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Nous contemplons les temps anciens avec une condescendance qui, au vu de nos comportements actuels, ne se justifie pas. Le siècle qui vient de s’achever a certes connu des avancées prodigieuses ; nous sommes bien plus nombreux à vivre plus longtemps, et mieux ; nous avons à notre disposition des instruments – et aussi des remèdes – qui, il y a quelques dizaines d’années à peine, semblaient encore appartenir au domaine de la science-fiction, quand ils n’étaient pas tout bonnement inconcevables. Mais le même siècle a connu des entreprises totalitaires bien plus redoutables que les tyrannies de jadis, et produit des armes qui, pour la première fois dans l’Histoire, sont en mesure de détruire toute trace de civilisation sur terre.
Est-ce à dire que l’humanité a progressé sur le plan matériel et pas sur le plan moral ? Il serait inexact de le prétendre. Si, bien sûr, nous avons indéniablement avancé au cours du xxe siècle sur tous les plans à la fois ; mais pas au même rythme. Tandis que dans l’acquisition des connaissances, dans le développement des sciences, dans leur adaptation technologique civile ou guerrière, dans la production et la diffusion des richesses, l’évolution aura été ascendante et accélérée, celle des mentalités et des comportements humains aura été erratique et, dans l’ensemble, inadéquate, tragiquement inadéquate.
C’est ce dernier qualificatif qui décrit le mieux l’épreuve qui est à présent la nôtre. La question pertinente n’est pas celle de savoir si nos mentalités et nos comportements ont progressé par rapport à ceux de nos ancêtres ; c’est celle de savoir s’ils ont suffisamment évolué pour nous permettre de faire face aux gigantesques défis du monde d’aujourd’hui.
Un exemple parmi d’autres est celui de l’environnement, de la pollution atmosphérique et des changements climatiques. Il y a eu, dans ce vaste domaine autrefois négligé, une remarquable prise de conscience, sans doute moins prononcée dans certains pays que dans d’autres, mais réelle, et même spectaculaire ; en quelques dizaines d’années, des mesures efficaces ont été prises, des habitudes ancestrales ont été modifiées ; quand on songe qu’à Londres, début décembre 1952, le smog – mélange de smoke, fumée, et de fog, brouillard – provoqua en cinq jours la mort de douze mille personnes, on peut apprécier le chemin parcouru. Dans la plupart des nations industrialisées, les autorités se préoccupent à présent de rendre les usines moins polluan tes, et interdisent de les installer au voisinage des grosses agglomérations. Une saine pratique qui s’est étendue, depuis la fin de la Guerre froide, vers les anciens « pays de l’Est », qui avaient jusque-là, en la matière, un bilan désastreux.
C’est là un progrès dont on peut se féliciter, mais qui ne suffit point à balayer nos frayeurs actuelles. Dès lors que la planète subit, du fait des émissions de carbone, un réchauffement qui s’accélère et qui pourrait se révéler calamiteux pour les générations à venir, la question adéquate n’est plus : « Est-ce que nos comportements dans ce domaine sont meilleurs que ceux de nos parents et de nos grands-parents ? », ce à quoi la réponse serait indiscutablement positive ; mais : « Est-ce que nos comportements dans ce domaine permettront d’écarter la menace mortelle qui pèse sur nos enfants et nos petits-enfants ? »
Il va de soi que la réponse à la première question n’aurait pas de quoi nous rassurer si la réponse à la seconde se révélait négative – ce qui, à l’instant où j’écris ces lignes, ne peut être écarté ; car si l’on veut diminuer significativement les émissions de carbone dans l’atmosphère, il faudrait que les peuples les plus riches et les plus puissants, notamment les Américains, les Européens et les Japonais, acceptent de modifier profondément leurs habitudes de consommation ; et que les grandes nations du Sud, qui viennent tout juste d’amorcer leur décollage économique, notamment les Chinois et les Indiens, acceptent de freiner leur croissance.
Pour que l’on puisse appliquer des mesures aussi contraignantes, et qui exigent des sacrifices lourds de la part de chaque nation, de chaque citoyen, il faudrait un formidable sursaut de solidarité planétaire que rien ne laisse présager dans un avenir proche.


C’est cette même inadéquation que l’on observe lorsqu’on cherche à faire face aux défis que pose la diversité humaine.
