10
Sur ce chapitre comme sur d’autres, je balance
sans arrêt entre l’extrême inquiétude et l’espoir. Tantôt me disant
que l’humanité sait toujours, aux heures les plus sombres, trouver
en elle les ressources qu’il faut pour s’en sortir, serait-ce au
prix de très lourds sacrifices. Et tantôt me disant qu’il serait
irresponsable d’attendre chaque fois un miracle.
Ma conviction, à ce jour, c’est que les voies de
solution rétrécissent, indiscutablement, mais qu’elles ne sont pas
encore bouchées. Ce n’est donc pas le désespoir que l’on doit
prêcher, mais l’urgence. C’est là, d’ailleurs, toute la raison
d’être de ce livre, de la première à la dernière page. Dire qu’il
est tard, mais qu’il n’est pas trop tard. Dire qu’il serait
suicidaire et criminel de ne pas mobiliser toutes les énergies pour
prévenir l’écroulement et la régression. Dire que l’on peut encore
agir, que l’on peut encore inverser le cours des choses, mais que
l’on doit, pour cela, se montrer audacieux et imaginatif, plutôt
que velléitaire, timoré, convenu. Qu’il faut oser bousculer nos
routines de pensée et nos habitudes de comportement, bousculer nos
certitudes imaginaires et reconstruire notre échelle des
priorités.
De toutes les menaces qui nous guettent en ce
siècle, la plus perceptible aujourd’hui, la mieux étudiée, la mieux
documentée, est celle qui résulte du réchauffement
climatique ; tout porte à croire qu’elle provoquera, dans les
décennies à venir, des perturbations cataclysmiques, dont on ne
peut encore mesurer l’étendue : le niveau des mers pourrait
s’élever de plusieurs mètres, engloutissant de nombreuses villes
portuaires, ainsi que des zones côtières habitées par des centaines
de millions de personnes ; en raison de la disparition des
glaciers et de la modification du régime des pluies, des fleuves
importants pourraient s’assécher, condamnant des pays entiers à la
désertification. On imagine les tragédies, les déplacements massifs
de populations, les luttes meurtrières qui pourraient résulter
d’une telle dérive.
Cette évolution ne se situe pas dans un avenir
lointain et vague. Nous savons déjà que l’existence de nos enfants
et de nos petits-enfants en sera dramatiquement affectée ; il
est probable que les générations nées dans la seconde moitié du
xxe siècle auront encore le temps, si j’ose
dire, d’en souffrir elles-mêmes.
Je suis, par tempérament, un sceptique. Lorsque
j’entends des hurlements alarmistes, je me raidis, je me mets à
l’écart, et j’essaie de vérifier, en toute sérénité, si je ne
serais pas, avec l’ensemble de mes contemporains, l’objet d’une
quelconque manipulation. Il est arrivé souvent que l’on nous
annonce des cataclysmes apocalyptiques ; lesquels, au bout de
quelques mois ou de quelques semaines, s’évanouissaient, Dieu
merci, sans laisser de traces ! N’en sera-t-il pas de même
avec le réchauffement climatique ? Ne nous avait-on pas
prédit, il y a quelques décennies à peine, que le monde allait
plutôt connaître une nouvelle glaciation ? Des écrivains et
des cinéastes s’étaient emparés de ce thème, avec plus ou moins de
bonheur.
Cela pour dire que lorsque j’ai commencé à
entendre des avertissements concernant, cette fois, non plus un
refroidissement mais un réchauffement climatique, la chose avait
naturellement éveillé ma curiosité, sans ébranler pour autant mon
scepticisme.
Quand les études des savants se sont faites plus
nombreuses, plus convergentes, plus insistantes, j’ai voulu en
savoir davantage.
N’ayant pas une culture scientifique digne de ce
nom, j’ai dû me plonger d’abord dans les ouvrages les plus
élémentaires pour essayer de comprendre ce qui se disait.
Comprendre ce qu’est cet « effet de serre » dont on parle
tant, comment il opère, et pourquoi on s’en inquiète à ce point
depuis quelques années. Comprendre ce que signifie l’augmen tation
du taux de carbone dans l’atmosphère, à quoi cela pourrait être dû,
et quelles pourraient en être les conséquences. Comprendre aussi
pourquoi l’on redoute la fonte des glaces du Groenland et de
l’Antarctique, mais l’on s’inquiète moins du dégel de l’océan
Arctique – lequel peut désormais, et pour la première fois depuis
des millénaires, être traversé d’un bout à l’autre par bateau au
cours des mois d’été.
