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Mais ce n’est là sans doute qu’un aspect d’un
phénomène plus vaste, plus complexe, et qui affecte toutes les
sociétés humaines, riches ou pauvres, puissantes ou faibles, sans
aucune exception. Un phénomène qu’il nous arrive encore d’appeler
« l’accélération de l’Histoire », mais qui va bien
au-delà de ce qu’on nommait ainsi dans les ouvrages du siècle
dernier. Peut-être faudrait-il recourir plutôt à une autre notion,
qui reflète mieux le rythme des choses de notre temps :
« l’instantanéité ». Car tous les événements du monde se
déroulent désormais sous les yeux de l’humanité entière, et en
temps réel.
Il ne s’agit plus seulement de ce mouvement
imprimé à l’Histoire depuis longtemps, qui a précipité la
circulation des personnes, des marchandises, des images et des
idées, créant cette impression d’un monde qui rapetisse. A cela,
nous avions fini par nous accoutumer. Mais la tendance s’est
considérablement accentuée dans les toutes dernières années du
xxe siècle, on pourrait même dire que le
phénomène a changé de nature avec l’essor de l’Internet, la
généralisation du courrier électronique et le « tissage »
du Worldwide Web, l’omniprésente « Toile aux dimensions du
monde », comme avec le développement de quelques autres moyens
de communication immédiate, tel le téléphone portable, qui ont
établi entre les hommes, sous tous les cieux, des liens
instantanés, abolissant les distances, réduisant à néant les délais
de réaction, amplifiant le retentissement des événements ; et,
de ce fait, accélérant encore leur déroulement.
C’est sans doute ce qui explique que des
bouleversements considérables qui, à d’autres époques, auraient mis
des décennies à se déployer, se passent à présent en quelques
années, parfois en quelques mois. Pour le pire comme pour le
meilleur. On ne s’étonnera pas que le premier exemple qui me soit
venu à l’esprit soit le déracinement, sous nos yeux, en quelques
petites années, de ces cultures qui avaient survécu depuis des
siècles, voire des millénaires ; mais l’on pourrait songer
aussi à l’écroulement de l’Union soviétique, à l’extension de
l’Union européenne, au décollage de la Chine et de l’Inde, à
l’ascension de Barack Obama, comme à mille autres événements
fulgurants survenus sous tous les cieux, et dans divers
domaines.
A l’évidence, le xxie siècle a
commencé dans un environnement mental sensiblement différent de
tout ce que l’humanité avait connu auparavant. Une évolution
fascinante, mais périlleuse. A celui qui s’intéresse à la marche du
monde, la « Toile » ouvre aujourd’hui des perspectives
illimitées ; au lieu de lire simplement son quotidien local,
on peut consulter, de chez soi, en sirotant son café du matin, la
presse du monde entier ; surtout si l’on connaît l’anglais, vu
que d’innombrables journaux – allemands, japonais, chinois, turcs,
israéliens, iraniens, koweïtiens, russes, etc. – publient à présent
une édition « en ligne » dans cette langue. Pour ma part,
je pourrais m’y oublier pendant des journées entières. Sans
lassitude, avec émerveillement, et avec même le sentiment de
réaliser un rêve.
Dans mon enfance, au Liban, je lisais chaque
matin l’ensemble de la presse locale. Mon père dirigeait un
quotidien, dont il adressait par courtoisie un exemplaire à ses
collègues, qui lui envoyaient par réciprocité leurs propres
journaux. « Lequel faudrait-il croire ? » lui
avais-je demandé un jour en désignant la pile. Sans interrompre sa
lecture, il m’avait répondu : « Aucun, et tous. Aucun ne
t’apportera toute la vérité, mais chacun te donnera la sienne. Si
tu les lis tous, et si tu as une bonne capacité de discernement, tu
comprendras l’essentiel. » Pour les radios, mon père faisait
de même. D’abord la BBC, puis la radio libanaise, puis
Le Caire, ensuite les émissions en arabe de la radio
israélienne ; quelquefois aussi Radio-Damas, Voice of America,
Radio-Amman, ou Radio-Bagdad. Le temps de vider sa cafetière, il se
sentait convenablement informé.
