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Quiconque décèlerait dans mes propos la colère d’un minoritaire d’Orient ne se tromperait qu’à moitié. J’appartiens en effet à cette espèce en voie d’anéantissement, et je refuserai jusqu’à mon dernier souffle de considérer comme normale l’émergence d’un monde où des communautés millénaires, gardiennes des plus antiques civilisations humaines, seraient contraintes de plier bagage et d’abandonner leur terroir ancestral pour aller prendre refuge sous un toit lointain.
Il est naturel que les victimes s’en émeuvent ; il est inquiétant qu’elles soient les seules à s’en émouvoir. Le problème des minorités n’est pas seulement un problème pour les minoritaires. Ce qui est en question n’est pas seulement, si j’ose dire, le sort de quelques millions d’hommes. Ce qui est en question, c’est la raison d’être et la finalité de notre civilisation ; si, au terme d’une longue évolution matérielle et morale, elle aboutit à une telle « purification » ethnique et religieuse, c’est qu’elle a manifestement fait fausse route.
Pour toute société, et pour l’humanité dans son ensemble, le sort des minorités n’est pas un dossier parmi d’autres ; il est, avec le sort des femmes, l’un des révélateurs les plus sûrs de l’avancement moral, ou de la régression. Un monde où l’on respecte chaque jour un peu mieux la diversité humaine, où toute personne peut s’exprimer dans la langue de son choix, professer paisiblement ses croyances et assumer sereinement ses origines sans encourir l’hostilité ni le dénigrement, que ce soit de la part des autorités ou de la population, c’est un monde qui avance, qui progresse, qui s’élève. A l’inverse, lorsque prévalent les crispations identitaires comme c’est aujourd’hui le cas dans la grande majorité des pays, au nord de la planète comme au sud, lorsqu’il devient chaque jour un peu plus difficile d’être sereinement soi-même, de pratiquer librement sa langue ou sa foi, comment ne pas parler de régression ?


Je me suis particulièrement inquiété, au cours de l’année 2007, des périls courus par une toute petite minorité prise dans la tourmente, et menacée d’extinction à brève échéance. Il s’agit des Mandéens, encore appelés Sabéens, une communauté si réduite, si discrète, si modeste, que peu de gens hors d’Irak connaissent son existence.
J’avais moi-même entendu ce nom pour la pre mière fois en 1988, alors que j’effectuais des recherches sur Mani, fondateur du manichéisme, un étonnant personnage qui vécut en Mésopotamie au iiie siècle de notre ère. Cherchant à me documenter sur la jeunesse de l’homme et la genèse de sa doctrine, j’avais appris qu’il avait passé ses premières années avec son père dans une palmeraie située au bord du Tigre, au sud de l’actuelle Bagdad, au sein d’une communauté gnostique qui vénérait saint Jean-Baptiste et pratiquait, à son exemple, des rites d’immersion. J’avais découvert alors avec ravissement que cette singulière communauté, que l’on aurait pu croire disparue depuis des siècles, survivait encore, au même endroit ou presque, pratiquant les mêmes baptêmes dans le même fleuve. Par quel miracle ? Je serais incapable de le dire. Une partie de l’explication se trouve dans un passage du Coran qui, accordant un statut spécial aux « gens du Livre », comme les juifs et les chrétiens ou les zoroastriens, mentionne aussi, les sabéens – en arabe al-sabi’a, une dénomination qui semble provenir d’un radical sémitique évoquant l’idée d’immersion, justement. Se prévalant de cette reconnaissance, la communauté avait pu traverser, tant bien que mal, les quatorze derniers siècles. Ce ne fut jamais facile ; tout juste tolérée, elle devait constamment se faire discrète, ce qui ne suffisait d’ailleurs pas toujours à la protéger des persécutions épisodiques ni des humiliations quotidiennes.
Tout au long de cette période, ces hommes revendiquaient simultanément le nom de « sabéens », qui rappelait à leurs voisins musulmans la mention coranique, et celui de « mandéens », issu d’un autre radical sémitique évoquant la notion de « connaissance » – équivalent de la gnosis des Grecs. Sous cette double appellation, ils purent maintenir leur foi et la cohésion de leur communauté ; de plus, et bien qu’ils se soient fait un devoir d’écrire et de parler l’arabe, ils ont su préserver leur langue propre, que les spécialistes appellent « mandaïque », et qui est une variété d’araméen – avec même, semble-t-il, quelques vocables d’origine sumérienne. Une langue qui possède, soit dit en passant, une littérature méconnue.
Que cette ultime communauté gnostique ait pu survivre jusqu’à notre époque n’a jamais cessé, depuis vingt ans, de me fasciner et de m’émouvoir. C’est un peu comme s’il y avait de nos jours, dans le sud de la France, quelque vallée d’accès difficile où se serait réfugiée une communauté cathare qui aurait miraculeusement survécu aux guerres saintes comme aux persécutions ordinaires, et qui pratiquerait encore ses rites dans sa langue d’oc.
Je n’ai pas pris cet exemple par hasard. Lorsqu’on cherche à connaître les origines du catharisme et des autres mouvements d’inspiration manichéenne qui se sont répandus en Europe entre le xe et le xiiie siècle, tels les bogomiles de Bulgarie et de Bosnie, ou les patarins d’Italie, on en trouve la source première en Mésopotamie au iiie siècle, dans cette palmeraie des bords du Tigre où s’élabora la doctrine de Mani.
On devinera aisément mon indignation lorsque j’appris, début mars 2007, que les Mandéens étaient à présent menacés d’anéantissement ; parce qu’ils subissaient, comme tous les Irakiens, la folie meurtrière qui s’abattait sur ce pays ; et aussi parce que, dans le déchaînement inouï du fanatisme religieux, même la « dispense coranique » ne les protégeait plus. Des prédicateurs zélés leur déniaient à présent le statut que le livre saint de l’islam leur avait clairement accordé ; à Falloujah, leurs familles apeurées avaient été converties de force, des couteaux sous la gorge ; à Bagdad comme dans le reste du pays, les Mandéens avaient été chassés de leurs emplois, expulsés de leurs maisons, et leurs magasins avaient été pillés. « Nous avons traversé mille épreuves, m’a écrit l’un de leurs représentants, mais celle-ci pourrait nous être fatale. Nous sommes menacés d’extinction à très brève échéance. » Leur nombre, déjà faible, s’était effondré encore ; en 2002, ils devaient être, dans tout l’Irak, une trentaine de milliers ; quatre ans plus tard, ils n’étaient plus que six mille. Leur communauté était dispersée, pourchassée, en proie au désarroi. Nulle part ils ne pouvaient plus s’assembler, ni exercer leur culte ; ils ne savaient même plus où enterrer leurs morts.
Quelques personnes se sont finalement mobilisées pour les aider ; une action discrète a pu être entreprise, qui a permis à la plupart des familles de trouver un lieu d’asile – principalement en Suède. Mais la communauté a peu de chances de survivre en tant que telle. Dans quelques années, sa langue ne sera plus parlée, ses rites ne seront plus que des simulacres. Une culture millénaire aura disparu sous nos yeux, dans l’indifférence.


