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Pour qui cherche à comprendre les réalités d’aujourd’hui, la spécificité des religions, des ethnies, des cultures, est une notion utile, mais délicate à manier. Quand on la néglige, on ne saisit plus les nuances ; quand on lui donne trop d’importance, on ne saisit plus l’essentiel.
C’est aussi, de nos jours, une notion équivoque. L’apartheid n’était-il pas expressément fondé sur le « respect de la spécificité » des Noirs ? Selon qu’elle était de souche européenne ou africaine, chaque population était censée suivre le chemin auquel sa culture propre la « destinait » ; les uns devaient avancer vers la modernité, les autres devaient se cantonner dans leurs traditions ancestrales.
L’exemple de l’Afrique du Sud peut paraître caricatural et dépassé. Hélas, il ne l’est pas. L’esprit d’apartheid est omniprésent dans le monde d’aujourd’hui, et il continue à se répandre. Parfois avec malveillance, et parfois, au contraire, avec les meilleures intentions du monde.
Qu’on me permette de citer un incident qui s’est déroulé à Amsterdam en ce début de siècle. Une jeune femme d’origine algérienne se présente à la mairie avec un projet qui lui tient à cœur : une sorte de club pour les femmes immigrées de son quartier, afin qu’elles puissent se retrouver entre elles, sortir un peu du microcosme familial, se délasser dans un hammam, et discuter librement de leurs problèmes. Une responsable la reçoit, l’écoute, prend des notes, et lui demande de revenir après quelques semaines pour qu’on lui dise si la municipalité pourra l’aider. La jeune femme s’en va, confiante. Quand elle revient à la date indiquée, elle s’entend dire que, malheureusement, le projet ne pourra pas se faire. « Nous avons consulté l’imam de votre quartier, et il a dit que ce n’était pas une bonne idée. Désolés ! »
Je suis persuadé que la fonctionnaire qui a prononcé ces paroles ne les a pas perçues comme ségrégationnistes, mais au contraire comme éminemment respectueuses. N’est-il pas convenable de s’en remettre à l’avis du « chef coutumier » pour décider de ce qui doit se faire au sein d’une ethnie ? Une question candide vient spontanément à l’esprit : si une jeune Européenne avait présenté un projet, aurait-on remis la décision entre les mains du curé ou du pasteur de sa paroisse ? Evidemment pas. Et pourquoi donc, pourrait-on demander tout aussi candidement ? Les réponses seraient forcément embarrassées. Tout, ici, est dans le non-dit, dans le sous-entendu, et dans le présupposé ethnique. En un mot comme en mille, on agit de la sorte parce que « ces gens-là » ne sont pas comme « nous ». Il faudrait être dénué de sensibilité pour ne pas comprendre que ce « respect » de l’Autre est une forme de mépris, et le révélateur d’une détestation. C’est en tout cas ainsi que les personnes « respectées » le vivent.
Cette propension à ne considérer l’Autre qu’à travers sa spécificité religieuse ou ethnique, cette habitude de pensée qui renvoie les gens venus d’ailleurs à leurs appartenances traditionnelles, cette infirmité mentale qui empêche de voir la personne au-delà de sa couleur, de son apparence, de son accent ou de son nom, toutes les sociétés humaines en sont affectées depuis l’aube des temps. Mais dans le « village global » d’aujourd’hui, une telle attitude n’est plus tolérable, parce qu’elle compromet les chances de coexistence au sein de chaque pays, de chaque ville, et prépare pour l’humanité entière d’irréparables déchirements et un avenir de violence.
Que faudrait-il faire ? me demandera-t-on. Prétendre qu’on ne voit pas les différences ? Faire comme si les gens avaient tous la même couleur, la même culture, les mêmes croyances ?
Ces interrogations sont légitimes, et elles mériteraient qu’on s’y arrête un moment.


Nous vivons une époque où chacun se sent contraint de faire flotter au vent l’étendard déployé de ses appartenances, et de signaler qu’il a bien vu l’étendard de ses interlocuteurs. Je ne sais si c’est là une libération ou une dépossession de soi, une politesse contemporaine ou une goujaterie. Cela dépend sans doute des circonstances, et de la manière. Toujours est-il que le dilemme est réel. Prétendre que l’on ne voit pas de différence entre les couleurs de peau, entre les sexes, entre les accents, entre les consonances des noms, cela équivaut parfois à dissimuler et à perpétuer des injustices séculaires. A l’inverse, la prise en compte systématique et explicite des caractères distinctifs contribue à figer les gens dans leurs appartenances, et à les enfermer dans leurs « clans » respectifs.
La sagesse me semble résider dans une approche plus subtile, plus affinée, et moins paresseuse. Il ne s’agit pas d’ignorer les différences qu’il pourrait y avoir entre un Néerlandais et un Algérien – pour rester dans le même exemple ; mais, ayant pris acte de ces différences, de se donner le temps d’aller au-delà, en se disant que tous les Néerlandais ne sont pas identiques, et tous les Algériens non plus ; qu’un Néerlandais peut être croyant ou agnostique, éclairé ou obtus, de droite ou de gauche, cultivé ou inculte, travailleur ou glandeur, honnête ou voyou, grincheux ou bon vivant, généreux ou mesquin – et un Algérien de même.
