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De la crise morale de notre temps, on parle quelquefois en termes de « perte de repères », ou de « perte de sens » ; des formulations dans lesquelles je ne me reconnais pas, parce qu’elles laissent entendre qu’il faudrait « retrouver » les repères perdus, les solidarités oubliées et les légitimités démonétisées ; de mon point de vue, il ne s’agit pas de « retrouver », mais d’inventer. Ce n’est pas en prônant un retour illusoire aux comportements d’autrefois que l’on pourra faire face aux défis de l’ère nouvelle. Le commencement de la sagesse, c’est de constater l’incomparabilité de notre époque, la spécificité des relations entre les personnes comme entre les sociétés humaines, la spécificité des moyens qui sont à notre disposition ainsi que des défis auxquels nous devons faire face.
S’agissant des rapports entre les nations comme de la gestion des ressources de la planète, le bilan de l’Histoire n’est nullement exemplaire, puisque celle-ci est jalonnée de guerres dévastatrices, de crimes contre la dignité humaine, de gaspillages massifs, et de tragiques égarements – ce qui nous a menés au marasme d’aujourd’hui. Plutôt que d’embellir le passé et de l’idéaliser, il faudrait se défaire des réflexes que nous y avons acquis, et qui se révèlent désastreux dans le contexte d’aujourd’hui ; se défaire, oui, des préjugés, des atavismes, des archaïsmes, pour entrer de plain-pied dans une tout autre phase de l’aventure humaine. Une phase où tout doit être inventé à nouveau – les solidarités, les légitimités, les identités, les valeurs, les repères.
Je m’empresse de préciser, pour qu’il n’y ait aucun malentendu, que si, de mon point de vue, la solution ne se trouve pas dans un « retour » passéiste aux morales traditionnelles ni aux légitimités anciennes, elle ne se trouve pas non plus dans un relativisme moral qui, au nom d’une modernité vulgaire et paresseuse, sanctifie l’égoïsme sacré, idolâtre toute négation, se vautre dans le chacun-pour-soi, pour aboutir au pire des préceptes : « Après moi, le déluge ! » Un précepte auquel les perturbations climatiques pourraient donner un sens quasiment littéral.
Ces deux attitudes opposées conduisent, par des voies convergentes, au même désarroi. C’est de tout autre chose que nous avons besoin aujourd’hui. S’il nous faut sortir des légitimités anciennes, que ce soit « vers le haut », non « vers le bas » ; que ce soit vers l’élaboration d’une échelle des valeurs qui nous permette de gérer, mieux que nous ne l’avons fait jusqu’ici, notre diversité, notre environnement, nos ressources, nos connaissances, nos instruments, notre puissance, nos équilibres, en d’autres termes notre vie commune et notre capacité de survie ; non vers le rejet de toute échelle des valeurs.


« Valeurs » est un mot galvaudé, et versatile. Il navigue avec aisance entre le pécuniaire et le spirituel ; et, dans le domaine des croyances, il peut être synonyme d’avancement ou de conformisme, de libération morale ou de soumission. Aussi me dois-je d’expliciter le sens dans lequel je l’emploie, et les convictions que j’y attache. Non pour rallier qui que ce soit à mon étendard – je n’en possède aucun, je demeure à bonne distance des partis, des factions, des chapelles, rien n’est plus précieux à mes yeux que l’indépendance d’esprit ; mais il me paraît honnête, dès lors que l’on expose sa vision des choses, de dire sans détour ce que l’on croit et où l’on aimerait aboutir.
De mon point de vue, sortir « par le haut » du dérèglement qui affecte le monde exige d’adopter une échelle des valeurs basée sur la primauté de la culture ; je dirai même basée sur le salut par la culture.
On a souvent attribué à André Malraux une phrase qu’il n’a probablement jamais prononcée, et selon laquelle le xxie siècle « sera religieux ou ne sera pas ». Je suppose que les derniers mots, « ou ne sera pas », signifient qu’on ne pourra s’orienter dans le labyrinthe de la vie moderne sans quelque boussole spirituelle.
Ce siècle est encore jeune, mais l’on sait déjà que les hommes pourraient s’égarer avec la religion comme ils pourraient s’égarer sans elle.


Que l’on puisse pâtir de l’absence du religieux, la société soviétique l’a amplement démontré. Mais l’on peut aussi pâtir de sa présence abusive ; on le savait déjà du temps de Cicéron, du temps d’Averroès, du temps de Spinoza, du temps de Voltaire ; et si on l’avait un peu oublié pendant deux siècles, à cause des excès de la Révolution française, de la Révolution russe, du nazisme, et de quelques autres tyrannies laïques, bien des événements sont venus nous le rappeler depuis. Pour nous amener, je l’espère, à une appréciation plus juste de la place que la religion devrait occuper dans nos vies.
Je serais tenté de dire la même chose du « veau d’or ». Vitupérer contre la richesse matérielle, culpabiliser ceux qui s’efforcent de l’accroître, c’est là une attitude stérile qui a constamment servi de prétexte aux pires démagogies. Mais faire de l’argent le critère de toute respectabilité, la base de tout pouvoir, de toute hiérarchie, finit par déchiqueter le tissu social.
L’humanité vient d’expérimenter, en deux ou trois générations, tant de dérives contradictoires. Celles du communisme, et celles du capitalisme ; celles de l’athéisme, et celles de la religion. Devrions-nous nous résigner à ces oscillations, et aux dérèglements qui en résultent ? Ne sommes-nous pas suffisamment échaudés pour vouloir tirer les leçons de ces épreuves ? Et pour désirer sortir enfin de ces dilemmes débilitants ?