Souvent je songe à la joie qu’il aurait éprouvée
s’il avait pu connaître l’époque qui est la nôtre. Point n’est
besoin d’être directeur de journal pour recevoir chez soi, à titre
gracieux, tous les médias de son pays ainsi que ceux de la planète
entière. Si l’on cherche à avoir une vision pertinente, équilibrée,
enveloppante, de la réalité du monde, on a tout ce qu’il faut au
bout des doigts.
Mais nos contemporains ne font pas tous le même
usage des instruments qui leur sont offerts. Tous ne cherchent pas
à se former une opinion pondérée. C’est souvent l’obstacle de la
langue qui les empêche de diversifier leur écoute ; mais il y
a aussi une disposition d’esprit, fort répandue au sein de toutes
les nations, et qui fait que seule une petite minorité éprouve
l’envie de savoir ce que disent « les autres » ;
bien des gens se contentent du son de cloche qui flatte leurs
propres oreilles.
Pour une personne qui navigue avec attention
d’un univers culturel à l’autre, pour une personne qui passe
allègrement du site d’Al-Jazeera à celui de Haaretz, et du Washington
Post à l’agence de presse iranienne, il y en a des milliers
qui ne « visitent » que leurs compatriotes ou leurs
coreligionnaires, qui ne s’abreuvent qu’aux sources familières, qui
ne cherchent devant leurs écrans qu’à conforter leurs certitudes et
à justifier leurs ressentiments.
Si bien que ce formidable outil moderne, qui
devrait favoriser le brassage et l’échange harmonieux entre les
cultures, devient un lieu de ralliement et de mobilisation pour nos
« tribus » globales. Non en raison de quelque obscure
machination, mais parce que l’Internet, qui est un accélérateur et
un amplificateur, a pris son essor à un moment de l’Histoire où les
identités se déchaînaient, où « l’affrontement des
civilisations » s’installait, où l’universalisme s’effritait,
où la nature des débats se corrompait, où la violence gagnait dans
les paroles comme dans les actes, et où les repères communs se
perdaient.
Il n’est pas indifférent, à cet égard, que cette
avancée technologique majeure, qui a bouleversé les rapports entre
les hommes, ait coïncidé avec un cataclysme stratégique de première
ampleur, à savoir la fin de la confrontation entre les deux grands
blocs planétaires, la désintégration de l’Union soviétique et du
« camp socialiste », l’émergence d’un monde où les
clivages identitaires ont pris le pas sur les clivages
idéologiques, et l’avènement d’une superpuissance unique qui exerce
de fait, sur toute l’étendue de la planète, une
« suzeraineté » mal acceptée.
Il m’arrive quelquefois de relire un petit texte
dense publié par l’historien britannique Arnold Toynbee en 1973,
peu avant sa mort. Embrassant du regard la trajectoire de
l’humanité, à laquelle il avait consacré une magistrale étude en
douze gros volumes, A Study of History,
il y avait distingué trois phases.
Au cours de la première, qui correspond, grosso
modo, à la Préhistoire, la vie des hommes était partout uniforme
car « si lentes qu’aient été les communications, le rythme du
changement était plus lent encore » ; toute innovation
avait le temps de se transmettre à toutes les sociétés avant qu’une
autre innovation n’intervienne.
Au cours de la deuxième phase, qui aurait duré,
selon lui, environ quatre millénaires et demi, de la fin de la
Préhistoire jusqu’à l’an 1500 de notre ère, le changement avait été
plus rapide que la transmission, si bien que les sociétés humaines
avaient été fortement différenciées. C’est au cours de cette phase
que seraient nées les religions, les ethnies, les civilisations
distinctes.
Enfin, depuis le xvie siècle,
« parce que l’accélération du rythme du changement a été
dépassée par l’accélération de la vitesse des
communications », notre « habitat » a commencé à
s’unifier, du moins technologiquement et économiquement – mais
« pas encore sur le plan politique », observait
Toynbee.