Vais-je dire qu’au terme de mon investigation,
je puis certifier que ce phénomène est sérieux, et qu’il constitue
une menace pour la civilisation humaine ? C’est effectivement
la conviction intime à laquelle j’ai abouti ; mais mon
jugement, en la matière, n’a pas grande valeur, je le dis en toute
sincérité. Dans une question d’ordre scientifique, l’opinion du
profane que je suis ne mérite pas d’être prise en considération.
Pour utiliser un terme qui revient souvent dans mes analyses, je
n’ai, en ce domaine, aucune légitimité intellectuelle. Cependant,
en tant qu’homme soucieux du bien-être des personnes qui lui sont
chères, en tant que citoyen responsable, préoccupé par les
égarements de l’aventure humaine, et en tant qu’écrivain attentif
aux débats qui agitent ses contemporains, je ne puis me contenter
de conclure, en haussant les épaules, que seul le futur nous dira
si nous nous sommes montrés trop alarmistes, ou au contraire trop
incrédules, trop pusillanimes, et qu’on verra bien, dans trente
ans, qui avait raison et qui avait tort.
Attendre le jugement de l’avenir, c’est prendre
déjà un formidable risque. S’il est vrai que, dans trente ans, les
dégâts causés par les perturbations climatiques seront devenus
irréparables, s’il est vrai que le « véhicule Terre »
aura déjà échappé aux commandes, que son fonctionnement sera devenu
erratique et définitivement incontrôlable, alors il serait absurde,
suicidaire, et même criminel, d’attendre que l’avenir ait
tranché.
Que faire alors ? Agir, sans même avoir la
certitude que la menace est réelle ? Agir, même si l’on devait
découvrir, dans trente ans, que les Cassandre s’étaient
trompées ? Ma réponse – paradoxale, je l’admets – est qu’il
faut agir, oui ; et que même si l’on a encore des doutes, il
faut faire comme si l’on n’en avait pas.
Une attitude qui peut paraître déraisonnable.
Mais je la revendique, pour une fois, sans l’ombre d’une
hésitation. Non sur la base de ma conviction intime, qui est
formée, mais qui n’engage que moi. Ni seulement parce que les
savants, dans leur écrasante majorité, sont aujourd’hui persuadés
de la réalité du réchauffement, persuadés que ses causes sont liées
à l’activité humaine, et persuadés aussi des menaces mortelles que
cette évolution fait peser sur l’avenir de la planète et de ses
habitants. Ce consensus quasiment unanime ne peut être négligé, je
le prends forcément en compte, mais il ne constitue pas, à mes
yeux, l’argument ultime. Il n’y a pas de majorité dans la vérité,
et il est arrivé que les savants se trompent.
Cependant je suis persuadé que, sur le chapitre
des perturbations climatiques, il faut les croire, et il faut agir
en conséquence, avant même d’avoir la certitude qu’ils ont
raison.
Pour expliciter ma position, je formulerai un
pari qui s’inspire de celui que fit jadis, dans un tout autre
domaine, l’incomparable Blaise Pascal. Avec, toutefois, une
différence de taille : le résultat du pari de Pascal ne
pouvait se vérifier que dans l’au-delà, alors que notre pari se
vérifiera ici, sur cette terre, et dans un avenir relativement
proche, puisque la grande majorité de ceux qui peuplent aujourd’hui
notre planète seront encore en vie.
Je vais donc considérer les deux principales
attitudes possibles face à la menace du réchauffement climatique –
la réaction inadéquate, puis la riposte adéquate –, en essayant
d’imaginer les conséquences qu’entraînerait chacune.
Première hypothèse, donc : aucun vrai
sursaut ne se produirait. Un certain nombre de pays s’efforceraient
de limiter les émissions de gaz à effet de serre ; d’autres
réagiraient plus mollement, avec tout juste quelques mesures
« cosmétiques », pour éviter d’apparaître comme les
mauvais élèves de la classe ; d’autres encore ne feraient
rien, de peur que leur activité économique n’en souffre, ou par
crainte de bousculer leurs habitudes de consommation, et ils
continueraient donc à polluer allègrement. De ce fait, le taux de
carbone dans l’atmosphère terrestre ne cesserait d’augmenter.
Dans cette hypothèse, où en serait le monde dans
trente ans ? Si l’on en croit la majorité des savants, ainsi
que les Nations unies et l’ensemble des organisations
internationales, qui tirent sans arrêt la sonnette d’alarme, on se
retrouverait alors aux portes de l’apocalypse, puisqu’on ne
pourrait déjà plus empêcher l’« affolement » de la Terre.
