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Au moment où j’écris ces lignes, une image me vient à l’esprit, à la fois triviale et inoubliable : celle d’un bureau de vote, en Floride, lors de l’élection présidentielle de novembre 2000. Un scrutateur examine un bulletin à contre-jour pour déterminer, en fonction des pointillés et des torsions de la feuille, à quel candidat doit aller la voix, Al Gore ou George W. Bush.
Comme des millions de personnes à travers le monde, j’étais suspendu à ce dépouillement, ainsi qu’à la querelle juridique qui l’accompagnait. Un peu, certes, par une curiosité de spectateur devant un feuilleton politique palpitant ; mais surtout parce que, dans ces élections, c’est mon avenir et celui des miens qui étaient en jeu. A l’époque je le pressentais un peu, aujourd’hui je le sais avec certitude, ce vote en Floride allait changer le cours de l’Histoire dans mon propre pays natal, le Liban.
J’ai cité cet exemple en premier, spontanément, parce qu’il me concerne de près ; j’aurais pu commencer par tant d’autres, plus amples, et dont les implications pour l’ensemble de la planète paraissent plus évidentes. Ainsi, il est raisonnable de supposer que les attentats du 11 septembre 2001 auraient eu lieu de la même manière si Al Gore s’était installé à la Maison-Blanche plutôt que George W. Bush ; mais il est tout aussi raisonnable de supposer que la réaction de Washington n’aurait pas été identique. On aurait forcément mené une « guerre contre la terreur » ; avec, toutefois, d’autres priorités, d’autres slogans, d’autres méthodes, d’autres coalitions. Il y aurait probablement eu moins de détermination, mais aussi moins de dérapages ; le président n’aurait parlé ni de « croisade » ni d’un « axe du Mal », et l’on se serait abstenu de parquer les détenus à Guantanamo. La guerre d’Irak n’aurait probablement pas eu lieu, ce qui aurait changé bien des choses pour les populations qui s’y sont trouvées embourbées, ainsi que pour les relations des Etats-Unis avec le reste du monde. S’agissant du Liban, il est probable que l’armée syrienne n’aurait pas été contrainte à l’évacuer en 2005, et que les affrontements dont il a été le théâtre auraient pris une autre tournure.
On peut également supposer que si les Démocrates avaient gagné en novembre 2000, plusieurs autres dossiers importants – le réchauffement climatique, par exemple ; ou le droit de pratiquer certaines recherches en génétique ; ou le rôle des Nations unies – auraient été gérés différemment, avec des conséquences significatives pour l’avenir de la planète. Il serait néanmoins hasardeux d’aller plus loin dans les conjectures. Et superflu de vouloir déterminer si l’état du monde en aurait été amélioré ou détérioré. Pour ma part, au fil des années, j’ai médité à diverses occasions sur ce fameux vote de la Floride, le jugeant souvent calamiteux, mais quelquefois providentiel.
Une chose est certaine, en tout cas : ce sur quoi les électeurs de Tampa et de Miami s’étaient prononcés en cette année au chiffre symbolique, ce n’était pas seulement l’avenir de la nation américaine ; c’était aussi, pour une large part, l’avenir de toutes les autres nations.
On pourrait dire la même chose des deux élections présidentielles suivantes, au cours desquelles on a connu des situations extrêmes. En 2004, le monde entier souhaitait que le président Bush soit battu, mais ses concitoyens décidèrent de le réélire ; le désamour entre l’Amérique et le reste de la planète fut alors à son paroxysme. A l’inverse, en 2008, toutes les nations de la Terre s’étaient éprises du sénateur Obama, et lorsque les voix des Américains se portèrent sur lui, ce fut un torrent d’admiration – parfaitement justifié, à mes yeux – pour les Etats-Unis, leur peuple, leur système politique, et leur capacité à gérer leur diversité ethnique. Cette convergence, liée à la fois au discours d’Obama, à ses origines africaines, et à la lassitude du monde envers l’administration républicaine, ne se répétera pas de sitôt ; en revanche, il y a fort à parier que, désormais, chaque élection américaine sera l’occasion d’un psychodrame planétaire.