Faire semblant d’ignorer les différences physiques ou culturelles serait absurde ; mais on passerait à côté de l’essentiel si on se limitait aux différences les plus manifestes au lieu d’aller plus loin, vers la personne elle-même, dans son individualité.
Respecter une femme ou un homme, c’est lui parler comme à un être humain à part entière, comme à un être libre et adulte, non comme à un être dépendant qui appartiendrait à sa communauté comme un serf appartenait à sa terre.
Respecter l’immigrée algérienne, c’est respecter en elle la personne qui a élaboré un projet et qui a eu la témérité d’aller l’exposer aux autorités. Et non la ramener par la peau du cou sous la férule de son chef coutumier.


C’est à dessein que j’ai pris pour exemple un incident survenu à Amsterdam. Dans la lente marche de l’Europe vers la tolérance religieuse, c’est une ville qui a joué, à partir du xviie siècle, un rôle pionnier. Je suis persuadé d’ailleurs que l’employée municipale, en consultant un imam de quartier, croyait être dans la droite ligne de l’esprit d’ouverture qui a toujours caractérisé sa ville.
Car c’est de cette manière que fonctionnait la tolérance il y a quatre cents ans. Les minorités religieuses étaient autorisées à pratiquer librement leur culte ; et si l’un de leurs membres se comportait d’une manière répréhensible, il était fermement rappelé à l’ordre par les dirigeants de sa propre communauté. C’est ainsi que Spinoza avait été excommunié par ses coreligionnaires en 1656 parce que son athéisme supposé menaçait de compromettre leurs relations avec leurs concitoyens chrétiens. Une question d’autant plus délicate que beaucoup de juifs, dont le propre père du philosophe, étaient arrivés à Amsterdam à une date relativement récente après avoir été expulsés de la péninsule Ibérique, et qu’ils ne voulaient pas être soupçonnés d’un comportement déloyal envers leurs hôtes, lesquels s’étaient montrés inhabituellement magnanimes pour l’époque.
Les réalités d’aujourd’hui sont différentes, infiniment plus complexes, et les attitudes n’y ont pas la même signification. En notre époque guettée par une dérive communautariste d’ampleur planétaire, « enchaîner » les femmes et les hommes à leur communauté religieuse aggrave les problèmes au lieu de les résoudre. C’est pourtant ce que font de nombreux pays d’Europe lorsqu’ils encouragent les immigrés à s’organiser sur une base religieuse, et qu’ils favorisent l’émergence d’interlocuteurs communautaires.
Souvent l’Occident a commis cette faute dans ses rapports avec le reste du monde. Pendant des siècles il s’est montré incapable d’appliquer aux autres peuples, notamment à ceux dont il tenait le destin dans ses mains, les principes qu’il appliquait aux siens, et qui ont fait sa grandeur. C’est ainsi, par exemple, que la France coloniale, pour éviter d’accorder aux habitants de ses départements d’Algérie une citoyenneté à part entière, les avait confinés dans le statut de « Français musulmans » – une appellation passablement aberrante de la part d’une république laïque.
S’il est important de rappeler les fautes du passé, c’est pour éviter de les reproduire. L’ère coloniale ne pouvait établir que des relations malsaines entre les dominants et les dominés, vu que le désir candide de « civiliser » l’Autre était constamment en conflit avec la volonté cynique de l’assujettir. Il faut bien constater, comme l’a fait Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme, que les Etats-nations font de piètres bâtisseurs d’empires, une telle entreprise devant s’accompagner d’une certaine estime pour ceux que l’on voudrait rassembler ; Alexandre rêvait de mariages en masse entre Hellènes et Perses, Rome chérissait Athènes et Alexandrie, et elle avait fini par accorder la citoyenneté à tous les sujets de l’Empire, des druides celtes jusqu’aux Bédouins d’Arabie. Plus près de nous, les Empires austro-hongrois ou ottoman s’étaient effectivement voulus rassembleurs, avec des succès inégaux. A l’inverse, les empires coloniaux bâtis par les nations européennes au xixe et au xxe siècle n’ont jamais été que des extensions de soi-même, des écoles de racisme appliqué et de transgression morale qui ont préparé la voie aux guerres, aux génocides et aux totalitarismes qui allaient ensanglanter l’Europe.
Notre époque offre à l’Occident la chance de restaurer sa crédibilité morale ; non en battant sa coulpe, non en s’ouvrant à « toute la misère du monde », ni en transigeant avec des valeurs importées d’ailleurs, mais au contraire en se montrant enfin fidèle à ses propres valeurs – respectueux de la démocratie, respectueux des droits de l’homme, soucieux d’équité, de liberté individuelle et de laïcité. Dans ses rapports avec le reste de la planète ; et avant tout dans ses rapports avec les femmes et les hommes qui ont choisi de vivre sous son toit.