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L’affaiblissement de la part relative de
l’Occident dans l’économie mondiale, tel qu’il s’est amorcé au
crépuscule de la Guerre froide, est porteur de conséquences graves
qui ne sont pas toutes mesurables dès à présent.
L’une des plus inquiétantes, c’est que la
tentation paraît désormais grande pour les puissances occidentales,
et surtout pour Washington, de préserver par la supériorité
militaire ce qu’il n’est plus possible de préserver par la
supériorité économique ni par l’autorité morale.
Là se situe peut-être la conséquence la plus
paradoxale et la plus perverse de la fin de la Guerre froide ;
un événement qui était censé apporter paix et réconciliation, mais
qui fut suivi d’un chapelet de conflits successifs, l’Amérique
passant sans transition d’une guerre à la suivante, comme si
c’était devenu la « méthode de gouvernement » de
l’autorité globale plutôt qu’un ultime recours.
Les attentats meurtriers du 11 septembre
2001 ne suffisent pas à expliquer cette dérive ; ils l’ont
renforcée, et partiellement légitimée, mais elle était déjà
largement amorcée.
En décembre 1989, six semaines après la
chute du mur de Berlin, les Etats-Unis sont intervenus
militairement au Panama contre le général Noriega, et cette
expédition aux allures de descente de police avait valeur de
proclamation : il fallait que chacun sache désormais qui
commandait sur cette planète et qui devait simplement obéir. Puis
ce fut, en 1991, la première guerre d’Irak ; en 1992-1993,
l’équipée malheureuse en Somalie ; en 1994, l’intervention en
Haïti pour installer au pouvoir le président Jean-Bertrand
Aristide ; en 1995, la guerre de Bosnie ; en
décembre 1998, la campagne de bombardements massifs contre
l’Irak baptisée « Opération Désert Fox » ; en 1999,
la guerre du Kosovo ; à partir de 2001, la guerre
d’Afghanistan ; à partir de 2003, la seconde guerre
d’Irak ; en 2004, une nouvelle expédition en Haïti, cette fois
pour déloger le président Aristide… Sans compter les bombardements
punitifs et les actions militaires de moindre ampleur en Colombie,
au Soudan, aux Philippines, au Pakistan et ailleurs.
A chacune de ces interventions, si l’on veut
être un spectateur lucide, on trouvera quelques motivations
respectables, et d’autres qui ne sont que prétextes. Mais cette
répétition est, en elle-même, préoccupante. Une « méthode de
gouvernement » de la planète, disais-je ? Plus d’une
fois, lors des premières années du nouveau siècle, il m’est arrivé
de penser que la vérité pourrait être bien plus sinistre encore,
que ces opérations étaient menées « pour l’exemple »,
comme lorsque les empires coloniaux d’hier s’employaient à
instiller la frayeur dans le cœur de leurs administrés indigènes
pour dissuader toute velléité de révolte.
Certaines des expéditions militaires les plus
contestables resteront associées au président George W. Bush,
et c’est en partie à cause de la guerre d’Irak que les électeurs
américains ont porté au pouvoir Barack Obama et les démocrates.
Reste à savoir dans quelle mesure cette dérive interventionniste
était liée aux choix politiques d’une administration, et dans
quelle mesure elle était déterminée par la situation des Etats-Unis
dans le monde – celle d’un pays dont le poids dans l’économie
mondiale décline inexorablement, qui ne cesse de s’endetter, qui
vit manifestement au-dessus de ses moyens, et qui dispose cependant
d’une suprématie militaire incontestée. Comment pourrait-il
résister à la tentation d’utiliser cet atout majeur pour compenser
son affaiblissement dans les autres domaines ?
Quelles que soient la sensibilité ou les
convictions politiques de leur président, les Etats-Unis ne peuvent
plus se permettre de desserrer leur emprise sur le monde ; ni
de perdre le contrôle des ressources essentielles à leur économie,
notamment le pétrole ; ni de laisser se mouvoir en toute
liberté des forces qui voudraient leur nuire ; ni d’observer
passivement l’émergence des puissances rivales qui pourraient un
jour contester leur suprématie. S’ils renonçaient à leur gestion
rapprochée et musclée des affaires du monde, ils seraient
probablement entraînés dans une spirale d’affaiblissement et
d’appauvrissement.
