CHAPITRE 30

La voix de Starkiller grésilla dans le comlink.

— Tu avais raison, Juno. C’était Drexl.

Elle regarda par-dessus son épaule avant de répondre. PROXY était assis sur le siège du copilote, il tentait encore de s’introduire dans l’ordinateur du Noyau de la planète. Kota était dans la cale, sans aucun doute en train de dormir.

— Est-ce que vous pensez que Drexl vous a vu ?

— Je suis sûr qu’il m’a vu. Mais ne t’en fais pas, je pense que je l’ai attrapé avant qu’il ne puisse alerter les Impériaux. La situation est sous contrôle.

Par sous contrôle, elle supposa qu’il voulait dire que Drexl et ses sous-fifres étaient morts. Cela lui provoqua de légères douleurs dans l’estomac. Combien d’êtres vivants Starkiller avait-il détruits jusqu’ici au cours de sa mission ? Y avait-il quoi que ce soit qui vaille autant de morts ?

PROXY murmura quelque chose pour lui-même mais elle n’y prêta pas attention. Le signal du comlink crépitait avec trop d’interférences électromagnétiques dans cette zone.

— J’ai atteint le canon, essayait de lui dire Starkiller. Je dois juste me débarrasser de quelques gardes.

— D’accord, fit-elle. PROXY a eu accès aux plans de construction. Une fois que vous serez passé devant les Impériaux, vous ne devriez avoir aucun problème pour reconfigurer le canon pour qu’il tire sur le chantier naval.

— Tant mieux. Je n’ai aucune envie devoir braquer ce truc à mains nues.

Elle n’était pas d’humeur à blaguer.

— Bonne chance, dit-elle.

— Merci.

Elle soupira et prit appui contre le dossier de son siège. Elle posa les mains sur ses yeux et grogna en pensant à la maladresse de leur brève conversation. Maintenir autant de masques la fatiguait. Elle ne savait pas pendant combien de temps encore elle serait capable de continuer.

— Ma programmation première ? dit le droïde. Je suis programmé pour tuer mon maître.

— Que dis-tu, PROXY ?

— J’ai essayé des dizaines de tactiques mais je continue à échouer.

Juno ôta la main de ses yeux et se redressa sur son fauteuil. Le droïde était perché au bord du siège du copilote et regardait dans le vide à travers la baie d’observation.

Elle agita une main devant ses photorécepteurs. Il lui jeta un regard puis détourna ostensiblement la tête.

— Bon, si vous pensez que ça peut être utile, dit-il.

— PROXY, est-ce que tu vas bien ?

— Je suppose que vous pourriez accéder au noyau de mon processeur…

Le droïde se raidit tout à coup. Ses photorécepteurs scintillèrent puis prirent une teinte brillante, rouge sang. L’une de ses images d’entraînement – un Zabrak à peau rouge avec une expression féroce – ondula sur son corps.

— PROXY, à qui est-ce que tu parles ?

Le droïde se retourna pour la regarder.

— Oui. Je me mets en route maintenant. Juste quelques petits détails à régler.

Juno recula. Trop tard. PROXY tentait déjà de l’attraper avec ses mains en forme de pinces.

L’apprenti se tenait debout au sommet d’un monticule de déchets organiques, qui dégageait une odeur nauséabonde. Le chantier naval au-dessus de Raxus Prime construisait ce qui était probablement l’un des atouts majeurs de l’Empire – les Destroyers Stellaires maintenaient l’ordre sur les voies de l’espace et réprimaient d’innombrables rébellions –, il était donc gardé en conséquence. L’apprenti prit un long moment pour étudier le meilleur itinéraire pour atteindre la superstructure du canon. Un périmètre étroitement surveillé empêchait les droïdes errants de s’approcher trop près. Des batteries de canons automatiques tiraient à intervalles semi-réguliers, comme pour rappeler à la population locale que le site était gardé. Les forces terrestres impériales ne craignaient visiblement pas un assaut lourd, car les routes qui entraient et sortaient de la superstructure n’étaient même pas protégées par des clôtures. S’il se débarrassait du canon, il pourrait pratiquement entrer à pied.