Ce qui, à l’évidence, pose problème. Il me semble même qu’il y a là, sous des apparences anodines, anecdotiques, l’un des facteurs souterrains de ce « dérèglement » politique et moral qui caractérise notre époque.


Avant d’aller plus loin, il me faut prendre en compte deux objections que mes propos pourraient susciter.
Certes, me dira-t-on, le président des Etats-Unis est aujourd’hui puissant ; ses décisions politiques affectent le sort de la planète entière ; et, de ce fait, ceux qui l’élisent se trouvent investis d’un rôle qui ne leur revient pas de droit, puisque le choix qu’ils font se révèle souvent déterminant pour l’avenir des Asiatiques, des Européens, des Africains et des Latino-Américains. Dans un monde idéal, les choses ne devraient pas se passer ainsi. Mais à quoi bon s’échiner contre un problème qui n’a aucune solution ? On ne va tout de même pas accorder aux Colombiens, aux Ukrainiens, aux Chinois ou aux Irakiens le droit de voter à l’élection présidentielle américaine !
Non, j’en conviens, ce serait absurde ; et ce n’est certainement pas ce que je préconiserais. Quelle autre solution, alors ? Aucune. A cet instant, je n’en vois aucune. Mais le fait qu’il n’y ait pas de solution réaliste ne veut pas dire que le problème n’existe pas. Je suis persuadé que celui-ci est tout à fait réel ; que sa gravité sera de plus en plus apparente dans les prochaines décennies ; et qu’il a, dès à présent, quelques effets dévastateurs.
Je me promets d’expliciter les raisons de cette inquiétude dans la suite de mon propos. Auparavant, j’aimerais écarter une autre objection prévisible. La première était celle de l’éternel « A quoi bon ? » ; la seconde relève du non moins éternel « Il en a toujours été ainsi ! »
Depuis l’aube de l’Histoire, me dira-t-on, certaines nations imposent leur volonté à d’autres ; les puissants décident, les opprimés subissent ; cela fait des générations que la voix d’un habitant de New York, de Paris ou de Londres pèse plus lourd que celle d’un électeur de Beyrouth, de La Paz, de Lomé ou de Kampala ; si l’époque actuelle a apporté des changements, c’est plutôt dans le sens d’une amélioration, puisque des centaines de millions de personnes peuvent désormais s’exprimer librement alors qu’elles étaient jusqu’ici bâillonnées.
Tout cela est vrai, et cependant trompeur. Sans doute les empires d’autrefois étaient-ils vastes et puissants. Mais leur emprise sur le monde demeurait faible ; parce que leur armement et leurs moyens de communication ne leur permettaient pas d’assurer un contrôle effectif loin de leur métropole ; et aussi parce qu’ils devaient toujours compter avec des puissances rivales.
Aujourd’hui, l’extraordinaire essor technologique a rendu possible un contrôle bien plus serré du territoire mondial ; et il a contribué à concentrer le pouvoir politique dans un petit nombre de capitales – et même, principalement, dans une seule. Ce qui explique l’émergence, pour la première fois dans l’Histoire, d’un gouvernement dont la « juridiction » couvre la planète entière.
Cette situation inédite génère naturellement des disparités tout aussi inédites, ainsi que des équilibres nouveaux – ou plus exactement des déséquilibres. Et des ressentiments suicidaires.
A l’évidence, quelque chose a radicalement changé dans la texture du monde, qui a profondément vicié les rapports entre les hommes, dégradé la signification de la démocratie, et brouillé les chemins du progrès.


Pour examiner de plus près cette altération, pour tenter d’en comprendre les origines et les mécanismes, pour chercher à tâtons une sortie hors de ce labyrinthe meurtrier, la notion qui pourrait servir de « lanterne » est celle de légitimité. Une notion désuète, oubliée, et peut-être même passablement suspecte aux yeux de certains de nos contemporains, mais indispensable dès lors que se pose la question du pouvoir.