Si j’ai voulu évoquer ici le cas des Mandéens, c’est parce que leur tragédie me paraît révélatrice de l’égarement où se trouve notre civilisation. Qu’une telle communauté ait pu traverser tant de siècles pour venir s’éteindre devant nous en dit long sur la barbarie de notre époque, et en particulier sur celle des deux univers culturels auxquels j’appartiens, à savoir le monde arabe et l’Occident.
Le premier paraît incapable de tolérer aujourd’hui ce qu’il tolérait il y a cinquante ans, il y a cent ans, ou même il y a mille ans. Certains livres publiés au Caire dans les années 1930 sont aujourd’hui prohibés pour cause d’impiété ; certains débats qui avaient lieu à Bagdad au ixe siècle, en présence du calife abbasside, sur la nature du Coran, seraient impensables de nos jours dans n’importe quelle ville musulmane, même dans l’enceinte d’une université. Quand je pense que l’un des plus grands poètes classiques de langue arabe est universellement connu sous son surnom d’al-Moutanabbi, littéralement « celui-qui-se-dit-prophète », parce que en sa jeunesse il parcourait l’Irak et l’Arabie en proclamant de telles prétentions ! En son temps, au xe siècle, la chose provoquait des haussements d’épaules, des moqueries, des froncements de sourcils, mais elle n’a jamais empêché les croyants d’écouter le poète et d’admirer son talent ; aujourd’hui, il se serait fait lyncher ou décapiter sans autre forme de procès.
En Occident, la barbarie n’est pas faite d’intolérance et d’obscurantisme, mais d’arrogance et d’insensibilité. L’armée américaine déboule dans l’antique Mésopotamie comme un hippopotame dans un champ de tulipes. Au nom de la liberté, de la démocratie, de la légitime défense et des droits de l’homme, on maltraite, on démolit, on tue. Sept cent mille morts plus tard, on se retirera avec un vague mot d’excuse. On a dépensé près d’un trillion de dollars, et selon certaines estimations deux ou trois fois plus, mais le pays que l’on a occupé est plus pauvre qu’avant. On a voulu combattre le terrorisme, mais celui-ci n’a jamais été aussi florissant. On a mis en avant la foi chrétienne du président Bush, et désormais chaque croix d’église est soupçonnée de collaboration. On a prétendu instaurer la démocratie, mais on s’y est pris de telle manière que la notion elle-même en a été pour longtemps déconsidérée.


L’Amérique se remettra de son traumatisme irakien. L’Irak ne se remettra pas de son traumatisme américain ; ses communautés les plus nombreuses auront encore des centaines de milliers de morts ; ses communautés les plus faibles n’y retrouveront plus jamais leur place ; non seulement les Mandéens ou les Yazidis, mais également les Assyro-Chal déens, dont le seul nom évoque des instants merveilleux de notre grande aventure humaine. A présent, le sort de toutes ces minorités est scellé ; au mieux, elles achèveront leur parcours historique en une lointaine terre d’asile ; au pire, elles seront anéanties sur place, broyées entre les deux mâchoires dissemblables de la barbarie d’aujourd’hui.