Qu’un écrivain, ou toute autre personne travaillant dans le domaine de la culture, veuille prôner une échelle des valeurs fondée sur la culture, cela semble un peu trop prévisible, et peut prêter à sourire. Mais c’est parce qu’il y a un malentendu sur la signification des mots.
Considérer la culture comme un domaine parmi d’autres, ou comme un moyen d’agrémenter la vie pour une certaine catégorie de personnes, c’est se tromper de siècle, c’est se tromper de millénaire. Aujourd’hui, le rôle de la culture est de fournir à nos contemporains les outils intellectuels et moraux qui leur permettront de survivre – rien de moins.
Ces dizaines d’années additionnelles dont la médecine nous fait cadeau, comment allons-nous les meubler ? Nous sommes de plus en plus nombreux à vivre plus longtemps, et mieux ; forcément guettés par l’ennui, par la peur du vide, forcément tentés d’y échapper par une frénésie consommatrice. Si nous ne souhaitons pas épuiser très vite les ressources de la planète, il nous faudra privilégier autant que possible d’autres formes de satisfaction, d’autres sources de plaisir, notamment l’acquisition du savoir et le développement d’une vie intérieure épanouissante.
Il ne s’agit pas de s’imposer des privations, ni de s’installer dans l’ascèse. Je suis, pour ma part, un fervent épicurien, et toutes les prohibitions m’irritent. Nous continuerons fort heureusement à user des nourritures terrestres, et souvent à en abuser – je ne jetterai à personne la première pierre. Mais si nous désirons profiter longtemps et pleinement de ce que la vie nous offre, nous sommes contraints de modifier nos comportements. Non pour réduire notre palette de sensations, mais au contraire pour l’élargir, pour la rehausser, pour chercher d’autres satisfactions, qui pourraient se révéler intenses.
Ne distingue-t-on pas, s’agissant des sources d’énergie, entre le fossile, qui s’épuise et pollue, et le renouvelable, tel le solaire, l’éolien ou le géothermique, qui ne s’épuise pas ? On pourrait introduire une distinction similaire en parlant de notre mode de vie. Les besoins et les plaisirs de l’existence, nous pouvons chercher à les satisfaire en consommant davantage, ce qui pèsera sur les ressources de la planète, et suscitera des tensions destructrices. Mais nous pourrions aussi les satisfaire autrement, en privilégiant l’apprentissage à tous les âges de la vie, en encourageant tous nos contemporains à étudier des langues, à se passionner pour les disciplines artistiques, à se familiariser avec les diverses sciences, afin qu’ils soient capables d’apprécier la signification d’une découverte en biologie, ou en astrophysique. La connaissance est un univers incommensurable, nous pourrions tous y puiser sans retenue, notre vie entière, nous ne l’épuiserions pas. Mieux encore : plus nous y puiserons, moins nous épuiserons la planète.


