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Après ce long développement sur la perte de légitimité qui affecte les pays arabes, je reviens un instant à cette autre crise de légitimité qui contribue au dérèglement du monde, celle qui concerne le rôle global des Etats-Unis. Afin de souligner que la question pertinente n’est pas celle de savoir si la démocratie américaine fonctionne correctement ; pour ma part, en tout cas, je n’en connais pas beaucoup qui soient meilleures. Mais même si elle était le plus parfait des systèmes, même si tous les électeurs en âge de voter exerçaient ce droit dans des conditions idéales, le problème demeurerait identique : à partir du moment où les suffrages des citoyens américains, qui représentent 5 % de la population mondiale, sont plus déterminants pour l’avenir de l’humanité entière que ceux des 95 % qui restent, c’est qu’il y a dans la gestion politique de la planète un dysfonctionnement.
C’est un peu comme si l’on décrétait que les habitants de la Floride allaient choisir seuls le prési dent des Etats-Unis, et que les électeurs de tous les autres Etats de l’Union n’éliraient que leurs gouverneurs et leurs autorités locales. J’ai à nouveau pris la Floride en exemple parce qu’il se trouve que sa population représente justement 5 % de celle des Etats-Unis.
Il est vrai qu’on ne s’indigne pas beaucoup lorsque la préférence de ceux qui ont le privilège de voter se porte sur celui qu’on aurait choisi soi-même ; mais cette coïncidence ne fait que masquer l’anomalie, elle ne l’efface pas.


Au début de cette deuxième partie, j’ai écrit que la « juridiction » de l’administration américaine couvrait aujourd’hui la planète entière. Ce mot était entre guillemets, vu que l’autorité que Washington exerce ne résulte point d’un mandat qui lui aurait été confié par la population mondiale. Sur le territoire des Etats-Unis, c’est un gouvernement de droit ; dans le reste de la planète, c’est un gouvernement de fait, à la légitimité contestable.
Il n’est pas facile d’évoquer cette question tout en rejetant fermement l’antiaméricanisme systématique, qui a atteint son paroxysme dans les premières années de ce siècle. C’est pourtant la ligne que je m’obstinerai à suivre ; d’abord par conviction, vu que je n’éprouve, à l’endroit de notre « suzerain » global, ni servilité ni rancœur ; et aussi parce que c’est la seule manière de comprendre les drames de notre temps, et de chercher des solutions. Je laisse rai donc de côté la question de savoir si les Etats-Unis avaient manifesté depuis leur naissance des tendances expansionnistes et hégémonistes. Non que cette question ne m’intéresse pas ; mais il me paraît superflu de s’y attarder, étant donné que tous les autres pays ont usé et abusé de leur puissance chaque fois qu’ils en ont eu l’occasion à travers l’Histoire ; et que si les Russes, les Japonais, les Allemands, les Anglais ou les Français – pour ne citer que les nations qui ont rêvé d’hégémonie mondiale au cours des deux derniers siècles – avaient pu accéder à un statut global comparable à celui des Américains, leur comportement aurait été plus arrogant encore. Je ne doute pas qu’il en serait de même, demain, avec la Chine ou l’Inde.


Ce dérèglement que l’on peut observer dans la gestion politique des affaires de la planète, les Etats-Unis en sont sans doute les bénéficiaires ; mais ils en sont également les victimes. A moins qu’ils ne parviennent à se ressaisir, leurs relations malsaines avec le reste du monde pourraient provoquer chez eux des traumatismes plus durables et plus amples que ceux qui avaient suivi leur engagement au Vietnam.
La position qu’ils ont acquise au sortir de la Guerre froide, celle de l’unique superpuissance globale, représente pour eux ce qu’en anglais on appelle un mixed blessing, c’est-à-dire à la fois une bénédiction et une malédiction. Tout être, physique ou moral, a besoin qu’on lui fixe des limites. Tout pouvoir a besoin d’un contre-pouvoir, pour protéger les autres de ses débordements, et aussi pour le protéger de lui-même. C’est là, en politique, une règle élémentaire, qui se trouve être l’un des fondements de la démocratie américaine, – l’intangible principe des checks and balances, en vertu duquel aucune instance ne peut exercer ses prérogatives sans avoir en face d’elle une autre instance pour lui servir de garde-fou. Et c’est aussi, pourrait-on dire, une loi de la nature. Ecrivant cela, je songe à ces enfants qui sont affectés, à la naissance, d’une insensibilité à la douleur ; en raison de cette pathologie, ils sont constamment en danger, parce qu’ils risquent de se blesser très grièvement sans même s’en rendre compte ; peut-être éprouvent-ils parfois un sentiment grisant d’invulnérabilité, mais celui-ci les amène à des comportements inconsidérés.
Parce qu’elle a eu le sentiment de pouvoir faire impunément à peu près tout ce qu’elle voulait sur la scène internationale, la superpuissance solitaire a commis des fautes qui, du temps de la Guerre froide, lui auraient été épargnées.