Sans trop m’étendre sur les détails, je me contenterai de signaler
deux éléments d’appréciation qui me paraissent particulièrement
inquiétants.
Le premier, c’est que l’augmentation de la
température de la planète, qui est une conséquence de l’effet de
serre, provoque une évaporation de l’eau des océans, qui accentue,
à son tour, l’effet de serre ; en d’autres termes, on pourrait
entrer dans un cercle vicieux du réchauffement, qui ne dépendrait
plus des émissions de gaz carbonique liées à l’activité humaine,
mais qui s’accélérerait de lui-même, et qui deviendrait
virtuellement impossible à interrompre. A quel moment risquons-nous
d’atteindre ce seuil de l’irréversibilité ? Les opinions sont
partagées ; certains pensent que cela pourrait intervenir dès
le premier quart de ce siècle. Ce qui est certain, c’est que plus
on mettra de temps à réagir, plus les efforts que l’on devra
fournir seront pénibles et coûteux.
Le second élément, qui va dans le même sens,
c’est que les bouleversements climatiques peuvent survenir très
brusquement, plus qu’on ne le pensait jusqu’ici. A titre d’exemple,
on estime aujourd’hui que le dernier basculement d’une période
glaciaire vers une période tempérée, qui s’est produit il y a
environ onze mille cinq cents ans, s’est effectué, non par un lent
processus séculaire ou millénaire, mais de manière abrupte, en une
décennie, pas plus. D’ailleurs, les nombreux scientifiques qui,
depuis quelques années, se penchent sur tous les phénomènes liés au
climat, sont constamment surpris de la rapidité des changements,
qui vont souvent bien au-delà des prévisions qu’on jugeait
plausibles. Cela pour dire qu’il ne faudrait pas s’imaginer que
tout ce dont on parle n’aura des conséquences qu’à la fin de ce
siècle ou dans les siècles prochains. On n’en sait strictement
rien, et il serait sage de se préparer dès à présent aux pires
éventualités.
Dans trente ans – je m’attache à ce chiffre pour
rester dans le cadre d’un délai significatif à l’échelle d’une vie
humaine, et qui permette encore à ma génération de dire
« nous » – nous n’aurons sans doute pas assisté encore à
toutes les perturbations qui s’annoncent, mais nous en aurons déjà
eu quelques exemples dévastateurs ; et, plus grave, il faudra
alors mettre l’humanité entière en état d’urgence, pour des
dizaines d’années, et lui imposer des sacrifices douloureux,
difficilement supportables, sans même avoir l’assurance que l’on
pourra encore empêcher la descente aux enfers.
Et si l’opinion majoritaire était erronée ?
Et si l’avenir donnait raison à la minorité dissidente, celle qui
rejette ces prévisions cataclysmiques, qui raille leur alarmisme,
qui met en doute tout lien entre nos émissions de gaz et le
réchauffement de la planète ; et qui, parfois, ne croit même
pas à la réalité d’un tel réchauffement, estimant plutôt qu’on
assiste à des cycles naturels de températures, qui oscillent à la
baisse, puis à la hausse, puis de nouveau à la baisse, pour toutes
sortes de raisons qui relèvent bien plus de l’activité solaire que
de l’activité humaine ?
Une fois de plus, je ne suis pas qualifié
moi-même pour réfuter ces arguments, et je veux supposer ici qu’ils
pourraient se révéler justes. Si c’est le cas, on ne pourra que
s’en réjouir. Bien des gens devront « avaler leur
chapeau », avec plus ou moins de grâce ; des savants, des
dirigeants politiques, des fonctionnaires internationaux, et aussi
tous ceux qui les auront crus, et qui auront relayé leurs frayeurs
– y compris moi-même, si je suis encore de ce monde.
Et à présent, l’autre hypothèse :
l’humanité se mobiliserait. A la faveur des changements politiques
survenus aux Etats-Unis, nous assisterions à un véritable sursaut.
Des mesures draconiennes seraient prises pour réduire
significativement la consommation de carburants fossiles et
l’émission de carbone dans l’atmosphère. Le réchauffement se
ralentirait, le niveau des mers ne s’élèverait plus, aucun drame
majeur lié aux perturbations climatiques ne se produirait.
