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Plus d’une fois j’ai critiqué, en passant, l’idée d’un « affrontement des civilisations » ; peut-être devrais-je m’y arrêter un moment pour une évaluation plus équilibrée, plus juste.
Ce qui fait problème, dans cette théorie abondamment médiatisée, ce n’est pas son « diagnostic clinique ». Sa grille de lecture permet effectivement de mieux comprendre les événements survenus après la chute du mur de Berlin. Depuis que les identités ont pris le pas sur les idéologies, les sociétés humaines réagissent souvent aux événements politiques en fonction de leurs appartenances religieuses ; la Russie est redevenue ouvertement orthodoxe ; l’Union européenne se reconnaît implicitement comme un rassemblement de nations chrétiennes ; les mêmes appels au combat retentissent dans tous les pays musulmans ; dès lors, il n’est pas déraisonnable de décrire le monde d’aujourd’hui en se référant à des « aires de civilisation » qui s’affrontent.
Là où, de mon point de vue, les adeptes de cette théorie s’égarent, c’est lorsqu’ils partent de leur observation du présent pour bâtir une théorie générale de l’Histoire. Pour nous expliquer, par exemple, que la prédominance actuelle des appartenances religieuses est l’état normal de l’espèce humaine, auquel on serait enfin revenu après un long détour par les utopies universalistes ; ou que l’affrontement entre les « aires de civilisation » est la clef qui nous permet de déchiffrer le passé et d’anticiper l’avenir.
Toute théorie de l’Histoire est fille de son temps ; pour comprendre le présent, elle est fort instructive ; appliquée au passé, elle se révèle approximative, et partiale ; projetée vers l’avenir, elle devient hasardeuse, et quelquefois destructrice.
Voir dans les conflits d’aujourd’hui un affrontement entre six ou sept grandes « aires de civilisation » – occidentale, orthodoxe, chinoise, musulmane, indienne, africaine, latino-américaine –, c’est là un éclairage fort stimulant pour l’esprit, comme en témoignent les innombrables débats qu’il a suscités. Mais cette clef ne nous aide pas beaucoup à comprendre les grands conflits de l’Histoire humaine, ne serait-ce que la Première et la Seconde Guerre mondiale, qui étaient principalement des querelles d’Occidentaux, et qui ont tout de même façonné l’espace où nous vivons ; et elle ne nous aide pas plus à expliquer les phénomènes monstrueux qui ont pesé sur la conscience morale contemporaine, tels les totalitarismes de gauche comme de droite, ou l’holocauste ; sans même parler de la grande confrontation planétaire entre capitalisme et communisme, qui – de l’Espagne au Soudan, de la Chine à la Grèce, au Chili, et jusqu’à l’Indonésie – a profondément divisé des sociétés appartenant à toutes les « aires de civilisation ».
Plus généralement, lorsqu’on promène son regard sur divers épisodes du passé lointain ou proche, on trouve, à toutes les époques, des événements qui, à l’instar des croisades, semblent effectivement relever d’un affrontement entre les civilisations ; mais on en trouve aussi beaucoup d’autres, tout aussi significatifs, et tout aussi meurtriers, qui se déroulent à l’intérieur de l’aire culturelle occidentale, de l’aire arabo-musulmane, de l’aire africaine ou de l’aire chinoise.
Même à notre époque, qui semble pourtant obéir, dans l’ensemble, au schéma scolaire d’un affrontement entre les civilisations, un événement comme la guerre d’Irak a manifestement plusieurs visages : celui d’un conflit sanglant entre Occident et Islam ; celui d’un conflit plus sanglant encore au sein du monde musulman lui-même, entre chiites, sunnites et kurdes ; celui d’un bras de fer entre les puissances autour de la question de l’hégémonie globale ; etc.


L’Histoire étant faite d’une infinité d’événements singuliers, elle s’accommode mal des généralisations. Pour tenter de s’y retrouver, on a besoin d’un grand trousseau de clefs ; et s’il est légitime qu’un chercheur veuille y ajouter celle qu’il a forgée lui-même, il n’est pas judicieux de vouloir remplacer le trousseau entier par une seule clef, un « passe-partout » supposé ouvrir toutes les portes.
