6
L’attitude des pays d’Occident envers leurs
immigrés n’est pas un dossier parmi d’autres. De mon point de vue –
et ce n’est pas seulement parce que je suis moi-même un migrant –,
il s’agit là d’une question cruciale.
Si le monde se voit partagé aujourd’hui en
« civilisations » rivales, c’est d’abord dans l’esprit
des immigrés, femmes et hommes, que ces « civilisations »
s’affrontent. Ce n’est pas un hasard si les attentats les plus
meurtriers et les plus spectaculaires de ces dernières années, ceux
de New York, de Madrid, de Londres et d’ailleurs, ont été commis
par des migrants, les uns originaires du sous-continent indien, les
autres du Maghreb, ou encore d’Egypte ; tel ce militant
islamiste qui dirigea l’attaque contre les tours jumelles du World
Trade Center alors qu’il venait d’achever sa thèse de doctorat en
urbanisme dans une université allemande. Dans le même temps, de
nombreux migrants participent paisiblement et généreusement à la
vie intellectuelle, artistique, sociale, économique et politique
des pays d’accueil, leur apportant des idées nouvelles, des
compétences rares, des sonorités, des saveurs, des sensibilités
différentes, leur permettant de se mettre au diapason du monde,
leur donnant la capacité de le connaître intimement, dans toute sa
diversité, dans toute sa complexité.
Je l’écris sans détour, et en pesant mes
mots : c’est d’abord là, auprès des immigrés, que la grande
bataille de notre époque devra être menée, c’est là qu’elle sera
gagnée ou perdue. Ou bien l’Occident parviendra à les reconquérir,
à retrouver leur confiance, à les rallier aux valeurs qu’il
proclame, faisant d’eux des intermédiaires éloquents dans ses
rapports avec le reste du monde ; ou bien ils deviendront son
plus grave problème.
La bataille sera rude, et l’Occident n’est plus
très bien placé pour l’emporter. Hier, seuls entravaient son action
les contraintes économiques et ses propres préjugés culturels.
Aujourd’hui, il lui faut compter avec un adversaire de
taille : ces identités longtemps meurtries et qui sont
devenues meurtrières. Les immigrés d’autrefois, comme les peuples
des colonies, demandaient seulement à la puissance tutélaire de se
comporter en mère plutôt qu’en marâtre ; leurs fils, par
dépit, par fierté, par lassitude, par impatience, ne veulent plus
de cette parenté-là ; ils brandissent les signes de leurs
appartenances originelles, et agissent parfois comme si leur maison
adoptive était un territoire ennemi. Jadis efficace, bien qu’un peu
lente, la machine à intégrer s’est grippée. Et quelquefois elle est
délibérément sabotée.
Pour qui vit comme moi en Europe depuis plus de
trente ans, et qui a observé la lente dégradation de la coexistence
dans de nombreux pays, lesquels pratiquent pourtant des politiques
fort différentes en matière d’immigration, la tentation est grande
de baisser les bras. Je ne dois pas être le seul à avoir ce
sentiment déprimant qu’aucune des approches ne mène au résultat
espéré, ni la plus stricte ni la plus permissive, ni l’ambitieux
« modèle républicain » qui est censé faire de chaque
immigré un Français à part entière, ni le pragmatique modèle
d’outre-Manche, qui admet la spécificité des diverses communautés
sans essayer d’en faire des Anglais.
Tout aussi affligeants pour l’observateur
concerné que je suis furent, en ces premières années du siècle, le
meurtre du cinéaste néerlandais Theo Van Gogh, les manifestations
liées aux caricatures danoises, et des dizaines, des centaines
d’autres symptômes inquiétants, porteurs de violence physique ou
morale, et survenus dans tous les pays, ou presque.
