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Sur ce chapitre comme sur d’autres, je balance sans arrêt entre l’extrême inquiétude et l’espoir. Tantôt me disant que l’humanité sait toujours, aux heures les plus sombres, trouver en elle les ressources qu’il faut pour s’en sortir, serait-ce au prix de très lourds sacrifices. Et tantôt me disant qu’il serait irresponsable d’attendre chaque fois un miracle.
Ma conviction, à ce jour, c’est que les voies de solution rétrécissent, indiscutablement, mais qu’elles ne sont pas encore bouchées. Ce n’est donc pas le désespoir que l’on doit prêcher, mais l’urgence. C’est là, d’ailleurs, toute la raison d’être de ce livre, de la première à la dernière page. Dire qu’il est tard, mais qu’il n’est pas trop tard. Dire qu’il serait suicidaire et criminel de ne pas mobiliser toutes les énergies pour prévenir l’écroulement et la régression. Dire que l’on peut encore agir, que l’on peut encore inverser le cours des choses, mais que l’on doit, pour cela, se montrer audacieux et imaginatif, plutôt que velléitaire, timoré, convenu. Qu’il faut oser bousculer nos routines de pensée et nos habitudes de comportement, bousculer nos certitudes imaginaires et reconstruire notre échelle des priorités.


De toutes les menaces qui nous guettent en ce siècle, la plus perceptible aujourd’hui, la mieux étudiée, la mieux documentée, est celle qui résulte du réchauffement climatique ; tout porte à croire qu’elle provoquera, dans les décennies à venir, des perturbations cataclysmiques, dont on ne peut encore mesurer l’étendue : le niveau des mers pourrait s’élever de plusieurs mètres, engloutissant de nombreuses villes portuaires, ainsi que des zones côtières habitées par des centaines de millions de personnes ; en raison de la disparition des glaciers et de la modification du régime des pluies, des fleuves importants pourraient s’assécher, condamnant des pays entiers à la désertification. On imagine les tragédies, les déplacements massifs de populations, les luttes meurtrières qui pourraient résulter d’une telle dérive.
Cette évolution ne se situe pas dans un avenir lointain et vague. Nous savons déjà que l’existence de nos enfants et de nos petits-enfants en sera dramatiquement affectée ; il est probable que les générations nées dans la seconde moitié du xxe siècle auront encore le temps, si j’ose dire, d’en souffrir elles-mêmes.
Je suis, par tempérament, un sceptique. Lorsque j’entends des hurlements alarmistes, je me raidis, je me mets à l’écart, et j’essaie de vérifier, en toute sérénité, si je ne serais pas, avec l’ensemble de mes contemporains, l’objet d’une quelconque manipulation. Il est arrivé souvent que l’on nous annonce des cataclysmes apocalyptiques ; lesquels, au bout de quelques mois ou de quelques semaines, s’évanouissaient, Dieu merci, sans laisser de traces ! N’en sera-t-il pas de même avec le réchauffement climatique ? Ne nous avait-on pas prédit, il y a quelques décennies à peine, que le monde allait plutôt connaître une nouvelle glaciation ? Des écrivains et des cinéastes s’étaient emparés de ce thème, avec plus ou moins de bonheur.
Cela pour dire que lorsque j’ai commencé à entendre des avertissements concernant, cette fois, non plus un refroidissement mais un réchauffement climatique, la chose avait naturellement éveillé ma curiosité, sans ébranler pour autant mon scepticisme.


Quand les études des savants se sont faites plus nombreuses, plus convergentes, plus insistantes, j’ai voulu en savoir davantage.
N’ayant pas une culture scientifique digne de ce nom, j’ai dû me plonger d’abord dans les ouvrages les plus élémentaires pour essayer de comprendre ce qui se disait. Comprendre ce qu’est cet « effet de serre » dont on parle tant, comment il opère, et pourquoi on s’en inquiète à ce point depuis quelques années. Comprendre ce que signifie l’augmen tation du taux de carbone dans l’atmosphère, à quoi cela pourrait être dû, et quelles pourraient en être les conséquences. Comprendre aussi pourquoi l’on redoute la fonte des glaces du Groenland et de l’Antarctique, mais l’on s’inquiète moins du dégel de l’océan Arctique – lequel peut désormais, et pour la première fois depuis des millénaires, être traversé d’un bout à l’autre par bateau au cours des mois d’été.
