
une certaine importance ; mais une autre légitimité est venue
s’y ajouter, et quelquefois s’y substituer, que l’on pourrait
appeler « patriotique », ou
« combattante » : est légitime aux yeux des
musulmans celui qui dirige le combat contre leurs ennemis. Un peu
comme ce fut le cas pour le général de Gaulle en juin 1940,
lorsqu’il avait parlé au nom de la France, non parce qu’il avait
été élu, ni parce qu’il détenait le pouvoir effectif, mais parce
qu’il portait le flambeau de la lutte contre l’occupant.
Cette comparaison est forcément
approximative ; elle représente néanmoins une clef utile, me
semble-t-il, pour qui souhaite décoder ce qui arrive dans le monde
arabo-musulman depuis quelques décennies ; sans doute même
depuis bien plus longtemps, mais je préfère m’attacher à ce qu’a pu
noter un homme de mon âge, né au Liban dans une famille
d’enseignants et de journalistes puis émigré en France, et qui ne
s’est jamais lassé d’observer sa région natale en s’efforçant de
comprendre et d’expliquer.
Depuis que j’ai ouvert les yeux sur le monde,
j’ai vu défiler divers personnages qui s’estimaient détenteurs de
cette « légitimité patriotique », qui parlaient au nom de
leur peuple, ou de tous les Arabes, et parfois même au nom de
l’ensemble des musulmans. Le plus important de tous fut sans
conteste Gamal Abdel Nasser, qui gouverna l’Egypte entre 1952
et 1970, date de sa mort. Je parlerai longuement de lui, parce
qu’il me semble que c’est de lui – de son ascension fulgurante, de
son échec tout aussi fulgurant, puis de sa brusque disparition –
que date la crise de légitimité que vivent aujourd’hui les Arabes,
crise qui contribue au dérèglement du monde comme à cette dérive
vers la violence incontrôlée et vers la régression.
Mais avant de m’attarder sur le parcours de
Nasser, j’aimerais tenter de cerner un peu mieux cette notion de
« légitimité patriotique ». A travers un cas particulier,
très particulier, et peut-être même unique dans l’histoire moderne
du monde musulman, celui d’un dirigeant qui a pu conduire son
peuple hors de la débâcle, qui a mérité de ce fait sa légitimité
combattante, et qui a remarquablement montré la force d’un tel
atout et comment on pouvait s’en servir. Je veux parler
d’Atatürk.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale,
alors que le territoire de l’actuelle Turquie était partagé entre
les différentes armées alliées, et que les puissances réunies à
Versailles ou à Sèvres disposaient sans états d’âme des peuples et
des terres, cet officier de l’armée ottomane avait osé dire non aux
vainqueurs. Quand tant d’autres se lamentaient des décisions
iniques qui les frappaient, Kemal Pacha avait pris les armes,
chassé les troupes étrangères qui occupaient son pays, et imposé
aux puissances de réviser leurs projets.
Cette conduite rare – je veux dire à la fois
l’audace de résister à des adversaires réputés invincibles, et la
capacité de sortir gagnant de ce bras de fer – valut à l’homme sa
légitimité. Devenu, du jour au lendemain, « père de la
nation », l’ancien officier avait désormais un mandat de
longue durée pour remodeler à sa guise la Turquie et les Turcs. Ce
qu’il entreprit avec vigueur. Il mit fin à la dynastie ottomane,
abolit le califat, proclama la séparation de la religion et de
l’Etat, instaura une laïcité rigoureuse, exigea de son peuple qu’il
s’européanise, remplaça l’alphabet arabe par l’alphabet latin,
obligea les hommes à se raser et les femmes à ôter leurs voiles,
échangea lui-même son couvre-chef traditionnel contre un élégant
chapeau à l’occidentale.
Et son peuple le suivit. Il le laissa bousculer
les habitudes et les croyances, sans trop rechigner.
Pourquoi ? Parce qu’il lui avait rendu sa fierté. Celui qui
restitue au peuple sa dignité peut lui faire accepter bien des
choses. Il peut lui imposer des sacrifi ces, des restrictions, et
il peut même se montrer tyrannique ; il sera quand même
écouté, défendu, obéi ; non pas indéfiniment, mais longtemps.