Un certain nombre de bipodes cliquetaient à l’intérieur du périmètre, ce qui compliquait la situation, pensa-t-il. Et il allait devoir trouver la salle des commandes avant que quelqu’un ne devine ce qu’il mijotait. Il ne voulait pas que le canon soit mis hors service. Cela pourrait prendre des jours pour que l’énorme accélérateur linéaire se recharge – et si la chaîne de production qui fournissait les « boulets de canon » de métal géants se trouvait mise en marche arrière…

Dépêche-toi, se dit-il. C’était ça la solution. Ne réfléchis pas trop. Laisse ton instinct te guider.

Son instinct ne fonctionnait pas très bien dans sa vie en général, mais au moins il était encore en vie. Il se sentait en sécurité de se fier de nouveau à son instinct, pour mieux servir son Maître éloigné.

Mon Maître n’est pas un lâche, avait-il dit à Shaak Ti.

Alors pourquoi es-tu ici à sa place ? avait-elle répondu.

Parce qu’il pouvait faire des choses que son Maître ne pouvait pas faire. C’était la seule réponse qu’il trouvait bonne. Lui était anonyme, il risquait moins d’attirer l’attention. Peut-être un jour deviendrait-il même plus fort que son Maître – bien que cette pensée lui semble presque absurde. Combien de personnes avaient défié le tristement célèbre Seigneur Vador, Jedi ou autres ? Tous avaient échoué. Qu’avait-il de plus qu’eux ?

Tout de même, il y avait la vision qu’il avait aperçue, où Dark Vador était grièvement blessé. Passé, présent ou futur, peu importe, cela démontrait clairement que le Seigneur Noir n’était pas invulnérable. Le masque et l’armure protégeaient du tissu humain. Le tissu finit par mourir.

Mais, dans cette vision, l’adversaire du Seigneur Noir était mort aussi. C’était comme cela que ça semblait s’être passé. Mort et devenu encore plus puissant que jamais, si l’on se fiait aux paroles de l’Empereur. Peut-être ne fallait-il pas s’y fier. Peut-être cette vision n’était-elle qu’un rêve ? Il ne pouvait le dire mais cela le réconfortait un peu. Personne n’était indestructible. Aucune tyrannie ne pouvait durer éternellement.

Mais avant cela, il avait un travail à terminer.

Ne réfléchis pas, se rappela-t-il. Agis !

Son sabre laser levé, il sauta depuis le sommet du tas de débris jusque dans le nid d’impériaux juste en dessous.

Le noir complet de l’inconscience laissa lentement la place à une série de paysages fantasmagoriques où se mélangeaient les forêts de Felucia, Kashyyyk et Callos. Les trois mondes paraissaient maintenant si enchevêtrés dans l’esprit de Juno qu’elle arrivait à peine à les distinguer. De même, l’homme qu’elle pourchassait à travers les arbres aurait aussi bien pu être son père, Kota ou une version plus âgée de Starkiller. Elle ne pouvait en être sûre tant qu’elle ne l’avait pas rattrapé et contemplé de face.

La poursuite paraissait sans fin. Il se déplaçait exactement à la même vitesse qu’elle. Malgré tous ses efforts pour suivre son rythme, elle ne se rapprochait jamais – mais il ne s’éloignait jamais non plus. Il semblait la guider quelque part.