A l’époque qui est la nôtre, où chaque culture est quotidiennement confrontée aux autres, où chaque identité éprouve le besoin de s’affirmer avec virulence, où chaque pays, chaque ville, doit organiser en son sein une délicate cohabitation, la question n’est pas de savoir si nos préjugés religieux, ethniques et culturels sont plus forts ou plus faibles que ceux des générations précédentes ; elle est de savoir si nous saurons empêcher nos sociétés de dériver vers la violence, le fanatisme et le chaos.
Il en est ainsi dans de nombreuses régions du monde, et le cas des minorités irakiennes et proche-orientales n’est pas unique, bien qu’il constitue, en ces premières années du siècle, l’exemple le plus révélateur. Si nous nous montrons incapables d’assurer la survie de ces communautés millénaires, c’est que notre gestion de la diversité humaine est manifestement déficiente, et inadéquate.
Cela veut-il dire qu’autrefois on était plus sage, plus attentif, plus tolérant, plus magnanime, ou plus habile ? Je ne le crois pas. Il suffit de parcourir quelques livres d’histoire pour constater qu’il y a toujours eu des monarques assoiffés de sang, des satrapes pillards, des invasions dévastatrices, des pogroms, des massacres, ainsi que de monstrueuses tentatives d’extermination. Si certaines communautés ont tout de même survécu, siècle après siècle, c’est parce que leur sort était surtout lié à des péripéties locales et n’était pas constamment affecté par tous les événements de la planète.
Lorsqu’un incident grave se déroulait dans un village, il fallait souvent des semaines pour que le reste du pays en entende parler, ce qui en limitait les répercussions. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Une déclaration maladroite, prononcée à midi, peut servir de prétexte à une tuerie le soir même, et à dix mille kilomètres de là. Parfois c’est une fausse rumeur, répandue par malveillance ou en raison d’un malentendu, qui déclenche les hostilités ; quand on apprend la vérité, il est déjà trop tard, les cadavres emplissent les rues. Je songe à des événements précis survenus au cours des dernières années, non seulement en Irak, mais également en Indonésie, en Egypte, au Liban, en Inde, au Nigeria, au Rwanda, comme sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie.
N’est-ce pas là une conséquence normale de l’évolution du monde ? objecteront certains. Oui et non. Le désenclavement des hommes et des conflits est effectivement une conséquence normale des progrès dans les moyens de communication. Ce qu’on est en droit de déplorer, et de dénoncer, c’est que cette avancée technologique ne soit pas accompagnée d’une prise de conscience qui permette de préserver les populations ainsi projetées, à leur corps défendant, dans le tumulte de l’Histoire.
Ce qui est en cause, c’est le fossé qui se creuse entre notre rapide évolution matérielle, qui chaque jour nous désenclave davantage, et notre trop lente évolution morale, qui ne nous permet pas de faire face aux conséquences tragiques du désenclavement. Bien entendu, l’évolution matérielle ne peut ni ne doit être ralentie. C’est notre évolution morale qui doit s’accélérer considérablement, c’est elle qui doit s’élever, d’urgence, au niveau de notre évolution technologique, ce qui exige une véritable révolution dans les comportements.


Plus tard je reviendrai longuement sur la gestion de la diversité comme sur les perturbations climatiques, et sur les dilemmes qui sont les nôtres dans ces domaines cruciaux. Ici je voudrais m’arrêter un instant sur les turbulences de la sphère économique et financière, où l’on peut constater la même inadéquation entre l’ampleur des problèmes qui nous assaillent et notre faible capacité à les résoudre.
Là encore, s’il s’agissait de savoir si nous parvenons, mieux que par le passé, à nous concerter, à réfléchir ensemble, à mobiliser des fonds d’urgence, la réponse serait certainement positive ; dès qu’une crise se déclenche, des mesures sont prises, dont on pourrait contester l’efficacité ou les orientations, mais qui souvent permettent de ramener un peu d’ordre.
Cependant, on a beau faire confiance aux dirigeants qui se réunissent à deux, à sept, à huit, ou à vingt, qui disposent d’une foule de conseillers compétents, et qui tiennent des conférences de presse apaisantes, il faut bien admettre que chaque secousse est généralement suivie d’une secousse plus grave encore. Ce qui donne à penser que la réponse apportée à la précédente ne devait pas être adéquate.
