2
Mais c’est aussi pour une autre raison que j’ai cité en premier l’exemple de l’Union européenne. Parce qu’il illustre bien ce phénomène que les historiens connaissent, et que tout être humain vérifie dans le cours de sa propre existence, à savoir qu’un échec peut se révéler, à terme, providentiel, et qu’un succès peut se révéler calamiteux ; la fin de la Guerre froide appartient justement, me semble-t-il, à cette race d’événements trompeurs.
Que le triomphe de l’Europe lui ait fait perdre ses repères n’est pas le seul paradoxe de notre époque. On pourrait soutenir, de la même manière, que la victoire stratégique de l’Occident, qui aurait dû conforter sa suprématie, a accéléré son déclin ; que le triomphe du capitalisme l’a précipité dans la pire crise de son histoire ; que la fin de l’« équilibre de la terreur » a fait naître un monde obsédé par « la terreur » ; et aussi que la défaite d’un système soviétique notoirement répressif et antidémocratique a fait reculer le débat démocratique sur toute l’étendue de la planète.

C’est sur ce dernier point que je m’arrêterai d’abord. Pour souligner qu’avec la fin de la confrontation entre les deux blocs, nous sommes passés d’un monde où les clivages étaient principalement idéologiques et où le débat était incessant, à un monde où les clivages sont principalement identitaires et où il y a peu de place pour le débat. Chacun proclame ses appartenances à la face des autres, lance ses anathèmes, mobilise les siens, diabolise ses ennemis – qu’y aurait-il d’autre à dire ? Les adversaires d’aujourd’hui ont si peu de références communes !
Il ne s’agit pas, pour autant, de regretter le climat intellectuel qui régnait du temps de la Guerre froide – laquelle n’était pas froide partout, qui s’était déclinée, au contraire, en d’innombrables conflagrations latérales, et qui avait coûté des dizaines de millions de vies humaines, de la Corée à l’Afghanistan, de la Hongrie à l’Indonésie, et du Vietnam au Chili et à l’Argentine. Il me paraît néanmoins légitime de déplorer que le monde en soit sorti « par le bas », je veux dire vers moins d’universalisme, moins de rationalité, moins de laïcité ; vers un renforcement des appartenances héréditaires aux dépens des opinions acquises ; et donc vers moins de libre débat.
Tant que durait la confrontation idéologique entre partisans et adversaires du marxisme, la Terre entière était comme un immense amphithéâtre. Dans les journaux, les universités, les bureaux, les usines, les cafés, les maisons, la plupart des sociétés humaines bruissaient d’interminables discussions sur les bienfaits ou les méfaits de tel ou tel modèle économique, de telle pensée philosophique, de telle organisation sociale. Depuis que le communisme a été vaincu, depuis qu’il a cessé de proposer à l’humanité une alternative crédible, ces échanges sont devenus sans objet. Est-ce pour cette raison que tant de gens se sont détournés de leurs utopies défaites pour se réfugier sous le toit rassurant d’une communauté ? On peut également supposer que la déconfiture politique et morale d’un marxisme résolument athée a remis à l’honneur les croyances et les solidarités qu’il avait voulu extirper.
Toujours est-il que nous nous retrouvons, depuis la chute du mur de Berlin, dans un monde où les appartenances sont exacerbées, notamment celles qui relèvent de la religion ; où la coexistence entre les différentes communautés humaines est, de ce fait, chaque jour un peu plus difficile ; et où la démocratie est constamment à la merci des surenchères identitaires.