Juste quand elle commençait à désespérer de jamais l’attraper, il traversa en courant une clairière au milieu d’un bois de jeunes arbres. Elle s’apprêta à le suivre et se retrouva soudain sur la rive d’un vaste lac. L’homme qu’elle avait poursuivi était introuvable. Elle eut l’attention attirée par une énorme structure cubique qui reposait sur une plate-forme de bois au milieu du lac. La structure paraissait faite tout en pierre, sans fenêtre, porte ni ouverture d’aucune sorte. Elle était si grande que les nuages frôlaient son sommet. La plate-forme en bois qui la maintenait juste au-dessus de l’eau était visiblement très vieille. Elle était soumise à rude épreuve par le poids du cube de pierre géant. Juno l’entendait craquer de là où elle se tenait sur la rive. Juste comme elle regardait, deux pilotis se fendirent et cédèrent. Le cube versa légèrement dans cette direction puis se stabilisa. Les poutres de bois émirent des craquements terribles sous le poids la pierre. Deux morceaux de la plate-forme se disloquèrent et tombèrent dans l’eau avec fracas.

Ça va tomber dans le lac, se dit-elle. Et c’était très grave. Pourquoi était-ce très grave, exactement, elle ne le savait pas, mais c’était une certitude. Elle arracha sa veste d’uniforme – qu’elle portait dans son rêve, bien qu’elle l’ait perdue quand elle était emprisonnée sur l’Empirique – elle courut, sauta dans l’eau et se mit à nager.

Elle devait réparer la plate-forme et empêcher le cube de s’effondrer, c’était la pensée qui lui occupait l’esprit. Mais tandis qu’elle nageait, une autre pile de bois céda avec un craquement. Le cube bougea de nouveau et d’autres morceaux tombèrent dans l’eau. Elle était ballottée par les vagues. Elle eut le souffle coupé quand de l’eau lui monta au nez mais elle continua à nager.

Les craquements et les grognements du bois sous tension résonnèrent plus fort. Le bruit des poutres qui s’effondraient ressemblait à des tirs de blaster tout autour d’elle. Des rochers s’abattirent en pluie dans le lac, la secouant d’un côté à l’autre. À moitié noyée, crachotant, elle tenta de voir où elle allait, mais le vaste édifice de pierre était désormais invisible derrière les vagues déferlantes. Elle était perdue et tout allait s’effondrer si elle ne retrouvait pas rapidement son chemin.

Une main se tendit vers elle pour la sauver. Elle s’y agrippa sans savoir à qui elle appartenait. Les doigts étaient forts et chauds et la soulevèrent aussi facilement que si elle était une enfant. Elle fut extraite de l’eau en un mouvement et se retrouva debout sur la terre ferme. L’homme qui l’avait sauvée était penché sur elle comme un géant, avec le soleil derrière la tête, ce qui l’empêchait de distinguer qui il était.

Elle plissa les yeux pour essayer de discerner son visage mais plus elle essayait de l’identifier plus il se mettait à fondre et à changer. Il rétrécit, devint plus foncé et se transforma en PROXY, avec les photorécepteurs qui brillaient d’une lueur rouge et les mains tendues.

Elle hurla et retomba à l’eau. Cette fois, elle ne revint pas à la surface et elle fut soulagée de laisser l’obscurité l’envelopper.

Désolation. Destruction. Mort.

Voilà ce que j’apporte, où que j’aille, se dit l’apprenti. Dix stormtroopers, cent, mille – les chiffres n’ont pas d’importance. Sans visage, sans futur, jetables, ils sont tous pareils pour moi.

Ce n’est pas ça le pouvoir.

Il jeta un coup d’œil derrière lui, aux forces impériales qu’il avait fauchées. Des bipodes dévastés gisaient en ruines fumantes, le blindage extérieur fendu par des entailles rouges. Des stormtroopers gisaient en tas, là où ils étaient morts, après s’être inutilement regroupés pour tenter de contrer son avancée. Étouffés, abattus par la foudre, démembrés, au moins avaient-ils trouvé la mort rapidement. Il n’avait plus le cœur à des combats prolongés. Il voulait juste entrer, sortir et retourner au vaisseau – où toute une série de problèmes difficiles demeuraient, bien sûr, mais pour lesquels, au moins, il ne devait pas arpenter sans cesse les mêmes sentiers battus.

