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L’attitude des pays d’Occident envers leurs immigrés n’est pas un dossier parmi d’autres. De mon point de vue – et ce n’est pas seulement parce que je suis moi-même un migrant –, il s’agit là d’une question cruciale.
Si le monde se voit partagé aujourd’hui en « civilisations » rivales, c’est d’abord dans l’esprit des immigrés, femmes et hommes, que ces « civilisations » s’affrontent. Ce n’est pas un hasard si les attentats les plus meurtriers et les plus spectaculaires de ces dernières années, ceux de New York, de Madrid, de Londres et d’ailleurs, ont été commis par des migrants, les uns originaires du sous-continent indien, les autres du Maghreb, ou encore d’Egypte ; tel ce militant islamiste qui dirigea l’attaque contre les tours jumelles du World Trade Center alors qu’il venait d’achever sa thèse de doctorat en urbanisme dans une université allemande. Dans le même temps, de nombreux migrants participent paisiblement et généreusement à la vie intellectuelle, artistique, sociale, économique et politique des pays d’accueil, leur apportant des idées nouvelles, des compétences rares, des sonorités, des saveurs, des sensibilités différentes, leur permettant de se mettre au diapason du monde, leur donnant la capacité de le connaître intimement, dans toute sa diversité, dans toute sa complexité.
Je l’écris sans détour, et en pesant mes mots : c’est d’abord là, auprès des immigrés, que la grande bataille de notre époque devra être menée, c’est là qu’elle sera gagnée ou perdue. Ou bien l’Occident parviendra à les reconquérir, à retrouver leur confiance, à les rallier aux valeurs qu’il proclame, faisant d’eux des intermédiaires éloquents dans ses rapports avec le reste du monde ; ou bien ils deviendront son plus grave problème.
La bataille sera rude, et l’Occident n’est plus très bien placé pour l’emporter. Hier, seuls entravaient son action les contraintes économiques et ses propres préjugés culturels. Aujourd’hui, il lui faut compter avec un adversaire de taille : ces identités longtemps meurtries et qui sont devenues meurtrières. Les immigrés d’autrefois, comme les peuples des colonies, demandaient seulement à la puissance tutélaire de se comporter en mère plutôt qu’en marâtre ; leurs fils, par dépit, par fierté, par lassitude, par impatience, ne veulent plus de cette parenté-là ; ils brandissent les signes de leurs appartenances originelles, et agissent parfois comme si leur maison adoptive était un territoire ennemi. Jadis efficace, bien qu’un peu lente, la machine à intégrer s’est grippée. Et quelquefois elle est délibérément sabotée.


Pour qui vit comme moi en Europe depuis plus de trente ans, et qui a observé la lente dégradation de la coexistence dans de nombreux pays, lesquels pratiquent pourtant des politiques fort différentes en matière d’immigration, la tentation est grande de baisser les bras. Je ne dois pas être le seul à avoir ce sentiment déprimant qu’aucune des approches ne mène au résultat espéré, ni la plus stricte ni la plus permissive, ni l’ambitieux « modèle républicain » qui est censé faire de chaque immigré un Français à part entière, ni le pragmatique modèle d’outre-Manche, qui admet la spécificité des diverses communautés sans essayer d’en faire des Anglais.
Tout aussi affligeants pour l’observateur concerné que je suis furent, en ces premières années du siècle, le meurtre du cinéaste néerlandais Theo Van Gogh, les manifestations liées aux caricatures danoises, et des dizaines, des centaines d’autres symptômes inquiétants, porteurs de violence physique ou morale, et survenus dans tous les pays, ou presque.
De là à conclure qu’il ne sert à rien de vouloir intégrer les immigrés originaires du monde musulman et d’Afrique, il n’y a qu’un pas, que beaucoup ont déjà franchi en silence, même s’ils se sentent obligés de prétendre le contraire. Pour ma part, je continue à croire que la coexistence harmonieuse est possible, et qu’elle est de toute manière indis pensable si l’on veut tisser des liens solides entre les tenants des diverses cultures plutôt que de se résigner à un cloisonnement générateur d’affrontements, de détestation, de violence ; or nul ne serait plus apte à briser un tel cloisonnement que des migrants qui assumeraient pleinement leur double appartenance.
Cela dit, je suis conscient du fait qu’une intégration réussie est aujourd’hui ardue, qu’elle le sera encore plus dans les décennies à venir, et qu’il faudra une action réfléchie, subtile, patiente et même résolument volontariste pour éviter le désastre qui s’annonce.


En France, des esprits généreux expliquent, avec plus ou moins de conviction, que les vagues successives d’immigrés – les Italiens, les Polonais, ou les réfugiés de la guerre d’Espagne – avaient dû faire face à des préjugés hostiles avant de s’intégrer pleinement ; et que les immigrés venus du monde musulman finiront par connaître un cheminement similaire. Des propos louables, mais peu crédibles. La vérité, c’est qu’il sera difficile pour un pays d’Europe, quel qu’il soit, de résoudre ses problèmes d’intégration tant que l’atmosphère globale restera caractérisée, comme elle l’est aujourd’hui, par la méfiance et la rancœur.
Ce qui arrive dans chaque pays dépend en partie des politiques qui y sont menées, mais dépend aussi, dans une large mesure, de facteurs qu’il ne peut maîtriser. Lorsqu’un Maghrébin émigre aux Pays-Bas, il y débarque porteur d’une certaine image de cette contrée, transmise par ses proches qui y sont déjà venus ; mais porteur aussi d’une image d’ensemble de l’Occident, image bien plus liée à la politique des Etats-Unis ou au souvenir de la colonisation française qu’à l’histoire des Pays-Bas eux-mêmes. Cette perception comprend à la fois des aspects positifs – sinon on ne viendrait pas vivre là ! – et des aspects négatifs, dont la part est incomparablement plus grande aujourd’hui qu’il y a trente ans.
Les nouveaux arrivants observent avec une attention intense les comportements de leurs hôtes. Ils sont constamment à l’affût des regards, des gestes, des paroles, des chuchotements, des silences qui viendraient leur confirmer qu’ils se trouvent en milieu hostile, ou dédaigneux. Bien entendu, les migrants ne réagissent pas tous de la même manière. Il y a les acariâtres, qui interprètent de manière négative tout ce qui émane des « autres » ; comme il y a les béats qui, à l’inverse, remarquent uniquement ce qui semble montrer qu’ils sont acceptés, ou estimés, ou aimés. Parfois ce sont les mêmes personnes qui passent d’un sentiment à l’autre ; un sourire amical, et l’on répond avec un débordement de gratitude ; l’instant d’après survient une parole ou un geste dénotant l’hostilité, le mépris, ou simplement une certaine condescendance, et l’on a soudain envie de frapper, de tout casser, et aussi de se détruire soi-même. Parce qu’on déteste sa propre image autant que le miroir qui la renvoie.
Ce qui rend fragiles les rapports entre les immigrés et la société d’accueil, et fragile de ce fait la coexistence, c’est que la blessure est constamment là. La peau qui s’est formée à sa surface n’a jamais pu durcir. Un rien ranime la douleur, quelquefois un simple grattement, ou même une caresse maladroite. En Occident, bien des gens haussent les épaules devant tant de susceptibilité. La colonisation, la ségrégation, la traite des Noirs, l’extermination des Bushmen, des Taïnos, ou des Aztèques, la guerre de l’Opium, les croisades, tout cela appartient désormais au passé révolu – ne faudrait-il pas laisser les morts enterrer les morts ? Mais le passé n’occupe pas le même espace mental chez toutes les personnes, ni dans toutes les sociétés humaines.