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Cette proximité extrême entre islam et politique
mériterait qu’on s’y arrête, car c’est l’un des aspects les plus
inquiétants et les plus déroutants que présente la réalité
d’aujourd’hui.
Etrangement, ce phénomène est expliqué de la
même manière par les tenants du radicalisme religieux et par les
détracteurs de l’islam. Les uns parce que c’est leur credo, les
autres parce que cela conforte leurs préjugés, tous s’accordent à
dire qu’on ne peut séparer islam et politique, qu’il en a toujours
été ainsi, que la chose est inscrite dans les textes sacrés, et
qu’il serait inutile de vouloir la changer. Parfois claironnée,
constamment sous-entendue, cette opinion fait l’objet d’un si large
consensus qu’elle possède toutes les apparences de la vérité.
Pour ma part, je demeure dubitatif. S’il ne
s’agissait là que de l’évaluation critique d’une religion, de ses
pratiques et de ses croyances, je ne m’y attarderais pas beaucoup.
Bien que j’aie toujours vécu au voisinage de l’islam, je ne suis
pas un spécialiste du monde musulman, encore moins un islamologue.
Si l’on cherche à savoir « ce que dit vraiment » l’islam,
il ne faut pas compter sur moi. Et si l’on espère lire sous ma
plume que toutes les religions prêchent la concorde, il ne faut pas
y compter non plus – ma conviction profonde, c’est que toutes les
doctrines, religieuses ou profanes, portent en elles les germes du
dogmatisme et de l’intolérance ; chez certaines personnes ces
germes se déploient, chez d’autres ils demeurent latents.
Non, je l’avoue, je ne sais pas plus qu’un autre
« ce que dit vraiment » le christianisme, l’islam, le
judaïsme ou le bouddhisme ; je suis persuadé que chaque
croyance se prête à d’infinies interprétations, lesquelles
dépendent bien plus du parcours historique des sociétés humaines
que des textes sacrés. Ceux-ci disent à chaque étape de l’Histoire
ce que les hommes ont envie d’entendre. Certains propos s’éclairent
soudain, qui étaient hier invisibles ; d’autres retombent dans
l’oubli, qui paraissaient essentiels. Les mêmes Ecritures qui
justifiaient jadis la monarchie de droit divin s’accommodent
aujourd’hui de la démocratie. Et l’on trouvera aisément, à dix
lignes d’un verset qui vante la paix, un autre qui chante la
guerre. Chaque passage de la Bible, de l’Evangile ou du Coran a
donné lieu à d’innombrables lectures, et il serait absurde pour qui
que ce soit de proclamer, après tant de siècles d’exégèses et de
controverses, qu’il n’existe qu’une seule interprétation
possible.
Je comprends que les zélateurs l’affirment, ils
sont dans leur rôle ; il est difficile d’adhérer à une
certaine lecture du texte si l’on considère que les autres lectures
sont tout aussi légitimes. Mais l’observateur de l’Histoire, qu’il
soit croyant ou pas, ne peut se situer sur le même terrain. De son
point de vue, il ne s’agit pas de déterminer quelle interprétation
des Ecritures est conforme aux enseignements de la foi, mais
d’évaluer l’influence des doctrines sur la marche du monde ;
et aussi, à l’inverse, l’influence de la marche du monde sur les
doctrines.
Pour ma part, si l’opinion courante sur les
rapports entre islam et politique m’inquiète, c’est parce qu’elle
constitue le fondement mental de cet « affrontement des
civilisations » qui ensanglante le monde et assombrit l’avenir
de tous. A partir du moment où l’on considère qu’en Islam, religion
et politique sont indissociablement liés, que la chose est inscrite
dans les textes sacrés, et qu’elle constitue une caractéristique
immuable, alors on s’installe dans l’idée que ledit
« affrontement » ne s’arrêtera jamais, ni dans trente
ans, ni dans cent cinquante ans, ni dans mille ans, et que nous
sommes en présence de deux humanités distinctes. Une idée que je
trouve démoralisante, bien sûr, et destructrice, mais avant tout
simpliste, approximative, irréfléchie.
Quand furent révélées les exactions commises par
des militaires américains dans la prison d’Abou- Ghraib, l’une des
photos diffusées représentait un détenu contraint de marcher à
quatre pattes, nu, la corde au cou, tenu en laisse par une femme
soldat au sourire triomphateur. Invité à faire un commentaire sur
une chaîne de télévision américaine, un spécialiste du Moyen-Orient
expliqua aux spectateurs que, pour comprendre l’horreur suscitée
par ces images dans le monde musulman, il fallait savoir que, dans
l’islam, le chien était un animal impur.
Je demeurai sans voix. Ainsi, il faudrait
supposer que si l’on avait obligé un détenu irlandais ou australien
à se mettre à quatre pattes, qu’on lui avait passé une corde au cou
pour le promener nu dans les couloirs d’une prison, il n’aurait
rien trouvé à y redire parce qu’en Irlande et en Australie les
chiens ne sont pas considérés comme impurs ?