Au bout d’un certain nombre de « rechutes », on en arrive naturellement à se dire que cette inadéquation n’est pas due à des fautes d’appréciation, mais au fait que le système économique global est de moins en moins « pilotable ». Une défaillance qui ne peut être imputée à une cause unique, mais qui s’explique certainement en partie par cette caractéristique de notre époque que l’on peut observer dans divers autres domaines, à savoir que les problèmes ne peuvent être résolus que si l’on réfléchit globalement, comme si l’on était une vaste nation plurielle, tandis que nos structures politiques, juridiques et mentales nous contraignent à réfléchir et à agir en fonction de nos intérêts spécifiques – ceux de nos Etats, de nos électeurs, de nos entreprises, de nos finances nationales. Tout gouvernement est amené à considérer que ce qui est bon pour lui est bon pour les autres. Et, même s’il a suffisamment de lucidité pour savoir que ce n’est pas toujours le cas, même s’il est persuadé que certaines de ses politiques – protectionnisme, émission massive de monnaie, réglementations discriminatoires ou « manipulation » de devises – auront des retombées négatives sur le reste du monde, il fera tout de même ce qui lui convient pour tenter de sortir du marasme. La seule limite à l’« égoïsme sacré » des nations étant la nécessité d’éviter que le système entier ne s’effondre.
C’est là, en quelque sorte, un nouvel équilibre de la terreur qui s’instaure, notamment entre les Chinois et les Américains – « si vous cherchez à me ruiner, je vous entraînerai dans ma chute ». Un jeu périlleux, qui laisse la planète à la merci d’un dérapage, et qui ne peut évidemment pas remplacer une solidarité véritable.


Tout aussi préoccupant est le fait que les turbulences économiques que nous observons de nos jours trouvent leur origine dans les multiples dérèglements qui affectent le monde, et qui se situent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de cette sphère. De sorte qu’il existe, aux côtés des données permettant de prédire que telle année verra un ralentissement de l’activité et que telle autre verra une reprise, bien d’autres facteurs dont les effets ne peuvent être convenablement anticipés.
A titre d’exemple, les fluctuations outrancières dans les prix des carburants sont dues en partie à la spéculation ; mais elles dépendent également des besoins accrus des grandes nations du Sud, des incertitudes politiques dans les zones de production et de transit, tels le Moyen-Orient, le Nigeria, le Sahara, la mer Rouge, ou les territoires de l’ancienne Union soviétique, comme de plusieurs autres facteurs. Si l’on souhaite maîtriser ces fluctuations pour les empêcher de perturber les grands équilibres économiques, il faudrait sans doute que des dispositions soient prises au plan global pour décourager les spéculateurs ; mais il faudrait aussi que l’on parvienne à une gestion concertée et équitable des ressources de la planète, que l’on modifie certaines habitudes de production et de consommation, que l’on dépasse les traumatismes de la Guerre froide pour que des rapports plus sereins s’établissent entre la Russie et l’Occident, que des solutions durables soient trouvées à divers conflits régionaux, etc. On mesure bien l’énormité de la tâche, qui exige un haut degré de solidarité active entre les nations, et qui ne pourrait être accomplie que sur des décennies, alors que les perturbations nous affectent aujourd’hui même.
Dès qu’un gouvernement cherche à régler un problème, il le trouve relié à cent autres, qui relèvent de domaines différents, et qui se dérobent à son influence. Qu’il se batte contre la récession, l’inflation, le chômage, ou contre la pollution, la drogue, les pandémies, ou encore contre la violence urbaine, il est immanquablement en butte à des problèmes de tous ordres – géopolitiques, sociologiques, sanitaires, culturels, ou moraux – en prove nance de tous les coins de la planète ; des problèmes qu’il devrait absolument résoudre pour avoir quelque chance de réussir, mais sur lesquels il n’a aucune prise, ou si peu.


En matière d’économie, on a longtemps admis comme une vérité de bon sens que si chacun agissait selon son intérêt propre, la somme de ces actions serait bénéfique à l’intérêt collectif. L’égoïsme serait ainsi, paradoxalement, la forme réaliste de l’altruisme. « Occupez-vous d’augmenter votre richesse et, sans l’avoir cherché, vous aurez augmenté la richesse de tous. » Adam Smith parlait au xviiie siècle d’une « main invisible » qui se chargerait providentiellement d’harmoniser la machine économique sans qu’aucune autorité ait besoin d’intervenir. Une vision abondamment controversée, on s’en doute, mais qui ne peut être écartée d’un geste dédaigneux, vu qu’elle a été à la base du système économique le plus efficace de l’histoire humaine.
