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Dans les pays arabes, l’expérience turque allait être accueillie avec plus de réserves que dans le reste du monde musulman. L’audace réformatrice d’Atatürk fut, certes, une source d’inspiration pour des éléments socialement modernistes, tel le dirigeant tunisien Habib Bourguiba ; mais il y avait également dans le nationalisme turc un préjugé de méfiance à l’endroit des Arabes, qui rendait ces derniers peu réceptifs à ses idées.
Car la volonté d’européaniser la Turquie était aussi une volonté de la désarabiser. L’éclatement de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale avait pris l’allure d’un divorce entre les sujets arabes du sultan et ses sujets turcs. Lorsque les Hachémites de La Mecque levèrent l’étendard de la révolte en 1916 à l’incitation des Anglais, l’un de leurs objectifs proclamés était que la dignité de calife, dont les souverains ottomans se paraient depuis quatre cents ans, devait revenir aux Arabes ; libéré du joug turc, le peuple du Prophète allait enfin pouvoir renouer avec ses gloires d’autrefois.
Les nationalistes turcs manifestaient des ressentiments comparables : si nous ne parvenons pas à progresser, disaient-ils en substance, c’est parce que nous traînons depuis des siècles le boulet arabe ; il est grand temps de se défaire de cet alphabet compliqué, de ces traditions vétustes, de cette mentalité archaïque ; et certains ajoutaient, à mi-voix : de cette religion. « Les Arabes veulent se séparer de nous ? Tant mieux ! Bon débarras ! Qu’ils s’en aillent ! »
On ne se contenta pas de changer d’alphabet, on entreprit aussi de dépouiller la langue turque des vocables d’origine arabe. Ces vocables étaient fort nombreux, et d’une grande portée, plus que dans la langue espagnole, par exemple ; celle-ci a surtout emprunté à l’arabe les mots de la vie concrète – le relief, les arbres, la nourriture, les habits, les instruments, les meubles, les métiers –, tandis que son vocabulaire intellectuel et spirituel est plutôt issu du latin. A l’inverse, la langue turque avait surtout emprunté à l’arabe des concepts abstraits, tels que « foi », « liberté », « progrès », « révolution », « république », « littérature », « poésie », « amour ».
Cela pour dire que ce divorce dans l’amertume était à la fois une séparation de corps et une séparation d’âmes.


Nés à la même époque, sous le même toit, mais sans grande sympathie l’un pour l’autre, le nationa lisme turc et le nationalisme arabe allaient avoir des destins extrêmement divergents. Le premier est né adulte, le second n’a jamais pu le devenir. Il est vrai qu’ils ne sont pas venus au monde avec les mêmes atouts, ni les mêmes contraintes.
Les Turcs avaient longtemps gouverné un immense empire, qui leur avait peu à peu échappé ; certains territoires avaient été pris ou repris par d’autres puissances – la Russie, la France, l’Angleterre, l’Autriche ou l’Italie ; d’autres avaient dû être cédés aux nations renaissantes – les Grecs, les Roumains, les Bulgares, les Serbes, les Albanais, les Monténégrins ou, plus récemment, les Arabes ; Atatürk expliqua à ses compatriotes qu’au lieu de pleurer les provinces perdues, ils devaient tenter de sauver ce qui pouvait encore l’être ; se constituer, eux aussi, un territoire national là où prédominaient les locuteurs de leur langue – principalement l’Anatolie, et en Europe une étroite bande de terre autour d’Istanbul ; y consolider leur hégémonie, fût-ce aux dépens des autres nationalités présentes à leurs côtés ; se défaire sans ménagement des oripeaux du passé ottoman, afin d’inaugurer une seconde vie dans des habits neufs.