Même s’il s’en prend à la religion, ses concitoyens ne
l’abandonneront pas pour autant. En politique, la religion n’est
pas un but en soi, c’est une considération parmi d’autres ; la
légitimité n’est pas accordée au plus croyant, mais à celui dont le
combat rejoint le combat du peuple.
Peu de gens en Orient ont vu une quelconque
contradiction dans le fait qu’Atatürk se soit battu avec
acharnement contre les Européens alors que son rêve était
d’européaniser la Turquie. Il ne se battait pas contre ceux-ci ou
ceux-là, il se battait pour être traité avec respect, comme un
égal, comme un homme, non comme un indigène ; dès lors que
leur dignité était rétablie, Kemal et son peuple étaient prêts à
aller très loin sur le chemin de la modernité.
La légitimité acquise par Atatürk lui survécut,
et aujourd’hui encore la Turquie est gouvernée en son nom. Même
ceux qui ne partagent pas ses convictions se sentent contraints de
lui manifester une certaine allégeance. On peut se demander
néanmoins combien de temps l’édifice tiendra face au radicalisme
religieux qui monte, et alors que l’Europe s’apeure. Comment les
kémalistes pourraient-ils convaincre leur peuple de s’européaniser
si les Européens lui répètent trois fois par jour qu’il n’est pas
européen et qu’il n’a rien à faire parmi eux ?
Bien des dirigeants du monde musulman rêvèrent
d’imiter l’exemple de la Turquie.
En Afghanistan, un jeune roi de 26 ans,
Amanullah, accéda au pouvoir en 1919, et voulut suivre les traces
d’Atatürk. Il lança son armée à l’assaut des troupes anglaises
d’occupation, et obtint que l’on reconnaisse l’indépendance de son
pays. Fort du prestige ainsi acquis, il s’engagea dans des réformes
ambitieuses, interdit la polygamie et le port du voile, ouvrit des
écoles modernes pour les garçons et les filles, encouragea
l’apparition d’une presse libre. L’expérience dura dix ans,
jusqu’en 1929, date à laquelle Amanullah fut chassé du pouvoir par
une conjuration de chefs traditionnels qui l’accusèrent d’impiété.
Il mourut en exil à Zurich en 1960.
Plus durable fut l’expérience tentée en Perse
par Reza Khan. Fervent admirateur d’Atatürk, officier comme lui, il
aurait voulu reproduire dans son pays la même expérience
modernisatrice ; mais il se montra finalement incapable
d’opérer une rupture franche, préférant fonder une nouvelle
dynastie impériale, celle des Pahlavi, plutôt qu’une république à
l’européenne, et tentant de jouer sur les contradictions entre les
puissances plutôt que d’imposer nettement une ligne d’indépendance.
Sans doute n’avait-il pas les mêmes talents que son modèle, mais il
faut dire aussi à sa décharge qu’avec la découverte du pétrole, il
y avait peu de chances que les puissances laissent l’Iran vivre sa
vie. Pour garder le pouvoir, la dynastie fut contrainte de s’allier
aux Britanniques puis aux Américains, c’est-à-dire à ceux que le
peuple iranien percevait comme les ennemis de sa prospérité et de
sa dignité.
C’est là, face à l’exemple d’Atatürk, un
contre-exemple. A celui qui apparaît comme un protégé des
puissances adverses, la légitimité est déniée, et tout ce qu’il
entreprend est déconsidéré ; s’il veut moderniser le pays, le
peuple s’oppose à la modernisation ; s’il cherche à émanciper
les femmes, les rues s’emplissent de voiles protestataires.
Que de réformes sensées ont échoué parce
qu’elles portaient la signature d’un pouvoir abhorré ! Et, à
l’inverse, que d’actes insensés ont été applaudis parce qu’ils
portaient le sceau de la légitimité combattante ! La chose est
vraie, d’ailleurs, sous tous les cieux ; lorsqu’une
proposition est soumise au vote, les électeurs se prononcent moins
en fonction du contenu qu’en fonction de la confiance qu’ils
accordent, ou qu’ils n’accordent pas, à la personne qui l’a
présentée. Les remords, les remises en cause, n’interviennent
qu’après.