Ce glissement de l’idéologique vers l’identitaire a eu des effets ravageurs sur l’ensemble de la planète, mais nulle part autant que dans l’aire culturelle arabo-musulmane, où le radicalisme religieux, qui avait longtemps été minoritaire et persécuté, a acquis une prédominance intellectuelle massive au sein de la plupart des sociétés, comme dans la diaspora ; au cours de son ascension, cette mouvance s’est mise à adopter une ligne violemment antioccidentale.
Amorcée par l’avènement de l’ayatollah Khomeyni en 1979, cette évolution s’est accentuée avec la fin de la Guerre froide. Tant que durait la confrontation des deux blocs, les mouvements islamistes s’étaient montrés, dans l’ensemble, plus nettement hostiles au communisme qu’au capitalisme. Sans doute n’avaient-ils jamais eu la moindre sympathie pour l’Occident, sa politique, son mode de vie, ses valeurs ; mais l’athéisme militant des marxistes en faisait des ennemis plus épidermiques. Parallèlement, les adversaires locaux des islamistes, notamment les nationalistes arabes ainsi que les partis de gauche, avaient suivi l’orientation inverse, se retrouvant alliés ou clients de l’Union soviétique. Un alignement qui allait avoir pour eux des conséquences désastreuses, mais qui était, en quelque sorte, dicté par leur histoire.
Depuis des générations, les élites modernistes du monde arabo-musulman cherchaient en vain la quadrature du cercle, à savoir : comment s’européaniser sans se soumettre à l’hégémonie des puissances européennes qui dominaient leurs pays, de Java au Maroc, et qui contrôlaient leurs ressources ? Leur combat pour l’indépendance avait été mené contre les Britanniques, les Français ou les Néerlandais, et chaque fois que leurs pays avaient voulu prendre le contrôle des secteurs clefs de leur éco nomie, c’est aux compagnies pétrolières occidentales – ou, dans le cas de l’Egypte, à la Compagnie franco-britannique du canal de Suez – qu’ils s’étaient heurtés. L’émergence, à l’est du continent européen, d’un bloc puissant, prônant l’industrialisation accélérée, brandissant le slogan de « l’amitié entre les peuples », et s’opposant fermement aux puissances coloniales, apparut à beaucoup comme une solution à ce dilemme.
Dans la foulée du combat pour l’indépendance, une telle orientation paraissait raisonnable et prometteuse. Avec le recul, il faut bien constater qu’elle fut calamiteuse. Les élites du monde arabo-musulman n’allaient obtenir ni développement, ni libération nationale, ni démocratie, ni modernité sociale ; rien qu’une variété locale de stalinisme nationaliste qui ne possédait rien de ce qui avait fait le rayonnement mondial du régime soviétique – ni son discours internationaliste, ni sa contribution massive à la défaite du nazisme en 1941-1945, ni sa capacité à bâtir une puissance militaire de premier plan ; mais qui avait fidèlement copié ses pires travers – ses dérives xénophobes, ses brutalités policières, sa gestion économique notoirement inefficace, ainsi que la confiscation du pouvoir au profit d’un parti, d’un clan et d’un chef. Le régime « laïque » de Saddam Hussein était, à cet égard, un exemple révélateur.


Il importe peu, aujourd’hui, de savoir s’il faut blâmer l’aveuglement séculaire des sociétés arabes, ou bien l’avidité séculaire des puissances occidentales. Les deux thèses se défendent – j’y reviendrai. Ce qui est certain, et qui pèse lourdement sur le monde d’aujourd’hui, c’est que, pendant plusieurs décennies, les éléments potentiellement modernistes, laïques, du monde arabo-musulman, se sont battus contre l’Occident ; que, ce faisant, ils se fourvoyaient, matériellement et moralement, dans une voie sans issue ; et que l’Occident s’est battu contre eux, souvent avec une efficacité redoutable, et quelquefois avec l’appui des mouvements religieux.
Ce n’était pas là une véritable alliance, juste une convergence tactique pour faire face à un puissant ennemi commun. Mais elle eut pour résultat qu’au sortir de la Guerre froide, les islamistes étaient au nombre des vainqueurs. Leur influence sur la vie quotidienne était devenue visible et profonde dans tous les domaines. Désormais, une grande partie de la population se reconnaissait en eux, d’autant mieux qu’ils avaient adopté toutes les revendications sociales et nationales dont la gauche et les mouvements issus du combat pour l’indépendance s’étaient faits traditionnellement les champions. Tout en demeurant axé sur l’application visible des préceptes de la foi, souvent interprétés d’une manière conservatrice, le discours islamiste allait devenir politiquement radical – plus égalitariste, plus tiers-mondiste, plus révolutionnaire, plus nationaliste ; et, à partir des dernières années du xxe siècle, résolument dirigé contre l’Occident et ses protégés.

S’agissant de ce dernier point, une comparaison vient à l’esprit : en Europe, lors de la Seconde Guerre mondiale, les démocrates de droite et les communistes, alliés contre le nazisme, se sont retrouvés ennemis dès 1945 ; de même, il était prévisible qu’à la fin de la Guerre froide, les Occidentaux et les islamistes s’affronteraient sans merci. S’il fallait un terrain propice pour allumer la mèche, il était tout désigné : l’Afghanistan. C’est là que les alliés d’hier avaient mené leur dernier combat commun contre les Soviétiques ; c’est là qu’après leur victoire, leur rupture fut consommée dans la dernière décennie du siècle ; et c’est de là que, le 11 septembre 2001, un gant meurtrier fut jeté à la face des Etats-Unis d’Amérique. Avec les réactions en chaîne que l’on sait – des invasions, des insurrections, des exécutions, des massacres, des guerres intestines. Et d’autres attentats, innombrables.