De là à conclure qu’il ne sert à rien de vouloir
intégrer les immigrés originaires du monde musulman et d’Afrique,
il n’y a qu’un pas, que beaucoup ont déjà franchi en silence, même
s’ils se sentent obligés de prétendre le contraire. Pour ma part,
je continue à croire que la coexistence harmonieuse est possible,
et qu’elle est de toute manière indis pensable si l’on veut tisser
des liens solides entre les tenants des diverses cultures plutôt
que de se résigner à un cloisonnement générateur d’affrontements,
de détestation, de violence ; or nul ne serait plus apte à
briser un tel cloisonnement que des migrants qui assumeraient
pleinement leur double appartenance.
Cela dit, je suis conscient du fait qu’une
intégration réussie est aujourd’hui ardue, qu’elle le sera encore
plus dans les décennies à venir, et qu’il faudra une action
réfléchie, subtile, patiente et même résolument volontariste pour
éviter le désastre qui s’annonce.
En France, des esprits généreux expliquent, avec
plus ou moins de conviction, que les vagues successives d’immigrés
– les Italiens, les Polonais, ou les réfugiés de la guerre
d’Espagne – avaient dû faire face à des préjugés hostiles avant de
s’intégrer pleinement ; et que les immigrés venus du monde
musulman finiront par connaître un cheminement similaire. Des
propos louables, mais peu crédibles. La vérité, c’est qu’il sera
difficile pour un pays d’Europe, quel qu’il soit, de résoudre ses
problèmes d’intégration tant que l’atmosphère globale restera
caractérisée, comme elle l’est aujourd’hui, par la méfiance et la
rancœur.
Ce qui arrive dans chaque pays dépend en partie
des politiques qui y sont menées, mais dépend aussi, dans une large
mesure, de facteurs qu’il ne peut maîtriser. Lorsqu’un Maghrébin
émigre aux Pays-Bas, il y débarque porteur d’une certaine image de
cette contrée, transmise par ses proches qui y sont déjà
venus ; mais porteur aussi d’une image d’ensemble de
l’Occident, image bien plus liée à la politique des Etats-Unis ou
au souvenir de la colonisation française qu’à l’histoire des
Pays-Bas eux-mêmes. Cette perception comprend à la fois des aspects
positifs – sinon on ne viendrait pas vivre là ! – et des
aspects négatifs, dont la part est incomparablement plus grande
aujourd’hui qu’il y a trente ans.
Les nouveaux arrivants observent avec une
attention intense les comportements de leurs hôtes. Ils sont
constamment à l’affût des regards, des gestes, des paroles, des
chuchotements, des silences qui viendraient leur confirmer qu’ils
se trouvent en milieu hostile, ou dédaigneux. Bien entendu, les
migrants ne réagissent pas tous de la même manière. Il y a les
acariâtres, qui interprètent de manière négative tout ce qui émane
des « autres » ; comme il y a les béats qui, à
l’inverse, remarquent uniquement ce qui semble montrer qu’ils sont
acceptés, ou estimés, ou aimés. Parfois ce sont les mêmes personnes
qui passent d’un sentiment à l’autre ; un sourire amical, et
l’on répond avec un débordement de gratitude ; l’instant
d’après survient une parole ou un geste dénotant l’hostilité, le
mépris, ou simplement une certaine condescendance, et l’on a
soudain envie de frapper, de tout casser, et aussi de se détruire
soi-même. Parce qu’on déteste sa propre image autant que le miroir
qui la renvoie.
Ce qui rend fragiles les rapports entre les
immigrés et la société d’accueil, et fragile de ce fait la
coexistence, c’est que la blessure est constamment là. La peau qui
s’est formée à sa surface n’a jamais pu durcir. Un rien ranime la
douleur, quelquefois un simple grattement, ou même une caresse
maladroite. En Occident, bien des gens haussent les épaules devant
tant de susceptibilité. La colonisation, la ségrégation, la traite
des Noirs, l’extermination des Bushmen, des Taïnos, ou des
Aztèques, la guerre de l’Opium, les croisades, tout cela appartient
désormais au passé révolu – ne faudrait-il pas laisser les morts
enterrer les morts ? Mais le passé n’occupe pas le même espace
mental chez toutes les personnes, ni dans toutes les sociétés
humaines.