Je suis l’arme de mon Maître, pensa-t-il. Je dévaste tout ce qui se met sur son chemin. Mais où est le pouvoir là-dedans ? Par-delà le simple acte de tuer ; il y a des niveaux de maîtrise que Dark Vador ne m’a jamais enseignés. Il doit y avoir bien des façons de contrôler sans donner la mort ; sinon il n’y aura rapidement plus rien du tout à contrôler. Pour être à la tête de la galaxie, il faut plus qu’un très gros bâton.

La peur, décida-t-il, était la clé. Les gens avaient peur de son Maître et de l’Empereur au-dessus de lui. Si jamais il se retrouvait à régner comme eux, il devrait lui-même apprendre cet art. Mais de qui ? Et dans quel but ? Si Dark Vador lui apprenait ces secrets, l’apprenti pourrait se soulever contre son Maître et lui arracher le contrôle de la galaxie. Les enseignements des Sith – ceux auxquels il avait été exposé, en tout cas – ne parlaient pas vraiment de limiter la soif de pouvoir. Ce type de limites ne pouvait exister, elles étaient expressément interdites.

D’un des ingénieurs du canon, il soutira la localisation des commandes de contrôle qui pilotaient la cible du canon. Il se dépêcha de s’y rendre en traversant des lignes de défenses de plus en plus épaisses. Le bruit du canon en fonctionnement était presque assourdissant maintenant, tandis qu’il chargeait ses puissants condensateurs et électrifiait ses rails d’induction linéaire. Le fracas de chaque projectile métallique, qui accélérait à des vitesses supersoniques en moins d’une seconde, était presque douloureux physiquement. Le simple fait de placer une masse aussi importante en position dans les entrailles de la machine émettait un vacarme plus bruyant que tout ce qu’il avait entendu jusqu’alors. Il doutait que ses oreilles ne s’en remettent jamais.

Quand il atteignit les commandes, il fut assez simple de programmer le canon pour qu’il modifie légèrement sa cible : il rectifia les ordres envoyés aux pelles magnétiques qui assemblaient les projectiles orbitaux et assuraient leur mise en place dans la queue, puis la rotation de l’infrastructure en forme de disque. Deux tirs suffiraient probablement pour accomplir le travail, il en programma un troisième par sécurité. Au-delà de cela, l’orbite du chantier naval risquerait de bouger et le canon pourrait ne plus rien atteindre. D’après ses calculs, il aurait déjà bien entamé son trajet de retour avant cela, car sa mission de blesser et de gêner l’Empire serait accomplie.

Il acheva de programmer le canon et attendit patiemment la confirmation. Dès qu’il la reçut, il enfonça son sabre laser profondément dans les profondeurs du tableau de commandes, s’assurant ainsi qu’aucun contrôleur survivant ne pourrait réinitialiser la cible du canon. Sûr que la machine suivrait sa nouvelle programmation à la lettre, il traversa la superstructure et rejoignit le monde extérieur. L’air n’y était sans doute pas plus frais mais, à tout le moins, l’odeur de sang y était moins prégnante.

Le premier des trois boulets de canon était en place. Un gémissement à déchirer les tympans indiqua que l’accélérateur linéaire était chargé à fond. Avec une poussée d’accélération qui fit littéralement bouger le sol sous les pieds, la boule de métal fut tout à coup projetée dans les airs, rendue rouge brillant par la friction, et décrivit un arc dans le ciel. Sa trajectoire semblait correcte. L’apprenti la suivit du regard, hypnotisé, tandis qu’elle diminuait jusqu’à n’être plus qu’un point, avant de disparaître complètement de la vue. Il continua malgré tout à suivre sa progression mentalement, connaissant la trajectoire qu’elle était censée suivre.

Le cercle brillant du chantier naval était facilement repérable dans le ciel. Il le fixa des yeux jusqu’à ce que l’image soit imprimée dans sa rétine. Quand la première explosion arriva, comme prévu, il fut surpris par son éclat.

