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L’idée selon laquelle l’Occident serait
confronté à une poignée de terroristes s’exprimant abusivement au
nom de l’islam, et dont les agissements seraient réprouvés par la
grande majorité des croyants, ne correspond pas toujours à la
réalité. Il est vrai que les carnages monstrueux, tel celui de
Madrid en mars 2004, suscitent dans le monde musulman le
dégoût, l’embarras, et des condamnations sincères. Mais si l’on
observe de près les « tribus planétaires » qui forment
l’humanité d’aujourd’hui, leurs réactions aux attentats, comme aux
conflits armés ou aux bras de fer politiques, sont rarement
similaires : ce dont les uns s’indignent, les autres le
justifient, l’excusent, et parfois même l’applaudissent.
Nous sommes manifestement en présence de deux
interprétations de l’Histoire, cristallisées autour de deux
perceptions de « l’adversaire ». Pour les uns, l’Islam se
serait montré incapable d’adopter les valeurs universelles prônées
par l’Occident ; pour les autres, l’Occident serait surtout
porteur d’une volonté de domination universelle à laquelle les
musulmans s’efforceraient de résister avec les moyens limités qui
leur restent.
Pour qui peut écouter chaque « tribu »
dans sa langue, ce que j’ai l’habitude de faire depuis de longues
années, le spectacle est à la fois édifiant, fascinant et
affligeant. Car, à partir du moment où l’on pose certaines
prémisses, on parvient à interpréter tous les événements de manière
cohérente sans avoir besoin d’entendre l’opinion des
« autres ».
Si, par exemple, on accepte le postulat selon
lequel la calamité de notre époque est la « barbarie du monde
musulman », l’observation de l’Irak ne pourrait que conforter
cette impression. Un tyran sanguinaire qui a régné par la terreur
pendant un tiers de siècle, saigné son peuple, dilapidé l’argent du
pétrole en dépenses militaires ou somptuaires ; qui a envahi
ses voisins, défié les puissances, multiplié les rodomontades, sous
les applaudissements admiratifs des foules arabes, avant de
s’écrouler sans véritable combat ; puis, dès que l’homme est
tombé, voilà que le pays sombre dans le chaos, voilà que les
différentes communautés commencent à s’entre-massacrer, comme pour
dire : Voyez, il fallait bien une dictature pour tenir un tel
peuple !
Si, à l’inverse, on adopte comme axiome le
« cynisme de l’Occident », les événements s’expliquent de
manière tout aussi cohérente : en prélude, un embargo qui a
précipité tout un peuple dans la misère, qui a coûté la vie à des
centaines de milliers d’enfants, sans jamais priver le dictateur de
ses cigares ; puis une invasion, décidée sous de faux
prétextes, au mépris de l’opinion comme des institutions
internationales, et motivée, au moins en partie, par la volonté de
mettre la main sur les ressources pétrolières ; dès la
victoire américaine, une dissolution hâtive et arbitraire de
l’armée irakienne et de l’appareil d’Etat, et l’instauration
explicite du communautarisme au cœur des institutions, comme si
l’on avait délibérément choisi de plonger le pays dans
l’instabilité permanente ; en prime, les exactions dans la
prison d’Abou-Ghraib, la torture systématique, les humiliations
incessantes, les « dommages collatéraux », les
innombrables bavures impunies, le pillage, la gabegie…
Pour les uns, le cas de l’Irak démontre que le
monde musulman est imperméable à la démocratie ; pour les
autres, il dévoile le vrai visage de la
« démocratisation » à l’occidentale. Même dans la mort
filmée de Saddam Hussein, on pourrait voir aussi bien la férocité
des Américains que celle des Arabes.
Pour moi, les deux discours sont justes, et les
deux sont faux. Chacun tourne dans son orbite, devant son public,
qui le comprend à demi-mot, et qui n’entend pas le discours
adverse. Je suis censé, par mes origines, par mon itinéraire, me
réclamer de ces deux orbites à la fois, mais je me sens chaque jour
un peu plus éloigné de l’une comme de l’autre.
Ce sentiment d’éloignement – ou peut-être de
vrais-je écrire, à l’ancienne, d’« estrangement » – n’est
pas dû à quelque désir d’établir, entre ces composantes de mon
identité, un équilibre des blâmes ; ni seulement à mon
irritation face à deux entêtements culturels qui empoisonnent notre
début de siècle – et qui, incidemment, contribuent à démolir le
pays d’où je viens. Ma critique porte sur la pratique séculaire de
ces deux « aires de civilisation » ; et elle touche
même, je le crains, à leur raison d’être. Le fond de ma pensée
étant que ces vénérables civilisations ont atteint leurs
limites ; qu’elles n’apportent plus au monde que leurs
crispations destructrices ; qu’elles sont moralement en
faillite, comme le sont d’ailleurs toutes les civilisations
particulières qui divisent encore l’humanité ; et que le
moment est venu de les transcender. Soit nous saurons bâtir en ce
siècle une civilisation commune à laquelle chacun puisse
s’identifier, soudée par les mêmes valeurs universelles, guidée par
une foi puissante en l’aventure humaine, et enrichie de toutes nos
diversités culturelles ; soit nous sombrerons ensemble dans
une commune barbarie.