Pour les Arabes, la constitution d’un « territoire national » était également à l’ordre du jour, mais elle était infiniment plus difficile à réaliser que pour les Turcs. Réunir en un même Etat les différents peuples de langue arabe vivant entre l’océan Atlantique et le golfe Persique était une entreprise titanesque. Les Hachémites ne pouvaient qu’y échouer, comme allait échouer Nasser, comme allaient échouer tous les nationalistes arabes, et comme aurait échoué Atatürk lui-même s’il s’était assigné une tâche d’une telle ampleur.
Avec le recul du temps, on se dit que cette aventure n’aurait jamais dû être tentée ; mais au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle ne paraissait pas absurde. On sortait à peine de l’ère ottomane, au cours de laquelle tous ces pays, ou presque, avaient effectivement été réunis sous la férule d’un même sultan turc ; pourquoi ne pourraient-ils pas l’être à nouveau sous un monarque arabe ? Et puis, la chose était dans l’air du temps. L’unité italienne avait été achevée par Cavour en 1861, l’unité allemande par Bismarck en 1871, des événements encore relativement récents, et dont le souvenir était vif. Pourquoi l’unité arabe aurait-elle été impossible ?
Aujourd’hui, la perspective de réunir dans un même pays l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie, la Libye, l’Algérie, le Soudan, ainsi que l’Arabie, paraît tout simplement chimérique. Mais en ces années-là, il n’y avait ni Irak, ni Syrie, ni Liban, ni Jordanie, ni Libye, ni Algérie, ni Soudan, ni Arabie. Lorsque ces noms figuraient sur les cartes, c’étaient des lieux géographiques ou des entités administratives, quelquefois les provinces de quelque empire disparu ; aucun n’avait jamais constitué un Etat distinct. Rares étaient les pays arabes qui pouvaient revendiquer une continuité historique : le Maroc, mais il était à présent sous protectorat français ; l’Egypte, mais elle était sous tutelle anglaise ; le Yémen, mais sa monarchie archaïque le maintenait à l’écart du monde.
De ce fait, s’il était insensé de prôner l’unité arabe, il eût été tout aussi insensé de ne pas la prôner. Certains dilemmes historiques ne peuvent être résolus, même par les personnages les plus exceptionnels. Le monde arabe était destiné à se battre avec passion, avec acharnement, pour réaliser son rêve unitaire, et destiné à en être frustré.


C’est à la lumière de ce dilemme insoluble que l’on peut essayer de comprendre la tragédie de Nasser, et tous les drames qui en ont découlé jusqu’à nos jours. Trente-cinq ans avant l’avènement du raïs égyptien, les Arabes avaient été séduits par un autre personnage qui, dans certains milieux, est demeuré légendaire. Il s’agit du prince hachémite Fayçal, celui-là même dont Lawrence d’Arabie fut le conseiller, et un peu le mentor. Fils du chérif de La Mecque, il rêvait d’un royaume arabe dont il serait le souverain, et qui regrouperait, dans un premier temps, l’ensemble du Proche-Orient, ainsi que la péninsule Arabique. Les Britanniques le lui avaient promis en contrepartie du soulèvement arabe contre les Ottomans, comme ils avaient promis de reconnaître à son père le titre de calife ; et, à la fin de la Grande Guerre, il s’était rendu à la conférence de Versailles en compagnie du colonel Lawrence pour faire avaliser son projet par les puissances.
Lors de son séjour à Paris, il rencontra Chaïm Weizmann, figure importante du mouvement sioniste et qui allait devenir, trente ans plus tard, le premier président de l’Etat d’Israël. Les deux hommes signèrent le 3 janvier 1919 un étonnant document vantant les liens du sang et les rapports historiques étroits entre leurs deux peuples, et stipulant que si le grand royaume indépendant souhaité par les Arabes était créé, il encouragerait l’établissement des Juifs en Palestine.