L’arme mit en place un deuxième boulet de canon. Tandis qu’il s’élevait en brûlant dans l’atmosphère, l’apprenti laissa son regard retomber et continua sa route. Les explosions s’étendaient à travers toute la superstructure du chantier naval. Ce processus ne ferait que s’accélérer quand le deuxième missile arriverait. Il n’avait plus besoin de suivre la réalisation de son plan pour savoir qu’il allait réussir. Il ferait mieux de s’éloigner plutôt que de rester à se complaire dans son arrogance.

Quand le troisième projectile fut en route, l’apprenti avait atteint le cratère sous lequel l’ancien repaire de Drexl avait été établi. Des droïdes ferrailleurs grouillaient sur le site, comme des insectes sur une carcasse. Un contingent l’invectiva quand il approcha et il fut obligé de s’occuper d’eux avant de pouvoir continuer. Ce n’est que quand il eut terminé qu’il leva les yeux vers le ciel.

Ce qu’il vit lui glaça le sang.

— Juno, appela-t-il dans le comlink. Juno, réponds-moi. Tu dois faire décoller le vaisseau !

Il fut surpris d’entendre la voix de Kota lui répondre.

— Que se passe-t-il, mon garçon ?

Vous ne voyez donc pas ! eut-il envie de s’exclamer, avant de réaliser à qui il s’adressait. Il décrivit la scène de la manière la plus succincte possible, incapable d’arracher son regard des chantiers navals en train de se désintégrer.

D’énormes morceaux en fusion se détachaient et tombaient dans l’espace ou vers des orbites inférieures, tandis que de nouvelles explosions continuaient à mettre en pièces l’installation. Les échafaudages autour du Destroyer Stellaire presque terminé étaient tordus et complètement arrachés, ce qui laissait le vaisseau libre de chuter dans l’atmosphère de Raxus Prime. Il était déjà visible, un triangle orange, brillant sur tout le pourtour jusqu’en haut de la tour de commandement. Il venait droit sur lui.

Il le visait.

— Juno ne peut pas piloter le vaisseau pour le moment, fit Kota d’une voix ferme, et PROXY non plus. Il faut que nous trouvions une autre solution.

— Qu’est-ce qu’elle a, Juno ?

— Concentre-toi sur l’essentiel, mon garçon. Le Destroyer Stellaire est en train de tomber à toute allure. Tu n’arriveras jamais à te dégager à temps. Tu dois le tirer vers le canon.

L’apprenti se trouva momentanément à court de mots quand il réalisa ce que Kota suggérait.

Kota voulait qu’il déplace le Destroyer Stellaire rien qu’en utilisant la Force.

— Vous êtes fou, lança-t-il. Il est énorme !

— C’est quoi énorme ? répondit Kota. Tout ça, c’est dans ta tête, mon garçon. Tu es un Jedi. La taille n’a aucune importance pour toi !

La voix de Kota avait changé. Les bredouillements ivres et désagréables avaient fait place aux aboiements en duracier du vétéran aguerri par les combats, celui que l’apprenti avait tout d’abord rencontré.

— Tu m’entends, mon garçon ? Tends les bras et attrape ce vaisseau ou tu mourras sur ce tas de détritus !

Le Destroyer Stellaire devenait de plus en plus gros et pendait comme une lune de feu triangulaire, bas dans le ciel de Raxus Prime.

Tu es un Jedi ! La taille n’a aucune importance pour toi !

Il n’était pas un Jedi mais le message était le même. La Force ne faisait pas de distinction entre grand et petit, lourd et léger, difficile et facile. Les flux vivants de la galaxie englobaient toutes les échelles, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Le Destroyer Stellaire en faisait partie et lui aussi. La Force les liait aussi sûrement que la gravité. Il était en mesure de faire contracter ses muscles invisibles, s’il l’osait.

Est-ce que son Maître avait jamais fait une chose pareille ? Et l’Empereur ? Et un Sith ou un Jedi dans l’histoire de la galaxie ?

Il doutait que personne ne soit jamais au courant du succès ou de l’échec qu’il allait connaître dans les prochaines minutes.

