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Mais je referme cette longue parenthèse sur la manière dont fonctionne la légitimité, pour revenir à ces journées de mai et juin 1967 où Nasser avait pris, ou repris, les rênes de la nation arabe en promettant de la conduire vers la victoire espérée. Ses forces armées et celles d’Israël étaient à présent face à face.
Après avoir envisagé d’attaquer en premier, le raïs y avait renoncé, persuadé que ce serait politiquement désastreux, que les Américains interviendraient alors massivement aux côtés d’Israël, et que les Soviétiques seraient embarrassés ; si, en revanche, il acceptait de se laisser attaquer en premier, il se retrouverait d’emblée dans une excellente position diplomatique, le monde entier serait avec lui, à commencer par la France du général de Gaulle ; et les Etats-Unis eux-mêmes auraient du mal à s’engager pleinement aux côtés de l’agresseur. De toute manière, pensait-il, les combats allaient se prolonger pendant des semaines, s’étendre sur tous les fronts, les renforts afflueraient de tous les pays arabes, tandis que les Israéliens seraient forcément épuisés. On finirait par aboutir à un arrangement qui constituerait, pour l’Egypte et pour lui-même personnellement, une victoire politique majeure.
Bien entendu, cette attitude aurait un coût, et Nasser ne l’ignorait pas. En laissant les Israéliens tirer les premiers, il prenait un risque. Mais c’était, croyait-il, un risque calculé. Son bras droit, le maréchal Abdel-Hakim Amer, lui avait assuré que, même si tous les bombardiers israéliens attaquaient à l’unisson, l’Egypte ne perdrait que 10 à 15 % de ses appareils ; en quelques jours, les Soviétiques les auraient remplacés.
Ce que Nasser n’avait absolument pas prévu, c’est que le premier coup assené par les Israéliens anéantirait l’aviation égyptienne. C’est pourtant ce qui arriva dans la matinée du lundi 5 juin 1967. Volant à très basse altitude, les bombardiers attaquèrent en même temps tous les aéroports militaires, abîmant les pistes et détruisant les appareils au sol. L’armée de terre demeurait intacte et elle aurait pu se battre longtemps encore dans le Sinaï, donnant au président la possibilité de se ressaisir, de faire remplacer les avions perdus, et de préparer même une contre-offensive. Mais le maréchal Amer, en proie à la panique et au désarroi, ordonna une retraite générale qui se transforma en débâcle.
Ayant mis l’Egypte hors combat, l’armée israélienne se tourna vers Jérusalem et la Cisjordanie dont elle s’empara à l’issue d’une brève bataille de rues, puis vers le Golan syrien, qui tomba sans grande résistance. Au bout d’une semaine, les combats avaient cessé. Les vainqueurs appelleront ce conflit la « guerre des Six Jours » ; pour les vaincus, ce sera d’abord « al-naksa », « le revers » ; puis tout simplement la « guerre de Juin ».
Ces appellations anodines cachent mal l’ampleur du traumatisme subi par les Arabes pendant ces journées-là. Il n’est pas excessif de dire que cette guerre brève constitue pour eux, aujourd’hui encore, la tragédie de référence qui affecte leur perception du monde et pèse sur leurs comportements.


Au lendemain de la défaite, une interrogation obsédante s’imposa à tous les Arabes, et à bon nombre de musulmans à travers le monde. Chacun la formulait à sa manière, et apportait ses propres réponses, mais la substance était la même : comment une telle débâcle avait-elle pu se produire ?
Pour excuser sa déconfiture, Nasser avait commencé par dire que l’attaque n’était pas venue d’Israël seul, mais également des Américains et des Britanniques. Si ce n’était pas vrai, c’était utile pour atténuer à court terme le désespoir des Egyptiens comme de l’ensemble des Arabes. Etre battu par une grande puissance, c’était rageant, mais c’était dans l’ordre des choses, bien moins déshonorant, en tout cas, que d’être battu par un petit Etat créé il y a vingt ans, dix fois moins peuplé que l’Egypte, et disposant d’une armée moins nombreuse.
La guerre de 1967 aurait dû laver l’affront de 1948, lorsque l’Etat juif naissant avait tenu tête à tous ses voisins coalisés ; elle était supposée démontrer que les Arabes avaient repris confiance, qu’ils avaient renoué avec leur gloire d’autrefois, que leur renaissance nationale sous l’égide de Nasser leur avait enfin redonné leur juste place parmi les nations. Au lieu de quoi, cette débâcle fulgurante leur a ôté leur estime de soi et les a installés, pour longtemps, dans un rapport de profonde méfiance avec le monde, perçu comme un lieu hostile, régi par leurs ennemis, et où eux-mêmes n’auraient plus leur place. Ils ont le sentiment que tout ce qui constitue leur identité est détesté et méprisé par le reste du monde ; et, ce qui est encore plus grave, quelque chose en eux leur dit que cette détestation et ce mépris ne sont pas complètement injustifiés. Cette double haine – du monde et de soi-même – explique dans une large part les comportements destructeurs et suicidaires qui caractérisent notre début de siècle.