Ce qui ne veut pas dire que l’interventionnisme
systématique soit la bonne recette pour enrayer le déclin ; à
en juger par le bilan des premières années du siècle, elle l’a
plutôt accéléré. Une autre politique aurait-elle l’effet
inverse ? L’expérience mérite d’être tentée, mais lorsqu’un
pouvoir desserre son emprise, la réaction spontanée de ses
adversaires est de l’accabler et de l’assaillir plutôt que de lui
en savoir gré. Les Occidentaux s’étaient montrés bien plus
respectueux de l’Union soviétique de Brejnev que de celle de
Gorbatchev, qu’ils ont humiliée, pillée et démantelée, suscitant
chez le peuple russe une rancœur profonde. Et les révolutionnaires
d’Iran s’étaient montrés impitoyables avec le président Carter
parce qu’il avait eu scrupule à pratiquer une politique
agressive.
Cela pour dire que le dilemme de l’Occident dans
ses rapports avec le reste du monde ne se résoudra pas
miraculeusement si Washington modifiait soudain son comportement
sur la scène internationale. Bien qu’un tel changement demeure
indispensable si l’on espère encore un sursaut salvateur, rien ne
permet de dire qu’il se revélera déterminant.
Certains analystes font la distinction entre
« puissance dure » et « puissance douce »,
voulant dire par là qu’un Etat peut exercer son autorité de
diverses manières sans avoir besoin de recourir chaque fois à ses
forces armées. C’est l’incapacité de Staline à comprendre cette
vérité qui l’avait conduit à demander « combien de
divisions » avait le pape. D’ailleurs, le jour où l’Union
soviétique s’est écroulée, elle avait encore, du point de vue
strictement militaire, largement les moyens d’anéantir ses
adversaires. Mais la victoire et la défaite ne sont pas déterminées
par les divisions blindées, les mégatonnes de bombes ou le nombre
d’ogives. Ce n’est là qu’un facteur parmi d’autres, sans doute
nécessaire à une grande puissance, mais nullement suffisant. Dans
toute confrontation – entre individus, entre groupes humains, comme
entre Etats –, de nombreux facteurs entrent en jeu, qui relèvent
soit de la puissance physique, soit de la capacité économique, soit
de l’ascendant moral. S’agissant de l’Union soviétique, il est
clair qu’elle était moralement déconsidérée et économiquement
débilitée, ce qui avait rendu inopérant son formidable bras
militaire.
A l’inverse, l’Occident disposait, au sortir de
la Guerre froide, d’une supériorité écrasante dans les trois
domaines à la fois. Militairement, grâce surtout à la puissance
américaine ; économiquement, grâce à la prédominance
technologique, industrielle et financière de l’Europe comme des
Etats-Unis ; moralement, par la vertu de son modèle de
société, qui venait de terrasser son rival le plus dangereux, le
communisme. Cette supériorité multiforme aurait dû lui permettre de
gouverner le monde avec subtilité, usant tantôt de la carotte,
tantôt du bâton, décourageant fermement ses adversaires
récalcitrants mais offrant à tous les autres des avantages
substantiels pour leur permettre d’échapper au sous-développement
et à la tyrannie.
De ce fait, il paraissait raisonnable de prévoir
que le recours aux armes serait désormais très exceptionnel, et
qu’il suffirait à l’Occident de faire valoir l’excellence de son
système économique et celle de son modèle de société pour préserver
sa suprématie. C’est plutôt l’inverse qui s’est produit. La
prédominance économique de l’Occident s’est érodée avec la montée
des géants asiatiques, et le recours aux armes s’est
banalisé.
S’agissant de la prééminence morale, elle aussi
s’érode, ce qui est pour le moins paradoxal, vu que le modèle
occidental n’a plus de concurrent, et que l’attrait du mode de vie
européen ou nord-américain est plus fort que jamais, non seulement
à Varsovie ou à Manille, mais également à Téhéran, à Moscou,
au Caire, à Shanghai, à Chennai, à La Havane, et partout
ailleurs ; cependant il existe, entre le « centre »
et la « périphérie », un vrai problème de
confiance.
Un problème qui trouve ses racines dans la rela
tion malsaine qui s’est établie au cours des derniers siècles entre
les puissances occidentales et le reste du monde, et qui contribue
aujourd’hui à rendre les hommes incapables de gérer leur diversité,
incapables de formuler des valeurs communes, incapables d’envisager
ensemble l’avenir. Et incapables donc de faire face aux périls qui
montent.