Vais-je dire qu’au terme de mon investigation, je puis certifier que ce phénomène est sérieux, et qu’il constitue une menace pour la civilisation humaine ? C’est effectivement la conviction intime à laquelle j’ai abouti ; mais mon jugement, en la matière, n’a pas grande valeur, je le dis en toute sincérité. Dans une question d’ordre scientifique, l’opinion du profane que je suis ne mérite pas d’être prise en considération. Pour utiliser un terme qui revient souvent dans mes analyses, je n’ai, en ce domaine, aucune légitimité intellectuelle. Cependant, en tant qu’homme soucieux du bien-être des personnes qui lui sont chères, en tant que citoyen responsable, préoccupé par les égarements de l’aventure humaine, et en tant qu’écrivain attentif aux débats qui agitent ses contemporains, je ne puis me contenter de conclure, en haussant les épaules, que seul le futur nous dira si nous nous sommes montrés trop alarmistes, ou au contraire trop incrédules, trop pusillanimes, et qu’on verra bien, dans trente ans, qui avait raison et qui avait tort.
Attendre le jugement de l’avenir, c’est prendre déjà un formidable risque. S’il est vrai que, dans trente ans, les dégâts causés par les perturbations climatiques seront devenus irréparables, s’il est vrai que le « véhicule Terre » aura déjà échappé aux commandes, que son fonctionnement sera devenu erratique et définitivement incontrôlable, alors il serait absurde, suicidaire, et même criminel, d’attendre que l’avenir ait tranché.
Que faire alors ? Agir, sans même avoir la certitude que la menace est réelle ? Agir, même si l’on devait découvrir, dans trente ans, que les Cassandre s’étaient trompées ? Ma réponse – paradoxale, je l’admets – est qu’il faut agir, oui ; et que même si l’on a encore des doutes, il faut faire comme si l’on n’en avait pas.
Une attitude qui peut paraître déraisonnable. Mais je la revendique, pour une fois, sans l’ombre d’une hésitation. Non sur la base de ma conviction intime, qui est formée, mais qui n’engage que moi. Ni seulement parce que les savants, dans leur écrasante majorité, sont aujourd’hui persuadés de la réalité du réchauffement, persuadés que ses causes sont liées à l’activité humaine, et persuadés aussi des menaces mortelles que cette évolution fait peser sur l’avenir de la planète et de ses habitants. Ce consensus quasiment unanime ne peut être négligé, je le prends forcément en compte, mais il ne constitue pas, à mes yeux, l’argument ultime. Il n’y a pas de majorité dans la vérité, et il est arrivé que les savants se trompent.
Cependant je suis persuadé que, sur le chapitre des perturbations climatiques, il faut les croire, et il faut agir en conséquence, avant même d’avoir la certitude qu’ils ont raison.


Pour expliciter ma position, je formulerai un pari qui s’inspire de celui que fit jadis, dans un tout autre domaine, l’incomparable Blaise Pascal. Avec, toutefois, une différence de taille : le résultat du pari de Pascal ne pouvait se vérifier que dans l’au-delà, alors que notre pari se vérifiera ici, sur cette terre, et dans un avenir relativement proche, puisque la grande majorité de ceux qui peuplent aujourd’hui notre planète seront encore en vie.
Je vais donc considérer les deux principales attitudes possibles face à la menace du réchauffement climatique – la réaction inadéquate, puis la riposte adéquate –, en essayant d’imaginer les conséquences qu’entraînerait chacune.
Première hypothèse, donc : aucun vrai sursaut ne se produirait. Un certain nombre de pays s’efforceraient de limiter les émissions de gaz à effet de serre ; d’autres réagiraient plus mollement, avec tout juste quelques mesures « cosmétiques », pour éviter d’apparaître comme les mauvais élèves de la classe ; d’autres encore ne feraient rien, de peur que leur activité économique n’en souffre, ou par crainte de bousculer leurs habitudes de consommation, et ils continueraient donc à polluer allègrement. De ce fait, le taux de carbone dans l’atmosphère terrestre ne cesserait d’augmenter.
Dans cette hypothèse, où en serait le monde dans trente ans ? Si l’on en croit la majorité des savants, ainsi que les Nations unies et l’ensemble des organisations internationales, qui tirent sans arrêt la sonnette d’alarme, on se retrouverait alors aux portes de l’apocalypse, puisqu’on ne pourrait déjà plus empêcher l’« affolement » de la Terre. Sans trop m’étendre sur les détails, je me contenterai de signaler deux éléments d’appréciation qui me paraissent particulièrement inquiétants.