— Dépêche-toi, mon garçon !

Vite et lentement étaient des notions auxquelles la Force était tout aussi indifférente mais l’apprenti comprit ce que Kota voulait dire. Plus vite il commençait, plus vite il aurait fini.

Il désactiva son sabre laser et accrocha la poignée à sa ceinture puis il adopta une posture d’ouverture de la forme Soresu, le bras droit et les doigts tendus, pointés vers le Destroyer Stellaire. Sa main gauche vide était glissée près de son cœur, ses jambes fermement ancrées dans les détritus. Il puisa dans la Force plus profondément que jamais, puis il alla encore plus loin et sentit soudain comme un gouffre abyssal qui s’ouvrait sous lui, dans lequel son esprit et sa volonté plongeaient. Le gouffre se remplit. Son esprit s’ouvrit. L’existence physique du Destroyer Stellaire glissa sans peine à l’intérieur.

Long de près de mille six cents mètres et capable de transporter un équipage de plus de trente-sept mille membres, le vaisseau était d’une conception familière. Ses moteurs et son armement n’étaient pas encore complètement installés mais son hyperpropulseur de classe 1 l’aurait emmené n’importe où dans l’Empire à toute vitesse, pour y déployer des bipodes, des chasseurs, des barges et des navettes. Armé d’une série de turbolasers, de canons ioniques et de pas moins de dix rayons tracteurs, il aurait pu bloquer un système entier à lui seul. La coque en duracier renforcé était assez solide pour creuser un trou à la surface de Raxus Prime qu’il faudrait des siècles pour reboucher. Les droïdes ferrailleurs allaient s’en donner à cœur joie quand le vaisseau tomberait.

Quel que soit l’endroit où il tombe…

Il n’y a pas de quel que soit, se dit-il. Il y a seulement l’endroit où je lui dis de tomber.

Concentre-toi.

Dans son esprit, le bout de son index droit et le Destroyer Stellaire ne firent plus qu’un. Chaque écrou, chaque boulon, chaque plaque et chaque câble étaient contenus dans ce petit espace. Ce n’était pas difficile de faire bouger un bras, un doigt, une seule cellule humaine. Il pouvait en diriger une presque sans réfléchir alors pourquoi pas cet objet également ? Son instinct était plus clair sur ce point que les rouages de son esprit. Si on mettait les notions de perspective de côté, les deux avaient à peu près la même taille dans son champ de vision.

Sauf que le Destroyer Stellaire devenait plus gros à chaque seconde et que des vagues de chasseurs TIE et de bombardiers TIE s’échappaient en grand nombre des tout nouveaux hangars. Des tirs de laser provoquaient d’énormes canaux super chauds dans l’atmosphère devant eux.

L’apprenti n’y prêta pas la moindre attention. Pendant que l’illusion se maintenait, il déplaça sa main légèrement vers la droite. La sensation de maîtriser une énorme machine pesant des millions de tonnes du bout d’un doigt était très déconcertante. Il avait l’impression que chaque fibre de ses muscles, ses nerfs et ses os geignaient en même temps que les soudures et les joints du vaisseau. Ce que le Destroyer ressentait, il le ressentait aussi, et la moindre accélération avait un effet significatif à pareille échelle. La vitesse acquise par le vaisseau était la principale force de résistance. Des écoutilles s’ouvrirent, des rivets sautèrent, des cloisons se plièrent, des tuyaux éclatèrent.

Le Destroyer Stellaire ne semblait pas avoir beaucoup bougé dans le ciel. Il s’approchait en vol bas, proche de la ligne d’horizon, comme s’il cherchait à le survoler et le mitrailler au passage. L’apprenti déplaça sa main une seconde fois, mais au lieu de modifier sa course, il le fit légèrement culbuter, par erreur. Pour que cela fonctionne, il devait appliquer la Force avec précision, en tenant compte des forces de friction grandissantes et du déplacement du centre de gravité. Un Destroyer Stellaire qui descendait en vrille ferait plus de dégâts que s’il piquait du nez bien droit dans le canon et sa superstructure. Les dégâts étaient une bonne chose, lorsqu’il s’agissait de détruire l’œuvre de l’Empire mais, ici, trop de dégâts pouvaient détruire l’apprenti et peut-être aussi le Rogne Shadow, sous une pluie mortelle de débris en fusion.