Mais ledit royaume ne vit pas le jour. Les puissances estimèrent que les peuples de la région n’étaient pas en mesure de se gouverner eux-mêmes, et décidèrent de confier à la Grande-Bretagne un « mandat » sur la Palestine, la Transjordanie et l’Irak, et à la France un « mandat » sur la Syrie et le Liban. Furieux, Fayçal décida de suivre la voie tracée par Atatürk en tentant de mettre les puissances devant le fait accompli. S’étant proclamé « roi de Syrie », il forma à Damas un gouvernement auquel se rallièrent la plupart des mouvements politiques arabes. Mais la France n’avait pas l’intention de se laisser priver du territoire qui lui avait été alloué. Elle dépêcha aussitôt un corps expéditionnaire qui n’eut aucun mal à triompher des frêles troupes de Fayçal, et à s’emparer de sa capitale en juillet 1920. La seule bataille se déroula près d’un village appelé Maysaloun – un nom qui est resté dans la mémoire patriotique comme un symbole de frustration, d’impuissance, de trahison et de deuil.
Ayant perdu son éphémère royaume de Syrie, l’émir hachémite obtint, comme lot de consolation, le trône d’Irak, sous tutelle anglaise, mais son prestige était à jamais terni. Il disparaîtra à cinquante ans, en 1933, lors d’un séjour en Suisse ; Lawrence mourra deux ans plus tard dans un accident de motocyclette.


Plus jamais il ne devait y avoir entre Arabes et Juifs un accord comme celui de 1919, je veux dire un accord global, prenant en compte les aspirations nationales des deux peuples, s’efforçant de les concilier, et même de les coaliser. La colonisation juive en Palestine se fera contre la volonté des Arabes, lesquels ne cesseront de s’y opposer avec autant de rage que d’insuccès.
Quand naîtra l’Etat d’Israël en mai 1948, ses voisins refuseront de le reconnaître, et ils tenteront de l’étouffer au berceau. Leurs armées pénétreront en Palestine, mais pour y être battues, l’une après l’autre, par des troupes juives moins nombreuses mais mieux entraînées, puissamment motivées, et commandées par des officiers compétents. Les quatre pays limitrophes d’Israël devront signer des accords d’armistice, l’Egypte en février 1949, le Liban en mars, la Jordanie en avril, et la Syrie en juillet.
Cette défaite inattendue fut pour le monde arabe une secousse politique majeure. L’opinion était outrée, furieuse contre les Israéliens, contre les Anglais et les Français, un peu aussi contre les Soviétiques et les Américains qui s’étaient dépêchés de reconnaître l’Etat juif, mais plus que tout contre ses propres dirigeants, tant pour la manière dont ils avaient mené la bataille que pour leur acceptation résignée de la défaite. Dès le 14 août 1949, moins d’un mois après avoir signé l’armistice, le président syrien et son Premier ministre étaient renversés par un coup d’Etat et sommairement exécutés. Au Liban, l’ancien Premier ministre Riad el-Solh, qui était aux affaires au moment de la guerre et de l’armistice, fut assassiné en juillet 1951 par des militants nationalistes. Cinq mois plus tard, le roi Abdallah de Jordanie tombait à son tour sous les balles d’un meurtrier. L’Egypte connut également une vague d’attentats et d’émeutes sanglantes, qui commença par l’assassinat du Premier ministre Nokrashi Pacha et ne s’acheva qu’avec le coup d’Etat de juillet 1952. En moins de quatre ans, tous les dirigeants arabes qui avaient accepté l’armistice avaient déjà perdu le pouvoir ou la vie.


Dans ce contexte, l’avènement de Nasser fut accueilli avec une immense attente, et son discours nationaliste suscita très vite l’enthousiasme. Depuis si longtemps les Arabes rêvaient qu’un homme apparaîtrait un jour, qui les conduirait d’une main sûre vers la réalisation de leurs rêves – l’unité, l’indépendance véritable, le développement économique, l’avancement social, et avant tout la dignité retrouvée. Ils voulaient que Nasser soit cet homme, ils ont cru en lui, ils l’ont suivi, ils l’ont aimé. Son échec allait les secouer profondément, leur faisant perdre pour longtemps toute confiance en leurs dirigeants, et aussi en leur propre avenir.