Le premier, c’est que l’augmentation de la température de la planète, qui est une conséquence de l’effet de serre, provoque une évaporation de l’eau des océans, qui accentue, à son tour, l’effet de serre ; en d’autres termes, on pourrait entrer dans un cercle vicieux du réchauffement, qui ne dépendrait plus des émissions de gaz carbonique liées à l’activité humaine, mais qui s’accélérerait de lui-même, et qui deviendrait virtuellement impossible à interrompre. A quel moment risquons-nous d’atteindre ce seuil de l’irréversibilité ? Les opinions sont partagées ; certains pensent que cela pourrait intervenir dès le premier quart de ce siècle. Ce qui est certain, c’est que plus on mettra de temps à réagir, plus les efforts que l’on devra fournir seront pénibles et coûteux.
Le second élément, qui va dans le même sens, c’est que les bouleversements climatiques peuvent survenir très brusquement, plus qu’on ne le pensait jusqu’ici. A titre d’exemple, on estime aujourd’hui que le dernier basculement d’une période glaciaire vers une période tempérée, qui s’est produit il y a environ onze mille cinq cents ans, s’est effectué, non par un lent processus séculaire ou millénaire, mais de manière abrupte, en une décennie, pas plus. D’ailleurs, les nombreux scientifiques qui, depuis quelques années, se penchent sur tous les phénomènes liés au climat, sont constamment surpris de la rapidité des changements, qui vont souvent bien au-delà des prévisions qu’on jugeait plausibles. Cela pour dire qu’il ne faudrait pas s’imaginer que tout ce dont on parle n’aura des conséquences qu’à la fin de ce siècle ou dans les siècles prochains. On n’en sait strictement rien, et il serait sage de se préparer dès à présent aux pires éventualités.
Dans trente ans – je m’attache à ce chiffre pour rester dans le cadre d’un délai significatif à l’échelle d’une vie humaine, et qui permette encore à ma génération de dire « nous » – nous n’aurons sans doute pas assisté encore à toutes les perturbations qui s’annoncent, mais nous en aurons déjà eu quelques exemples dévastateurs ; et, plus grave, il faudra alors mettre l’humanité entière en état d’urgence, pour des dizaines d’années, et lui imposer des sacrifices douloureux, difficilement supportables, sans même avoir l’assurance que l’on pourra encore empêcher la descente aux enfers.


Et si l’opinion majoritaire était erronée ? Et si l’avenir donnait raison à la minorité dissidente, celle qui rejette ces prévisions cataclysmiques, qui raille leur alarmisme, qui met en doute tout lien entre nos émissions de gaz et le réchauffement de la planète ; et qui, parfois, ne croit même pas à la réalité d’un tel réchauffement, estimant plutôt qu’on assiste à des cycles naturels de températures, qui oscillent à la baisse, puis à la hausse, puis de nouveau à la baisse, pour toutes sortes de raisons qui relèvent bien plus de l’activité solaire que de l’activité humaine ?
Une fois de plus, je ne suis pas qualifié moi-même pour réfuter ces arguments, et je veux supposer ici qu’ils pourraient se révéler justes. Si c’est le cas, on ne pourra que s’en réjouir. Bien des gens devront « avaler leur chapeau », avec plus ou moins de grâce ; des savants, des dirigeants politiques, des fonctionnaires internationaux, et aussi tous ceux qui les auront crus, et qui auront relayé leurs frayeurs – y compris moi-même, si je suis encore de ce monde.


Et à présent, l’autre hypothèse : l’humanité se mobiliserait. A la faveur des changements politiques survenus aux Etats-Unis, nous assisterions à un véritable sursaut. Des mesures draconiennes seraient prises pour réduire significativement la consommation de carburants fossiles et l’émission de carbone dans l’atmosphère. Le réchauffement se ralentirait, le niveau des mers ne s’élèverait plus, aucun drame majeur lié aux perturbations climatiques ne se produirait.