Ce que je reproche aujourd’hui au monde arabe,
c’est l’indigence de sa conscience morale ; ce que je reproche
à l’Occident, c’est sa propension à transformer sa conscience
morale en instrument de domination. Deux accusations lourdes, et
pour moi doublement douloureuses, mais que je ne puis passer sous
silence dans un livre qui prétend s’attaquer aux origines de la
régression qui s’annonce. Dans le discours des uns, on chercherait
en vain les traces d’une préoccupation éthique ou la référence à
des valeurs universelles ; dans le discours des autres, ces
préoccupations et ces références sont omniprésentes, mais utilisées
sélectivement, et constamment détournées au service d’une
politique. Le résultat étant que l’Occident ne cesse de perdre de
sa crédibilité morale, et que ses détracteurs n’en ont
aucune.
Pour autant, je ne situe pas les crises de
« mes » deux univers culturels sur le même plan. Comparé
à ce qu’il fut il y a mille ans, ou trois cents ans, ou même
cinquante ans, l’Occident a indéniablement connu une avancée
spectaculaire qui, sur certains plans, se poursuit et même
s’accélère. Alors que le monde arabe se trouve aujourd’hui au plus
bas ; il fait honte à ses fils, à ses amis, comme à son
histoire.
Un exemple parmi d’autres, mais hautement
révélateur, est celui de la capacité à organiser la
coexistence : du temps de ma jeunesse, les relations entre les
diverses communautés proche-orientales étaient encore, sinon
égalitaires et fraternelles, du moins courtoises et obligeantes.
Les musulmans chiites et sunnites se regardaient parfois avec
méfiance, mais les intermariages étaient fréquents, et ces échanges
quotidiens de massacres, que la tragédie irakienne a banalisés,
paraissaient impensables.
S’agissant des minorités chrétiennes, leur
situation n’a jamais été idyllique, mais elles parvenaient
généralement à survivre, sous tous les régimes, et même à
prospérer ; à aucun moment, depuis l’aube de l’islam, elles ne
s’étaient senties à ce point marginalisées, opprimées, et même
poussées vers la sortie comme c’est le cas aujourd’hui en Irak et
dans quelques autres pays ; devenues étrangères sur leur
propre terre, qu’elles habitent pourtant depuis des siècles,
parfois depuis des millénaires, plusieurs de ces communautés auront
disparu dans les vingt prochaines années, sans que cela suscite
beaucoup d’émoi chez leurs compatriotes musulmans ou chez leurs
coreligionnaires d’Occident.
Quant aux communautés juives du monde arabe,
leur extinction est déjà un fait accompli ; seuls demeurent,
çà et là, quelques survivants stoïques que les autorités et la
population s’acharnent parfois encore à humilier et à
persécuter.
N’y aurait-il pas, me dira-t-on, dans cet état
des choses, une responsabilité certaine de l’Amérique et
d’Israël ? Oui, sans doute ; mais c’est là, pour le monde
arabe, une piètre excuse. Prenons à nouveau l’exemple qui est
aujourd’hui constamment sous nos yeux, celui de l’Irak. Je suis
persuadé que le comportement erratique de l’occupant américain a
contribué à plonger ce pays dans la violence communautaire ;
je serais même prêt à admettre, bien qu’un tel cynisme me semble
monstrueux, que certains apprentis sorciers à Washington et
ailleurs ont pu trouver des avantages à ce bain de sang. Mais
lorsqu’un militant sunnite se met au volant d’un camion piégé pour
aller se faire exploser sur un marché fréquenté par des familles
chiites, et que ce massacreur est appelé « résistant »,
« héros », et « martyr » par certains
prédicateurs fanatiques, il ne sert plus à rien d’accuser
« les autres », c’est le monde arabe lui-même qui doit
faire son examen de conscience. Quel combat mène-t-il ?
Quelles valeurs défend-il encore ? Quel sens donne-t-il à ses
croyances ?
On rapporte que le Prophète aurait dit :
« Le meilleur des hommes, c’est le plus utile aux
hommes » ; une puissante devise qui devrait susciter
aujourd’hui des interrogations poignantes, chez les individus, les
dirigeants, les peuples : Que sommes-nous en train d’apporter
aux autres et à nous-mêmes ? En quoi sommes-nous « utiles
aux hommes » ? Sommes-nous guidés par autre chose que le
désespoir suicidaire, qui est la pire des impiétés ?