De tels comportements sont devenus si fréquents, et même quotidiens, en Irak et ailleurs, que l’on a cessé de s’en émouvoir. Aussi me semble-t-il utile de rappeler que jamais, dans l’histoire de l’humanité, on n’a assisté à un phénomène d’une telle ampleur, jamais on n’a traversé une époque où des centaines, des milliers d’hommes ont fait preuve d’une telle propension à s’immoler. Tous les parallèles historiques que l’on évoque quelquefois pour relativiser ce phénomène sont grossièrement inappropriés. Ainsi l’épisode des kamikazes japonais, qui étaient, quant à eux, l’émanation d’une armée régulière, et ne sévirent que pendant la dernière année de la guerre du Pacifique, mettant définitivement fin à leurs raids dès la capitulation de leur gouvernement. Ou, dans le passé du monde musulman, l’épisode de l’« Ordre des Assassins », dont les adeptes s’attaquaient toujours à une personnalité bien ciblée mais ne tuaient jamais indistinctement ; acceptaient de se laisser appréhender puis exécuter pour leur acte, mais ne sacrifiaient jamais eux-mêmes leur propre vie ; et qui ne commirent, de toute manière, qu’une poignée d’attentats en deux siècles, s’apparentant donc bien plus à certains révolutionnaires russes de l’époque tsariste qu’aux « martyristes » d’aujourd’hui.
Le désespoir qui enflamme ces derniers n’est pas né en 1967, ni en 1948, ni à la fin de la Première Guerre mondiale. Il est l’aboutissement d’un long processus historique qu’aucun événement ni aucune date ne suffisent à résumer. C’est l’histoire d’un peuple qui a connu un grand moment de gloire, suivi d’une longue déchéance ; depuis deux cents ans, il aspire à se relever, mais chaque fois il retombe ; défaites, déceptions et humiliations se sont succédé, jusqu’au moment où a surgi Nasser ; avec lui on allait pouvoir, croyait-on, se redresser, retrouver l’estime de soi et l’admiration des autres. En s’écroulant à nouveau, de manière si spectaculaire, si dégradante, les Arabes, et avec eux l’ensemble du monde musulman, ont eu le sentiment d’avoir tout perdu, irrémédiablement.
Une révision déchirante s’opère depuis, mais dans l’amertume et dans la peur. Et avec un débordement de foi qui masque mal une infinie désespérance.


La défaite de Nasser, suivie de sa mort, en septembre 1970, à 52 ans, favorisa l’émergence de divers projets politiques qui allaient se trouver en compétition pour recueillir son héritage.
En Egypte même, le pouvoir échut à Sadate, un personnage que l’on croyait timoré et terne, mais qui se montrera, au contraire, audacieux et flamboyant. Le plus étrange, dans son parcours, n’est pas là, cependant ; les dauphins qui se font tout petits tant que le maître est en vie pour se révéler aussitôt que le pouvoir leur échoit, sont légion à travers l’Histoire, sous tous les cieux ; les hommes forts aiment à s’entourer de personnages qui ne s’opposent pas à eux, qui ne leur font pas d’ombre, et qui attendent leur heure sans impatience apparente. Le plus étrange, s’agissant de Sadate, ce n’est pas non plus qu’il ait réussi, en octobre 1973, à bousculer les positions de l’armée israélienne par une attaque surprise le long du canal de Suez – ce qu’en Israël on appelle la guerre du Kippour, et en Egypte la guerre d’Octobre. Le plus étrange, c’est qu’en réussissant là où Nasser avait échoué, le nouveau raïs n’ait pas pu supplanter son prédécesseur dans le cœur des Arabes, qu’il ait même été brocardé, injurié, mis politiquement « en quaran taine », et tellement diabolisé dans certains milieux qu’il allait finir assassiné.
Etrange, oui, et fort révélateur pour qui cherche à scruter la délicate question de la légitimité. Un peuple encore sous le choc d’une défaite traumatisante ; soudain, un nouveau dirigeant apparaît, qui obtient sinon une victoire, du moins un demi-succès plus qu’honorable ; on aurait dû l’aduler, l’élever aux nues, l’introniser sans délai parmi les grands héros de la nation, et c’est l’inverse qui se produit ! Si Sadate devint une icône, ce fut pour l’opinion occidentale, pas pour l’opinion arabe. Qui, à aucun moment, ne s’identifia à lui. Ni avant son voyage spectaculaire à Jérusalem en novembre 1977, ni surtout après. Jamais ne lui fut accordée dans le cœur des Arabes cette légitimité instinctive, quasiment charnelle, dont Nasser, malgré ses travers, ses fautes, ses défaites, bénéficia jusqu’à sa mort.
Sans doute en voulait-on inconsciemment à Sadate d’avoir succédé à Nasser, comme on peut détester le nouvel époux d’une mère du seul fait qu’il a pris la place d’un père adoré. En France, par exemple, tous ceux qui ont tenu les rênes du pouvoir après Napoléon Ier ont pâti de la comparaison avec lui, et plus que tous, celui qui portait le même nom ; que le règne du grand empereur ait été ruineux et se soit achevé par une défaite et par une occupation étrangère n’y change rien, les peuples sont reconnaissants à celui qui leur offre l’épopée, le rêve, l’admiration des autres, et un brin d’orgueil. L’instant napoléonien fut le dernier où la France occupa la première place parmi les nations de la terre, et où elle tenta de réunir l’Europe autour d’elle par la force combinée de ses armes et de ses idées. L’instant nassérien fut moins ambitieux, mais à l’aune de ce qui semblait encore possible pour les Arabes, il joua un rôle similaire ; et il demeure dans les mémoires comme une ultime chevauchée.