Fais-le tomber en un morceau, se dit-il. Fais-le tomber pour de bon.

Le vaisseau gronda et grinça sous l’effet du supplice que le métal endurait. L’apprenti commençait à comprendre comment cela fonctionnait, il voyait comment la course du navire changeait peu à peu. Aussi large que sa main tendue maintenant, il entrait dans l’atmosphère à un angle plus raide que ce qu’il aurait voulu, brûlant d’une couleur rouge vif et dégageant déjà derrière lui une tramée de fumée noire et de débris enflammés. Il prit soudain conscience d’un son qui lui parvenait par les pieds : un grondement beaucoup plus sourd et soutenu que les martèlements du canon, qui s’était tu après le tir du troisième projectile. Le châssis incomplet du Destroyer Stellaire agissait comme un tube géant et l’atmosphère résonnait à l’intérieur. Tout son corps chantait à l’unisson.

Plus encore. Le Destroyer Stellaire prenait vraiment de la vitesse maintenant. L’atmosphère plus épaisse le freinait légèrement mais rien ne pouvait empêcher l’inévitable. Il allait bientôt s’écraser. Un exode sauvage de droïdes passa à côté de l’apprenti en courant, ils fuyaient le lieu du crash. Les chasseurs TIE, qui avaient été lancés du destroyer, faisaient la course pour se dégager du chaos de vagues puissantes que le vaisseau provoquait dans l’atmosphère. Il n’en fit pas le moindre cas et se concentra pour rapprocher le plus possible le point d’impact du canon.

Des étincelles se mirent à danser devant ses yeux. Les bords de sa vision fondirent au noir. Des tourbillons noir et blanc tournoyèrent devant lui comme des apparitions. Il se sentit faible pendant un moment et se demanda s’il était possible de se dissoudre dans la Force. Il n’était qu’un copeau emporté par le courant ascendant au-dessus d’un feu de forêt – pourtant, d’une certaine manière, il tentait d’ordonner au feu de lui obéir.

Pour qui se prenait-il ?

Une panique soudaine faillit lui faire perdre le contrôle. Le Destroyer Stellaire, transformé en météore hurlant et incandescent, emplissait tout son champ de vision. La coque s’écaillait par pans entiers, les bandes enflammées qui se détachaient pesaient chacune des centaines de tonnes, elles mettaient au jour le sombre squelette sous la coque. On aurait dit une tête de mort, un masque lugubre qui n’était pas sans rappeler celui de son Maître, mais en fusion comme de la lave. Cela pourrait bien être la fin de tout, pensa-t-il dans un coin de son esprit. Sa fin à lui, de ses plans, de ses sentiments pour Juno et la fin du garçon qui s’appelait Galen, qui avait perdu son père il y a longtemps et dont le chagrin avait déjà été effacé pour de bon.

Mais son nom avait survécu et les noms avaient du pouvoir. L’apprenti s’y cramponna avec l’énergie du désespoir, car il devait reprendre le contrôle du Destroyer Stellaire, pour éviter qu’il ne se disperse en mille morceaux et ne réduise l’impact. Il devait retrouver sa pleine concentration, mettre de côté le sentiment de dissolution qui dévorait les frontières de son esprit et faire de nouveau basculer les rapports de force en sa faveur.

Galen avait tenu tête à Dark Vador alors qu’il était à peine plus qu’un enfant. Galen avait arraché le sabre laser au Seigneur Noir des Sith et avait courageusement affronté la mort. Galen avait peut-être été anéanti par des années d’entraînement et d’obscurité mais avait-il vraiment disparu, ou avait-il été se mettre à l’abri jusqu’à ce que se présente l’opportunité d’émerger de nouveau dans la lumière ?