Reste à savoir si cette « main invisible » est encore capable d’opérer de nos jours ; si elle est en mesure de « lubrifier » une économie de marché aux dimensions de la planète, mêlant des sociétés aux lois disparates, aux acteurs innombrables, imprévisibles et omniprésents, comme elle a pu le faire jadis pour quelques pays d’Occident. Il est probable, en tout cas, qu’aucune « main invisible » ne pourra empêcher la richesse croissante des nations de peser lourdement sur les ressources de la Terre, ni de polluer l’atmosphère ; mais il n’est pas certain non plus que les mains visibles des gouvernants soient en mesure de mieux gérer nos réalités globales.


A quelques années d’intervalle, nous aurons assisté à la disgrâce de deux croyances opposées. C’est d’abord le rôle des pouvoirs publics qui fut stigmatisé ; dans la foulée de la faillite du système soviétique, toute forme de dirigisme apparut comme une hérésie, même aux yeux de certains socialistes ; on estima que les lois du marché étaient naturellement plus efficaces, plus sages, plus rationnelles ; on considéra que tout, ou presque, pouvait être privatisé, la santé, les retraites, les prisons, et même – pour le Pentagone des néoconservateurs – une bonne partie de l’effort de guerre ; on s’en prit, de manière souvent implicite mais parfois très explicite, à l’idée selon laquelle l’État avait le devoir d’assurer le bien-être des citoyens ; on alla même jusqu’à considérer que le principe d’égalité était une notion obsolète, survivance d’une ère révolue, et qu’il ne fallait pas avoir honte d’étaler les disparités de fortune.
Mais le pendule était allé trop loin, il a heurté un mur, et le voilà reparti pour quelque temps dans le sens opposé. C’est désormais la croyance à l’infaillibilité du marché qui est stigmatisée. On redécouvre des vertus au rôle de l’Etat ; on en arrive même à pratiquer des nationalisations massives, bien que l’on répugne à les appeler de ce nom. Les certitudes constamment claironnées pendant trois décennies sont à présent ébranlées, une remise en cause radicale est en cours, qui affectera profondément la sphère politique, sociale, ou économique, et qui ira sans doute bien au-delà. Comment résoudre, en effet, une crise financière majeure, sans s’attaquer à la crise de confiance qui l’accompagne, aux comportements qui l’ont causée, à la distorsion dans l’échelle des valeurs, à la perte de crédibilité morale des dirigeants, des Etats, des compagnies, des institutions, et de ceux qui sont supposés les surveiller ?
L’une des images les plus fortes de ce début de siècle, c’est celle d’Alan Greenspan, ancien directeur du Federal Reserve Board, déposant devant une commission du Congrès en octobre 2008. Tout en niant que les décisions qu’il avait prises – ou omis de prendre – au cours de ses dix-huit ans de « règne » aient pu être responsables du cataclysme des prêts hypothécaires américains et des turbulences planétaires qui en ont résulté, il a reconnu qu’il se trouvait « dans un état de choc et d’incrédulité ». Il était convaincu, dit-il, que jamais les organismes prêteurs ne pourraient agir d’une manière qui pourrait compromettre les intérêts de leurs propres actionnaires. « C’est sur cette base que l’on a géré les risques, depuis des décennies, mais tout cet édifice intellectuel s’est écroulé l’été dernier. »
Je suppose que ceux qui doutent de la sagesse immanente des mécanismes du marché auront réagi à ces propos par le sarcasme. Mais ce que Greens pan exprimait là n’était pas seulement la déception d’un conservateur abusé. Si ses remords me semblent significatifs, et même touchants, c’est parce qu’ils marquent la fin d’une époque où les comportements des acteurs économiques avaient de la cohérence, de la décence, et obéissaient à certaines règles ; où les dirigeants flambeurs, prédateurs ou fraudeurs étaient rares ; où l’on pouvait s’appuyer sur quelques valeurs sûres et reconnaître du premier coup d’œil les entreprises saines.
Sans vouloir embellir les temps anciens, qui ont eu leur lot de malversations et de crises, il faut admettre que jamais il n’y eut une époque telle que la nôtre, où les responsables des économies nationales ne parviennent plus à suivre les échafaudages acrobatiques des as de la finance, et où les opérateurs qui brassent des milliards n’ont aucune connaissance de l’économie politique, ni le moindre souci des répercussions de leurs actes sur les entreprises, sur les travailleurs, ni sur leurs propres parents ou amis, sans même parler du bien-être collectif.
On comprend aisément que les vieux sages soient désabusés. Qu’ils penchent pour l’interventionnisme ou pour le laisser-faire, les « médecins de l’économie » constatent que leurs thérapies les mieux éprouvées produisent des résultats décevants. Comme s’ils se retrouvaient chaque matin en présence d’un patient différent de celui qu’ils avaient traité la veille.