Le xxe siècle s’est abondamment servi de l’outil proposé par Marx, et nous savons désormais à quels égarements cela a pu conduire. La lutte des classes n’explique pas tout, et la lutte des civilisations non plus. D’autant que les mots eux-mêmes sont ambigus, et trompeurs. S’il existe, en toute personne, un sentiment d’appartenance sociale qui induit certaines solidarités « de classe », et aussi certaines détestations « de classe », les contours de cette notion sont flous. A l’époque de la révolution industrielle, il était légitime de croire que le prolétariat naissant allait prendre conscience de son identité, qu’il allait « fonctionner » en tant qu’entité distincte, en tant que « classe », et jouer un rôle déterminant dans l’Histoire jusqu’à la fin des temps.
On pourrait tenir des propos identiques s’agissant de la nouvelle « clef ». S’il existe, en toute personne, un sentiment d’appartenance ethnique ou religieuse qui induit certaines solidarités « de civilisation », ainsi que les détestations qui vont avec, les contours de cette notion ne sont pas moins flous que ceux de « classe ». De nos jours, l’« esprit du temps » nous amène à croire que ces « civilisations » sont des entités définies, de plus en plus conscientes de leur spécificité, et qui vont jouer un rôle déterminant dans l’histoire des hommes.
Il y a là, bien sûr, une part de vérité. Qui pourrait nier que la civilisation occidentale ne se confond pas avec la chinoise, ni avec l’arabo-musulmane ? Mais aucune n’est étanche, aucune n’est immuable, et aujourd’hui leurs frontières sont encore plus poreuses que par le passé.
Depuis des millénaires, nos civilisations naissent, se développent, se transforment ; elles se côtoient, elles s’opposent, elles s’imitent, elles se différencient, elles se laissent copier ; puis, lentement ou brutalement, elles disparaissent, ou alors elles fusionnent les unes avec les autres. La civilisation de Rome a rejoint un jour celle de la Grèce ; chacune a gardé sa personnalité, mais elles ont également opéré une synthèse originale qui est devenue un élément majeur de la civilisation européenne ; ensuite est survenu le christianisme – né au sein d’une tout autre civilisation, principalement juive, avec des influences égyptiennes, mésopotamiennes, et plus généralement levantines –, et il est devenu, à son tour, un constituant essentiel de la civilisation de l’Occident. Puis sont arrivés d’Asie les peuples dits barbares, les Francs, les Alamans, les Huns, les Vandales, les Goths, tous les Germaniques, les Altaïques, les Slaves, qui ont fusionné avec les Latins et les Celtes pour former les nations d’Europe.
La civilisation arabo-musulmane s’est constituée de la même manière. Quand les tribus arabes, dont celle de mes ancêtres, sont sorties de leur péninsule désertique et fruste, elles se sont mises à l’école de la Perse, de l’Inde, de l’Egypte, de Rome et de Cons tantinople. Puis sont arrivées des confins de la Chine les tribus turques, dont les chefs sont restés nos sultans et califes jusqu’après la naissance de mon propre père ; avant d’être renversés par un mouvement nationaliste moderniste qui voulait amarrer solidement son peuple à la civilisation de l’Europe.


Cela pour rappeler l’évidence, à savoir que nos civilisations sont, depuis toujours, composites, mouvantes, perméables. Et pour m’étonner qu’aujourd’hui, alors qu’elles sont plus que jamais entremêlées, on vienne nous raconter qu’elles sont irréductibles les unes aux autres, et destinées à le rester.
Aujourd’hui ? Alors que des milliers de cadres chinois sont formés en Californie, et que des milliers de Californiens rêvent de s’installer en Chine ? Alors qu’en parcourant le monde, on doit faire un effort pour se rappeler si l’on s’est réveillé à Chicago, à Shanghai, à Dubaï, à Bergen ou à Kuala Lumpur ? C’est aujourd’hui qu’on vient nous chanter, sur la foi de quelques comportements déroutants, que les civilisations demeureront distinctes et que leur affrontement sera pour toujours le moteur de l’Histoire ?