Cette approche vaut ce que valent toutes les
schématisations ; chaque terme, examiné de près, soulève des
critiques, mais la vision d’ensemble est stimulante pour l’esprit.
Surtout lorsqu’on la considère à la lumière des toutes dernières
décennies. L’accélération y a été vertigineuse, brutale, et
forcément traumatisante. Des sociétés qui avaient suivi, au long de
leur histoire, des voies différentes, qui avaient développé leurs
croyances, leurs lan gues, leurs traditions, leurs sentiments
d’appartenance, leurs fiertés propres, se sont retrouvées projetées
dans un monde où leur identité autonome était bousculée, érodée, et
paraissait menacée.
Leur réaction a été quelquefois violente et
désordonnée, comme celle d’un noyé dont la tête est déjà sous
l’eau, et qui se débat sans espoir ni discernement, prêt à
entraîner avec lui vers l’abîme tous ceux que ses mains agrippent,
ses sauveteurs autant que ses agresseurs.
Depuis que la Guerre froide s’est arrêtée, à la
fin des années 1980, l’évolution décrite par Toynbee vers une
civilisation humaine intégrée se déroule à une tout autre cadence,
et dans un environnement stratégique sensiblement transformé.
Un gouvernement, celui des Etats-Unis
d’Amérique, s’est retrouvé investi, dans les faits, du rôle
d’autorité planétaire ; son système de valeurs est devenu la
norme universelle, son armée est devenue la gendarmerie globale,
ses alliés sont devenus des vassaux et ses ennemis des hors-la-loi.
Une situation sans précédent dans l’Histoire. Sans doute avait-on
connu, par le passé, des puissances qui, à leur apogée, avaient
acquis une primauté ; qui, tel l’Empire romain, dominaient le
monde connu, ou bien qui s’étendaient si loin que le soleil,
disait-on, « ne cessait jamais de briller » sur leurs
dépendances, tel l’Empire espagnol au xvie siècle, ou
l’Empire britannique au xixe. Mais aucun ne
disposait des moyens techniques qui lui auraient permis
d’intervenir à sa guise sur toute la surface du globe, ni
d’entraver l’émergence de puissances rivales.
Ce processus, qui aurait pu s’étirer sur
plusieurs générations, s’est accompli en quelques brèves années
sous nos yeux ébahis. Le monde entier est à présent un espace
politique unifié. La « troisième phase » de Toynbee s’est
close de manière abrupte, prématurée ; une quatrième s’est
ouverte, qui s’annonce tumultueuse, déconcertante, et éminemment
périlleuse.
Subitement se pose, pour la première fois dans
l’Histoire, la question du pouvoir et de sa légitimité au niveau
planétaire. Si ce fait essentiel est rarement évoqué tel quel, il
est constamment présent dans le non-dit, dans les récriminations,
et au cœur des conflits les plus rudes.
Pour que les différents peuples acceptent
l’autorité d’une sorte de « gouvernement global », il
faut que ce dernier ait acquis à leurs yeux une légitimité autre
que celle que lui confère sa puissance économique ou
militaire ; et pour que les identités particulières puissent
se fondre dans une identité plus vaste, pour que les civilisations
particulières puissent s’insérer dans une civilisation planétaire,
il est impératif que le processus se déroule dans un contexte
d’équité, ou tout au moins de respect mutuel et de dignité
partagée.
C’est à dessein que j’ai mélangé, dans les
derniè res phrases, des aspects différents. On ne peut comprendre
la réalité du monde d’aujourd’hui que si l’on a constamment à
l’esprit toutes ces facettes à la fois. A partir du moment où il
existe une civilisation prédominante, portée par l’unique
superpuissance planétaire, transcender les civilisations et les
nations ne peut plus se dérouler dans la sérénité. Les populations
qui se sentent menacées d’anéantissement culturel ou de
marginalisation politique prêtent forcément l’oreille à ceux qui
appellent à la résistance et à l’affrontement violent.
Tant que les Etats-Unis n’auront pas persuadé le
reste du monde de la légitimité morale de leur prééminence,
l’humanité demeurera en état de siège.