C’est déjà là une raison suffisante pour considérer la primauté de la culture comme une discipline de survie. Mais ce n’est pas la seule raison. Il y en a une autre, tout aussi fondamentale, et qui justifierait à elle seule que l’on place la culture au centre de notre échelle des valeurs. Il s’agit de la manière dont elle peut nous aider à gérer la diversité humaine.
Ces populations aux origines multiples qui se côtoient dans tous les pays, dans toutes les villes, vont-elles continuer longtemps encore à se regarder à travers des prismes déformants – quelques idées reçues, quelques préjugés ancestraux, quelques imageries simplistes ? Il me semble que le moment est venu de modifier nos habitudes et nos priorités pour nous mettre plus sérieusement à l’écoute du monde où nous sommes embarqués. Parce qu’il n’y a plus d’étrangers en ce siècle, il n’y a plus que des « compagnons de voyage ». Que nos contemporains habitent de l’autre côté de la rue ou à l’autre bout de la terre, ils ne sont qu’à deux pas de chez nous ; nos comportements les affectent dans leur chair, et leurs comportements nous affectent dans la nôtre.
Si nous tenons à préserver la paix civile dans nos pays, dans nos villes, dans nos quartiers, comme sur l’ensemble de la planète, si nous souhaitons que la diversité humaine se traduise par une coexistence harmonieuse plutôt que par des tensions génératrices de violence, nous ne pouvons plus nous permettre de connaître « les autres » de manière approximative, superficielle, grossière. Nous avons besoin de les connaître avec subtilité, de près, je dirai même dans leur intimité. Ce qui ne peut se faire qu’à travers leur culture. Et d’abord à travers leur littérature. L’intimité d’un peuple, c’est sa littérature. C’est là qu’il dévoile ses passions, ses aspirations, ses rêves, ses frustrations, ses croyances, sa vision du monde qui l’entoure, sa perception de lui-même et des autres, y compris de nous-mêmes. Parce que en parlant des « autres » il ne faut jamais perdre de vue que nous-mêmes, qui que nous soyons, où que nous soyons, nous sommes aussi « les autres » pour tous les autres.
Bien entendu, aucun d’entre nous n’a la possibilité de connaître tout ce qu’il aimerait ou devrait connaître de ces « autres ». Il y a tant de peuples, tant de cultures, tant de langues, tant de traditions picturales, musicales, chorégraphiques, théâtrales, artisanales, culinaires, etc. Mais si l’on encourageait toute personne à se passionner, dès l’enfance, et tout au long de la vie, pour une culture autre que la sienne, pour une langue librement adoptée en fonction de ses affinités personnelles – et qu’elle étudierait plus intensément encore que l’indispensable langue anglaise –, il en résulterait un tissage culturel serré qui couvrirait la planète entière, réconfortant les identités craintives, atténuant les détestations, renforçant peu à peu la croyance à l’unité de l’aventure humaine, et rendant possible, de ce fait, un sursaut salutaire.
Je ne vois pas d’objectif plus crucial en ce siècle, et il est clair que, pour se donner les moyens de l’atteindre, on doit accorder à la culture et à l’enseignement la place prioritaire qui leur revient.


Nous commençons peut-être à sortir, aux Etats-Unis et ailleurs, d’une ère sinistre où il était de bon ton de cracher sur la culture et de faire de l’inculture un gage d’authenticité. Une attitude populiste qui, paradoxalement, rejoint celle de l’élitisme, dans la mesure où, dans un cas comme dans l’autre, on accepte implicitement l’idée selon laquelle la « population » aurait des capacités limitées, qu’il ne faudrait pas lui demander trop d’efforts intellectuels, qu’il suffirait de lui fournir des caddies bien remplis, quelques slogans simplistes, et des amusements faciles, pour qu’elle demeure béate, tranquille et reconnaissante. Et que la culture doit rester l’apanage d’une infime minorité d’initiés.
Il s’agit là d’une conception méprisante, et dangereuse pour la démocratie. Parce qu’on ne peut être un citoyen à part entière, ni un électeur responsable, si l’on se laisse passivement manipuler par les propagandistes, si l’on se laisse enflammer ou calmer selon le bon vouloir des gouvernants, si l’on se laisse docilement entraîner dans des aventures guerrières. Pour pouvoir décider en connaissance de cause, surtout dans un pays dont les orientations déterminent dans une large mesure le sort de la planète, un citoyen a besoin de connaître, en profondeur et avec subtilité, le monde qui l’entoure. S’accommoder de l’ignorance, c’est renier la démocratie, c’est la réduire à un simulacre.


Pour toutes ces raisons, et quelques autres, je suis persuadé que notre échelle des valeurs ne peut aujourd’hui se fonder que sur la primauté de la culture et de l’enseignement. Et que le xxie siècle, pour reprendre la phrase déjà citée, sera sauvé par la culture, ou bien il sombrera.
Ma conviction ne s’appuie sur aucune doctrine constituée – juste sur ma lecture des événements de mon époque ; mais je ne suis pas insensible au fait que les grandes traditions religieuses que je côtoie contiennent des exhortations similaires. « L’encre du savant vaut mieux que le sang du martyr », dit le Prophète de l’islam. Dont on rapporte d’ailleurs bien d’autres propos sur ce thème : « Les savants sont les héritiers des prophètes » ; « Cherchez le savoir, jusqu’en Chine s’il le faut » ; « Etudiez, du berceau jusqu’à la tombe ! »
Et dans le Talmud on trouve cette idée si forte, si émouvante : « Le monde ne se maintient que par le souffle des enfants qui étudient. »


Le combat pour « maintenir le monde » sera ardu, mais le « déluge » n’est pas une fatalité. L’avenir n’est pas écrit d’avance, c’est à nous de l’écrire, à nous de le concevoir, à nous de le bâtir ; avec audace, parce qu’il faut oser rompre avec des habitudes séculaires ; avec générosité, parce qu’il faut rassembler, rassurer, écouter, inclure, partager ; et avant tout avec sagesse. C’est la tâche qui incombe à nos contemporains, femmes et hommes de toutes origines, et ils n’ont pas d’autre choix que de l’assumer.
Lorsqu’un pays est plongé dans le marasme, on peut toujours essayer d’émigrer ; lorsque la planète entière est menacée, on n’a pas l’option d’aller vivre ailleurs. Si l’on ne veut pas se résigner à la régression, pour soi-même comme pour les générations à venir, on doit essayer d’infléchir le cours des choses.