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Depuis que j’ai entrepris ce travail, une image
allégorique me hante, celle d’une troupe d’alpinistes qui
escaladent une falaise et qui, en raison d’une quelconque secousse,
commencent à perdre pied. Je m’efforce de comprendre pourquoi ces
hommes risquent de « dévisser », et comment ils
pourraient « recoller » à la paroi rocheuse pour
reprendre leur ascension, sans trop m’attarder à imaginer ce qui
leur adviendrait s’ils tombaient dans le précipice.
J’en parle comme d’un accident de montagne, et
c’est un peu ce que je ressens en méditant sur la marche du monde.
Je n’ignore pas qu’en Histoire, « accident » est souvent
une notion trompeuse. Pourtant, je n’y renonce pas entièrement.
Quoiqu’en disent les moralistes d’aujourd’hui et d’hier, l’humanité
ne mérite pas le châtiment que les décennies à venir pourraient lui
infliger. Je ne plaiderai pas l’innocence non plus, ni la
malchance, ni les aléas du destin. Mais je suis persuadé que ce qui
nous arrive, avant que d’être la conséquence de nos échecs et de
nos manquements, est d’abord celle de nos succès, de nos
accomplissements, de nos ambitions légitimes, de notre liberté tout
aussi légitime, et de l’incomparable génie de notre espèce.
En dépit de mes irritations et de mes
inquiétudes, je demeure fasciné par l’aventure humaine ; je la
chéris, je la vénère, et pour rien au monde je ne l’échangerais
contre la vie des anges ou des bêtes. Nous sommes les enfants de
Prométhée, les dépositaires et les continuateurs de la création,
nous avons entrepris de remodeler l’univers, et s’il y a au-dessus
de nos têtes un Créateur suprême, nous méritons Sa fierté autant
que Sa colère.
Ne serions-nous pas justement en train de payer
le prix de cette témérité prométhéenne, et de cette course éperdue
vers les sommets ? Sans doute ; mais nous n’avons pas à
nous repentir ; ni pour nos inventions, même les plus
insensées, ni pour les libertés que nous avons conquises. Et si le
moment est venu de nous demander, beaucoup plus sérieusement que
par le passé, et avec une plus grande urgence, « Où
allons-nous donc à cette allure ? », ce ne devrait pas
être sur le ton de la contrition ou du dénigrement, ni pour
sous-entendre « Nous allons trop vite ! »,
« Nous nous écartons du chemin ! », « Nous
perdons nos repères ! », mais avec un authentique point
d’interrogation.
Ce siècle retentit des propos les plus
passéistes ; il pourrait sonner l’heure de la revanche pour
tous ceux qui, depuis toujours, détestent la libération de l’homme
et encore plus celle de la femme, pour ceux qui se méfient de la
science, de l’art, de la littérature comme de la philosophie, pour
ceux qui voudraient ramener notre foule désorientée, tel un
troupeau docile, vers l’enclos rassurant des tyrannies morales
séculaires. Pourtant, si égarement il y a, ce n’est pas par rapport
au chemin tracé par nos pères, c’est par rapport à un chemin que
nous-mêmes devrions tracer pour nos enfants, un chemin qu’aucune
génération avant la nôtre n’avait eu la possibilité d’entrevoir, et
dont aucune n’avait eu, d’ailleurs, aussi vitalement besoin.
Je tiens à le souligner dans cet épilogue comme
je l’ai fait dans les toutes premières pages, parce que la réaction
aux turbulences de notre époque peut obéir aux tentations les plus
diverses. J’en distinguerai trois, que je nommerai, pour rester
dans la métaphore des alpinistes : la tentation du précipice,
la tentation de la paroi, et la tentation du sommet.
La « tentation du précipice » est
caractéristique de notre époque. Chaque jour des hommes sautent
dans le vide en rêvant d’entraîner dans leur chute la cordée
entière – un phénomène sans véritable précédent dans l’Histoire.
Ces personnes, pour nombreuses qu’elles soient, ne représentent que
la mèche incandescente d’un gigantesque baril de désespérance. Des
centaines de millions de nos contemporains, dans le monde musulman
et ailleurs, éprouvent cette même tentation, à laquelle l’écrasante
majorité se retient fort heureusement de succomber.
Ce n’est pas tant la morsure de la pauvreté qui
cause leur détresse que la morsure de l’humiliation et de
l’insignifiance, ce sentiment de n’avoir pas leur place dans le
monde où ils vivent, de n’y être que des perdants, des opprimés,
des exclus ; aussi rêvent-ils de gâcher cette fête à laquelle
ils ne sont pas conviés.