Dans cette perspective, j’imagine un débat, dans
trente ans, entre deux savants ; l’un appartenant au
« consensus majoritaire », et soutenant de ce fait que
grâce à ce sursaut, l’humanité a échappé à un cataclysme d’ampleur
planétaire qui aurait compromis sa survie ; l’autre
appartenant à la « minorité dissidente », et continuant à
soutenir mordicus que le risque était très exagéré, et même tout
bonnement chimérique. Sans doute ne parviendra-t-on pas à les
départager. Puisque le « malade » est encore en vie,
comment démontrer avec certitude qu’il était en danger de
mort ? Les deux « médecins » penchés au-dessus de
son lit pourraient en débattre indéfiniment.
Cependant, à un moment de leur discussion, le
premier savant pourrait dire à l’autre : « Oublions nos
querelles d’autrefois, et demandons-nous simplement : est-ce
que notre planète ne se porte pas beaucoup mieux grâce à la
thérapie qu’elle a suivie ? Moi je continuerai à soutenir
qu’elle était en danger de mort, et vous, vous continuerez à en
douter, mais nos pays n’ont-ils pas eu raison de réduire leur
consommation de carburants fossiles, de réduire la pollution des
usines et des centrales thermiques ? »
Et c’est là le fondement du pari que je formule
concernant le réchauffement climatique : si nous nous
montrions incapables de changer nos comportements, et que la menace
se révélait réelle, nous aurions tout perdu ; si nous
parvenions à changer radicalement nos comportements, et que la
menace se révélait illusoire, nous n’aurions absolument rien perdu.
Car les mesures qui permettraient de faire face à la menace
climatique sont en réalité, quand on y réfléchit, des mesures qui,
de toute manière, mériteraient d’être prises – afin de diminuer la
pollution et les effets néfastes qui en résultent pour la santé
publique ; afin de réduire les menaces de pénuries et les
perturbations sociales qu’elles pourraient provoquer ; afin
d’éviter les conflits acharnés pour le contrôle des zones
pétrolières, des zones minières, ainsi que des cours d’eau ;
et afin que l’humanité puisse continuer à avancer dans une plus
grande sérénité.
De ce fait, ce n’est pas à la majorité des
savants de démontrer que la menace est réelle. C’est plutôt à la
minorité dissidente de démontrer, et de manière irréfutable, que le
danger est totalement illusoire. La charge de la preuve s’inverse,
comme disent les juristes. C’est seulement si l’on avait la
certitude absolue que ce péril mortel n’existe pas que l’on aurait
moralement le droit de baisser la garde, et de poursuivre son
chemin sans rien changer à ses habitudes de vie.
Bien entendu, une telle certitude est hors de
question. L’enjeu est si gigantesque que personne – aucun
chercheur, aucun industriel, aucun économiste, aucun dirigeant
politique, aucun intellectuel, aucun être sensé – ne peut prendre
la responsabilité d’affirmer, contre l’opinion de la grande
majorité des scientifiques, que le risque lié aux perturbations
climatiques n’existe pas, et qu’il faudrait tout simplement
l’ignorer.
Sur ce chapitre plus que sur d’autres, on ne
peut que se demander, avec angoisse, quelle voie choisiront les
hommes, celle du sursaut ou celle du laisser-faire.
Les temps que nous vivons nous apportent des
signes contradictoires. D’un côté, la prise de conscience est
réelle, et le poids des Etats-Unis, qui a trop longtemps appuyé du
mauvais côté de la balance, devrait à présent la faire pencher dans
l’autre sens. Cependant, le sursaut espéré requiert un niveau de
solidarité et même de profonde complicité entre les diverses
nations qui n’est pas facile à obtenir. Et il exige des sacrifices.
Les pays du Nord sont-ils prêts à bouleverser leur mode de
vie ? Les pays émergents, notamment la Chine et l’Inde,
sont-ils prêts à mettre en péril leur décollage économique, la
première occasion qui se soit offerte à eux depuis des siècles de
sortir du sous-développement ? Cela suppose, à tout le moins,
une vaste action globale, pilotée collectivement, où chacun trouve
son compte, où personne ne se sente lésé.
Je veux bien croire qu’un tel élan est
envisageable, mais je ne puis surmonter facilement mes inquiétudes
lorsque je promène mon regard sur le monde qui est le nôtre ;
un monde caractérisé par une grave dissymétrie dans les relations
internationales ; un monde en proie au tribalisme identitaire
et à l’égoïsme sacré, et où la crédibilité morale demeure une
denrée rare ; un monde où les grandes crises poussent
généralement les nations, les groupes sociaux, les compagnies et
les individus à protéger farouchement leurs propres intérêts plutôt
qu’à faire preuve de solidarité ou de générosité.