Au début, elle manifestait le souci de convaincre les autres de son bon droit. Si elle voulait intervenir militairement ailleurs qu’en Amérique centrale, elle s’efforçait de former des coalitions crédibles ; lorsque les Nations unies faisaient la moue, elle en appelait à l’OTAN, comme pour la guerre du Kosovo, ou à des forces régionales significatives comme pour la première guerre d’Irak.
La dernière expédition relativement consensuelle fut celle d’Afghanistan, en automne 2001. Grâce à l’antipathie universelle inspirée par les talibans, dont la responsabilité dans les attentats du 11 septembre était manifeste, les Américains n’eurent aucun mal à trouver des alliés ; mais quand, quinze mois plus tard, ils cherchèrent à obtenir un soutien similaire pour envahir l’Irak, ils durent faire face à un véritable soulèvement diplomatique global, dont la France se fit le porte-parole le plus écouté, et auquel prirent part l’Allemagne, la Russie, la Chine, ainsi que la grande majorité des pays du monde. Cette fronde s’expliquait en grande partie par les comportements de l’administration républicaine qui, sur divers dossiers, notamment celui du réchauffement de la planète, ou celui de la Cour pénale internationale, donnait le sentiment de négliger et parfois de mépriser l’opinion de toutes les autres nations ; une attitude déjà perceptible avant les attentats, mais qui se renforça au lendemain de ces derniers, comme si l’agression dont les Etats-Unis venaient d’être victimes les dégageait de toute obligation à l’endroit de la communauté internationale. D’ailleurs, l’administration passa outre aux réticences du Conseil de sécurité des Nations unies et à l’opposition houleuse de l’opinion mondiale ; elle concocta un ensemble de prétextes, et envahit l’Irak en mars 2003 avec son dernier carré d’alliés.
Sans surprise, les Américains triomphèrent en peu de temps de l’armée irakienne, mais leur victoire militaire se mua aussitôt en une débâcle politique et morale aux conséquences incalculables. Possédant une culture de la transparence qui n’a aucun équivalent dans le reste du monde, ils ne cessent de disséquer cette mésaventure pour en faire l’autopsie, pour comprendre comment on en est arrivé là, et comment éviter que cela ne se reproduise. Ils connaissent mieux à présent les risques inhérents à l’exercice solitaire du pouvoir dans un monde aussi complexe, aussi bigarré que le nôtre. Ils savent que c’est en demeurant attentif aux autres, en prêtant l’oreille à toutes les voix, celles des adversaires autant que celles des alliés, que l’on peut éviter les écueils et s’arrêter dans sa course avant d’avoir enjambé les derniers garde-fous.


On pourrait d’ailleurs se demander si cette « insensibilité à la douleur », qui a déréglé les comportements de notre suzerain solitaire et lui a finalement causé bien du tort, n’a pas également nui à notre système économique global.
Sans doute l’économie de marché a-t-elle démontré sa supériorité par rapport à l’économie bureaucratique et dirigiste, à laquelle plus personne ne voudrait revenir, surtout pas les anciens pays communistes. Cependant, en devenant l’unique modèle, le capitalisme a perdu un détracteur utile, probablement irremplaçable, qui le critiquait constamment sur son bilan social, qui le titillait sur le droit des travailleurs et sur les inégalités. Et même si lesdits droits étaient moins respectés dans les pays communistes que dans la plupart des pays capitalistes, même si les syndicats y étaient plus étroitement muselés, même si le système pernicieux de la nomenklatura rendait mensongères toutes les références au principe d’égalité, le seul fait d’avoir cette contestation, ces attaques, cette rhétorique, cette pression permanente à l’intérieur de chaque société comme au niveau planétaire, obligeait le capitalisme à se montrer plus social, moins inégalitaire, plus attentif aux travailleurs et à leurs représentants ; ce qui était un correctif nécessaire, au plan éthique, au plan politique, et même, en fin de compte, pour une gestion efficace et rationnelle de l’économie de marché.
Privé de ce correctif, le système a rapidement dégénéré, comme un arbuste qu’on aurait cessé de tailler, et qui serait revenu à l’état sauvage. Son rapport à l’argent et à la manière de le gagner est devenu obscène.
Qu’il n’y ait aucune honte à s’enrichir, j’en conviens. Qu’il n’y ait aucune honte non plus à savourer les fruits de sa prospérité, je le crois aussi ; notre époque nous propose tant de belles et bonnes choses, ce serait une insulte à la vie que de refuser d’en jouir. Mais que l’argent soit complètement déconnecté de toute production, de tout effort physique ou intellectuel, de toute activité socialement utile ? Que nos places boursières se transforment en de gigantesques casinos où le sort de centaines de millions de personnes, riches ou pauvres, se décide sur un coup de dés ? Que nos institutions financières les plus vénérables finissent par se comporter comme des garnements ivres ? Que les économies de toute une vie de labeur puissent être anéanties, ou alors multipliées par trente, en quelques secondes, et selon des procédés ésotériques auxquels les banquiers eux-mêmes ne comprennent plus rien ?
C’est là une perturbation grave, dont les implications dépassent de loin l’univers de la finance ou de l’économie. Parce qu’on est en droit de se demander, au vu de ce qui se passe, pourquoi les gens mèneraient encore une vie de travail honnête ; pourquoi un jeune voudrait devenir professeur, plutôt que trafiquant ; et comment, dans un tel environnement moral, transmettre les connaissances, transmettre les idéaux, comment maintenir un minimum de tissu social pour que survivent ces choses si essentielles et si fragiles qui ont pour nom liberté, démocratie, bonheur, progrès, ou civilisation.
Est-il besoin d’ajouter en toutes lettres que ce dérèglement financier est aussi, et peut-être avant tout, le symptôme d’un dérèglement dans notre échelle des valeurs ?