La « tentation de la paroi » est bien
moins caractéristique de notre époque, mais elle y revêt une
signification nouvelle. Ce que j’appelle ainsi, c’est l’attitude
qui consiste à s’arc-bouter, à s’abriter, à se protéger, en
attendant que la tempête passe. En d’autres circonstances, ce
serait la position la plus prudente. Le drame de notre génération
et de celles qui la suivront, c’est que cette tempête-ci ne passera
pas. Le vent de l’Histoire continuera à souffler de plus en plus
fort, de plus en plus vite, rien ni personne ne pourra le calmer ni
le ralentir.
Je ne parlerai pas des tenants de cette attitude
comme d’une fraction de l’humanité, vu que cette tentation est
présente en chacun d’entre nous. Il nous est difficile d’admettre
que le monde doit être repensé entièrement, que le chemin de
l’avenir doit être dessiné de nos propres mains ; difficile
d’admettre, par exemple, que nos comportements ordinaires,
paisibles, anodins, pourraient provoquer un cataclysme climatique
majeur, et se révéler ainsi tout aussi suicidaires que de se jeter
dans le vide ; difficile d’admettre que nos attachements
identitaires immémoriaux pourraient compromettre l’avancement de
l’espèce humaine. Alors nous cherchons à nous persuader qu’il n’y
a, sous le ciel, rien de foncièrement nouveau, et nous continuons à
nous cramponner à nos repères coutumiers, à nos appartenances
héréditaires, à nos querelles récurrentes, comme à nos frêles
certitudes.
La « tentation du sommet » se fonde
justement sur l’idée inverse, à savoir que l’humanité est parvenue,
dans son évolution, à une phase dramatiquement nouvelle où les
vieilles recettes ne servent plus. Ce n’est pas la fin de
l’Histoire, comme on l’a proclamé prématurément lors de la chute du
communisme, mais c’est probablement le crépuscule d’une certaine
Histoire, et c’est aussi – j’ose y croire, j’ose l’espérer –
l’aube d’une autre Histoire.
Ce qui a fait son temps et qui doit à présent se
clore, c’est l’Histoire tribale de l’humanité, l’Histoire des
luttes entre nations, entre Etats, entre communautés ethniques ou
religieuses, comme entre « civilisations ». Ce qui
s’achève sous nos yeux, c’est la Préhistoire des hommes. Oui, une
trop longue Préhistoire, faite de toutes nos crispations
identitaires, de tous nos ethnocentrismes aveuglants, de nos
égoïsmes réputés « sacrés », qu’ils soient patrioti ques,
communautaires, culturels, idéologiques, ou autres.
Il ne s’agit pas ici de porter un jugement
éthique sur ces mécanismes immémoriaux de l’Histoire, mais de
constater que les réalités nouvelles imposent d’en sortir au plus
vite. Pour entamer une tout autre étape de l’aventure humaine, une
étape où l’on ne se battrait plus contre l’Autre – la nation
adverse, la civilisation adverse, la religion adverse, la
communauté adverse – mais contre des ennemis bien plus
considérables, bien plus redoutables, et qui menacent l’humanité
dans son ensemble.
Lorsqu’on laisse de côté les habitudes
débilitantes acquises au cours de cette « Préhistoire »,
on constate aisément que les seuls vrais combats qui méritent
d’être menés par notre espèce au cours des prochains siècles seront
scientifiques et éthiques. Vaincre toutes les maladies, ralentir le
processus de vieillissement, faire reculer la mort naturelle de
plusieurs décennies et peut-être même, un jour, de plusieurs
siècles ; libérer les hommes du besoin comme de
l’ignorance ; leur procurer, grâce aux arts, aux savoirs,
grâce à la culture, la richesse intérieure qui leur permettrait de
« meubler » ces vies qui s’allongent ; investir
patiemment le vaste univers, tout en veillant à ne pas compromettre
la survie du plancher où nous posons les pieds – voilà les seules
conquêtes qui devraient mobiliser les énergies de nos enfants et de
leurs descendants. Je les trouve, pour ma part, infiniment plus
enthousiasmantes que toutes les guerres patriotiques, et aussi
stimulantes spirituellement que les expériences mystiques. C’est
vers de telles ambitions que l’on doit s’orienter désormais.
Un vœu pieux, me dira-t-on. Non, une exigence de
survie ; et, de ce fait, la seule option réaliste. Ayant
atteint ce stade avancé de son évolution, caractérisé par un si
haut degré d’intégration globale, l’humanité ne peut plus
qu’imploser ou se métamorphoser.