Si nos civilisations éprouvent le besoin d’affirmer bruyamment leur spécificité, c’est justement parce que leur spécificité s’estompe.
Ce que nous contemplons aujourd’hui, c’est le crépuscule des civilisations distinctes, non leur avènement, ni leur apothéose. Elles ont fait leur temps, et le moment est venu de les transcender toutes ; d’apprivoiser leurs apports, d’étendre au monde entier les bienfaits de chacune, et de diminuer leur capacité de nuisance ; pour bâtir peu à peu une civilisation commune, fondée sur les deux principes intangibles et inséparables que sont l’universalité des valeurs essentielles et la diversité des expressions culturelles.
Afin qu’il n’y ait aucun malentendu, je précise : pour moi, respecter une culture, c’est encourager l’enseignement de la langue qui la porte, c’est favoriser la connaissance de sa littérature, de ses expressions théâtrales, cinématographiques, musicales, picturales, architecturales, artisanales, culinaires, etc. A l’inverse, se montrer complaisant envers la tyrannie, l’oppression, l’intolérance ou le système des castes, envers les mariages forcés, l’excision, les crimes « d’honneur » ou l’assujettissement des femmes, envers l’incompétence, l’incurie, le népotisme, la corruption généralisée, envers la xénophobie ou le racisme sous prétexte qu’ils proviennent d’une culture différente, ce n’est pas du respect, à mon sens, c’est du mépris déguisé, c’est un comportement d’apartheid – serait-ce avec les meilleures intentions du monde. Je l’ai déjà dit, mais je tenais à le redire dans ces dernières pages pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur ce qu’est pour moi la diversité culturelle, et sur ce qu’elle n’est pas.


Ce mot si ample de « civilisation », je continuerai à l’utiliser, pour ma part, à la fois au pluriel et au singulier. Il me semble, en effet, parfaitement légitime de parler tantôt « des » civilisations humaines, et tantôt de « la » civilisation humaine. Il y a les trajectoires particulières des nations, des ethnies, des religions, des empires. Et il y a l’aventure humaine dans laquelle nous sommes tous embarqués, individus et groupes.
C’est seulement si l’on croit à cette aventure commune que l’on peut donner un sens à nos itinéraires spécifiques. Et c’est seulement si l’on croit à l’égale dignité des cultures que l’on est habilité à les évaluer, et même à les juger ; en fonction, justement, des valeurs qui s’attachent à ce destin commun, et qui sont au-dessus de toutes nos civilisations, de toutes nos traditions, de toutes nos croyances. Car rien n’est plus sacré que le respect de l’être humain, la préservation de son intégrité physique et morale, la préservation de sa capacité à penser et à s’exprimer ; et aussi la préservation de la planète qui le porte.
Si nous voulons que cette fascinante aventure se poursuive, il nous faut dépasser notre conception tribale des civilisations comme des religions, libérer les unes de leurs carcans ethniques, débarrasser les autres du venin identitaire qui les dénature, qui les corrompt, et qui les détourne de leur vocation spirituelle et éthique.


En ce siècle, nous aurons à choisir entre deux visions de l’avenir.
La première est celle d’une humanité partagée en tribus planétaires, qui se combattent, qui se haïssent, mais qui, sous l’effet de la globalisation, se nourrissent, chaque jour davantage, de la même bouillie culturelle indifférenciée.
La seconde est celle d’une humanité consciente de son destin commun, et réunie de ce fait autour des mêmes valeurs essentielles, mais continuant à développer, plus que jamais, les expressions culturelles les plus diverses, les plus foisonnantes, préservant toutes ses langues, ses traditions artistiques, ses techniques, sa sensibilité, sa mémoire, son savoir.
D’un côté, donc, plusieurs « civilisations » qui s’affrontent, mais qui, culturellement, s’imitent et s’uniformisent ; de l’autre, une seule civilisation humaine, mais qui se déploie à travers une infinie diversité.
Pour suivre la première de ces deux voies, il suffit que nous continuions à dériver paresseusement, au gré des secousses, comme nous le faisons aujourd’hui. Choisir la seconde voie nécessite de notre part un sursaut – en serons-nous capables ?