Ces propos étaient tenus, de surcroît, par un
universitaire intègre, courageux, et qui a constamment milité
contre la guerre d’Irak. Dans cette interview, il cherchait
candidement à dénoncer les exactions commises par certains de ses
compatriotes. Ce qui est en cause ici, ce n’est donc pas son
intention, mais l’habitude de pensée qu’il a inconsciemment
transmise et qui consiste à traiter tout ce qui concerne l’islam
comme venant d’une autre planète.
Qu’il y ait, dans l’itinéraire du monde
musulman, et notamment dans le rapport qui s’y est établi entre
religion et politique, d’importantes spécificités, je n’en doute
pas. Mais elles diffèrent grandement d’un pays à l’autre, et d’une
époque à l’autre ; elles résultent de l’histoire compliquée
des peuples plutôt que de l’application d’une doctrine ; et
elles ne se situent pas toujours là où l’on a coutume de les
placer.
Ainsi, et contrairement à l’apparence des
choses, l’une des tragédies du monde musulman, hier comme
aujourd’hui, c’est que la politique y a constamment empiété sur le
domaine religieux – pas l’inverse. De mon point de vue, cela ne
tient pas au contenu de la foi, mais à des facteurs que
j’appellerais « organisationnels », et principalement au
fait que l’islam n’a pas favorisé l’émergence d’une
« Eglise » centralisée. Il m’arrive de penser que, si une
institution similaire à la papauté avait pu prévaloir, les choses
se seraient sans doute passées différemment.
Nul ne prétendra, je suppose, que les papes ont
été, à travers l’Histoire, les promoteurs de la liberté de pensée,
de l’avancement social, ou des droits politiques. Pourtant, ils
l’ont été ; indirectement, et comme par ricochet, mais de
puissante manière. En faisant contrepoids aux tenants du pouvoir
temporel, ils ont constamment limité l’arbitraire royal, rabattu
l’arrogance impériale, et ménagé de ce fait un espace de
respiration à une frange significative de la population européenne,
notamment dans les villes. C’est dans cet interstice entre deux
absolutismes que s’est lentement développé l’embryon de la future
modernité qui allait un jour ébranler les trônes des monarques et
l’autorité des souverains pontifes.
La chrétienté et le monde musulman connurent
d’ailleurs, parfois au même moment, des phénomènes comparables.
Parallèlement à la dualité entre empereurs et papes, il y avait la
dualité entre sultans et califes. Dans les deux cas, des souverains
disposant de l’autorité politique et de la puissance militaire se
présentaient comme les protecteurs de la foi, tandis que des
pontifes disposant d’une autorité spirituelle s’efforçaient de
préserver leur autonomie, leur domaine d’influence, et la dignité
de leur fonction. Dans les deux cas, les bras de fer étaient
fréquents, et quelquefois, lorsqu’on se penche sur ce qui se
passait à Rome et à Bagdad du xe au xiiie siècle, on
trouve des épisodes fort similaires – le puissant monarque qui fait
mine de se repentir humblement aux pieds du prélat, tandis qu’il
prépare sa revanche.
La différence, c’est que le successeur de saint
Pierre a réussi à préserver son trône, et pas le successeur du
Prophète. Face au pouvoir politique et militaire des sultans, les
califes subirent une défaite après l’autre, furent dépouillés de
chacune de leurs prérogatives, et finirent par perdre toute
autonomie d’action ; et un jour, au xvie siècle, le
sultan ottoman « annexa » tout simplement le titre de
calife, qu’il ajouta à ses autres appellations pompeuses, et qu’il
garda jusqu’à ce que Kemal Atatürk décidât de les dissocier à
nouveau en novembre 1922, puis, seize mois plus tard, d’abolir
l’institution d’un trait de plume. Le dernier calife, Abdul-Mejid,
un peintre talentueux qui exposa ses tableaux dans diverses
capitales européennes, mourut en exil à Paris en 1944.
Au sein de la chrétienté occidentale, en
revanche, les papes sont demeurés puissants. En France, il a fallu
mener des combats acharnés pour empêcher les empiètements constants
de l’autorité religieuse sur le domaine politique ; jusqu’au
début du xxe siècle, en effet, Rome condamnait l’idée
même de république, beaucoup de catholiques y voyaient un régime
impie, et lorsque l’occasion s’en présenta en 1940, certains
d’entre eux, regroupés autour du maréchal Pétain, se hâtèrent
d’étrangler « la gueuse ».
En Islam, le problème avait toujours été
l’inverse. Non pas les empiètements de l’autorité religieuse sur le
domaine politique, mais l’étouffement de l’autorité religieuse par
l’autorité politique. Et c’est paradoxalement à cause de cet
étouffement, à cause de cette prédominance écrasante du politique,
que le religieux s’est propagé dans le corps social.