Dans cette perspective, j’imagine un débat, dans trente ans, entre deux savants ; l’un appartenant au « consensus majoritaire », et soutenant de ce fait que grâce à ce sursaut, l’humanité a échappé à un cataclysme d’ampleur planétaire qui aurait compromis sa survie ; l’autre appartenant à la « minorité dissidente », et continuant à soutenir mordicus que le risque était très exagéré, et même tout bonnement chimérique. Sans doute ne parviendra-t-on pas à les départager. Puisque le « malade » est encore en vie, comment démontrer avec certitude qu’il était en danger de mort ? Les deux « médecins » penchés au-dessus de son lit pourraient en débattre indéfiniment.
Cependant, à un moment de leur discussion, le premier savant pourrait dire à l’autre : « Oublions nos querelles d’autrefois, et demandons-nous simplement : est-ce que notre planète ne se porte pas beaucoup mieux grâce à la thérapie qu’elle a suivie ? Moi je continuerai à soutenir qu’elle était en danger de mort, et vous, vous continuerez à en douter, mais nos pays n’ont-ils pas eu raison de réduire leur consommation de carburants fossiles, de réduire la pollution des usines et des centrales thermiques ? »
Et c’est là le fondement du pari que je formule concernant le réchauffement climatique : si nous nous montrions incapables de changer nos comportements, et que la menace se révélait réelle, nous aurions tout perdu ; si nous parvenions à changer radicalement nos comportements, et que la menace se révélait illusoire, nous n’aurions absolument rien perdu. Car les mesures qui permettraient de faire face à la menace climatique sont en réalité, quand on y réfléchit, des mesures qui, de toute manière, mériteraient d’être prises – afin de diminuer la pollution et les effets néfastes qui en résultent pour la santé publique ; afin de réduire les menaces de pénuries et les perturbations sociales qu’elles pourraient provoquer ; afin d’éviter les conflits acharnés pour le contrôle des zones pétrolières, des zones minières, ainsi que des cours d’eau ; et afin que l’humanité puisse continuer à avancer dans une plus grande sérénité.
De ce fait, ce n’est pas à la majorité des savants de démontrer que la menace est réelle. C’est plutôt à la minorité dissidente de démontrer, et de manière irréfutable, que le danger est totalement illusoire. La charge de la preuve s’inverse, comme disent les juristes. C’est seulement si l’on avait la certitude absolue que ce péril mortel n’existe pas que l’on aurait moralement le droit de baisser la garde, et de poursuivre son chemin sans rien changer à ses habitudes de vie.
Bien entendu, une telle certitude est hors de question. L’enjeu est si gigantesque que personne – aucun chercheur, aucun industriel, aucun économiste, aucun dirigeant politique, aucun intellectuel, aucun être sensé – ne peut prendre la responsabilité d’affirmer, contre l’opinion de la grande majorité des scientifiques, que le risque lié aux perturbations climatiques n’existe pas, et qu’il faudrait tout simplement l’ignorer.

Sur ce chapitre plus que sur d’autres, on ne peut que se demander, avec angoisse, quelle voie choisiront les hommes, celle du sursaut ou celle du laisser-faire.
Les temps que nous vivons nous apportent des signes contradictoires. D’un côté, la prise de conscience est réelle, et le poids des Etats-Unis, qui a trop longtemps appuyé du mauvais côté de la balance, devrait à présent la faire pencher dans l’autre sens. Cependant, le sursaut espéré requiert un niveau de solidarité et même de profonde complicité entre les diverses nations qui n’est pas facile à obtenir. Et il exige des sacrifices. Les pays du Nord sont-ils prêts à bouleverser leur mode de vie ? Les pays émergents, notamment la Chine et l’Inde, sont-ils prêts à mettre en péril leur décollage économique, la première occasion qui se soit offerte à eux depuis des siècles de sortir du sous-développement ? Cela suppose, à tout le moins, une vaste action globale, pilotée collectivement, où chacun trouve son compte, où personne ne se sente lésé.
Je veux bien croire qu’un tel élan est envisageable, mais je ne puis surmonter facilement mes inquiétudes lorsque je promène mon regard sur le monde qui est le nôtre ; un monde caractérisé par une grave dissymétrie dans les relations internationales ; un monde en proie au tribalisme identitaire et à l’égoïsme sacré, et où la crédibilité morale demeure une denrée rare ; un monde où les grandes crises poussent généralement les nations, les groupes sociaux, les compagnies et les individus à protéger farouchement leurs propres intérêts plutôt qu’à faire preuve de solidarité ou de générosité.