Tu es là, Galen ? J’ai besoin de ton aide !

Pas de réponse.

La pénétration catastrophique du Destroyer Stellaire dans l’atmosphère fit trembler la planète.

Pour Juno, alors.

Il serra les dents et poussa un rugissement en direction du ciel. Le poids mort du Destroyer Stellaire fut dévié une dernière fois, l’angle de descente était suffisamment modifié pour tenir durant les dernières centaines de mètres, mais pas assez pour qu’il risque de rebondir. Il ne restait que quelques secondes avant que le vaisseau ne touche le sol et il continuait à devenir plus gros. C’était impossible que le ciel puisse contenir autant de métal !

L’apprenti abandonna le contrôle qu’il exerçait sur le vaisseau, car il avait compris qu’il ne pouvait plus rien faire pour modifier sa course. Il tituba en arrière, étourdi. La Force s’échappa de lui, le laissant lessivé et épuisé. Avec un bruit de fin du monde, le Destroyer Stellaire acheva son premier et dernier voyage. Il s’abattit sur le canon, exactement là où il fallait, et le ciel devint blanc. Le sol se déroba sous les pieds de l’apprenti. Il tournoya comme une toupie, incapable de retrouver son équilibre tandis qu’un tsunami de ferraille et de détritus s’élevait devant lui et masquait le soleil.

Juno fut réveillée de son étourdissement par la secousse qui parcourait la planète. Elle s’accrocha aux bords de l’étroite couchette et poussa un cri de terreur. Le vaisseau tombait ! Elle avait perdu le contrôle et ils allaient tous s’écraser.

Il lui fallut dix bonnes secondes pour qu’elle se rende compte que le vaisseau n’était pas en train de s’écraser – mais que quelque chose de tout aussi dangereux était en train de se produire à l’extérieur de la coque en duracier.

Quand elle se hissa hors de sa couchette, elle eut l’impression que sa tête allait éclater. Le sang lançait atrocement dans ses tempes et elle avait un point très sensible à l’arrière du crâne, mais elle n’y prêta pas attention sur le moment et se concentra sur le vaisseau.

— Que se passe-t-il ? cria-t-elle en sortant des dortoirs, chancelante, et en pénétrant dans la cale.

Le sol se dérobait sous ses pieds, l’envoyant valser d’un côté à l’autre. Des objets de toutes sortes gisaient aux quatre coins du vaisseau. La coque craquait et grinçait comme celle d’un bateau au milieu d’une tempête en mer.

Elle découvrit que cette image n’était pas très éloignée de la vérité quand elle réussit enfin à atteindre le cockpit et qu’elle trouva Kota cramponné aux bords du siège du copilote, aveugle et impuissant et que, par la baie d’observation à l’avant, elle aperçut une mer démontée de détritus sur laquelle ils semblaient voguer.

Elle contempla la vue bouche bée. D’énormes ondes de choc roulaient sous le vaisseau, compressant et décompressant les déchets de Raxus Prime, copieusement arrosés par des flots abondants d’huile renversée, d’eau polluée et de déchets chimiques. Une énorme colonne de fumée emplissait le ciel devant elle, illuminée par une lueur rouge vacillante qui s’élevait du sol. On aurait dit qu’un volcan était entré en éruption à la surface de la planète, éclatant comme un énorme bouton d’acné malveillant. Un nuage noir en forme de champignon s’étendait du sommet de la colonne de fumée.

Peu à peu, les vagues s’apaisèrent comme si la marée se retirait, le vaisseau se contentait de rouler d’un bord sur l’autre. Juno finit par entendre le bruit de sa propre respiration. On aurait dit qu’elle venait de courir un marathon.

Kota relâcha l’emprise mortelle qu’il avait fait subir au fauteuil. Sa main tremblait quand il attrapa le comlink.

— Es-tu là mon garçon ? appela-t-il dans l’appareil. Est-ce que le canon a été détruit ?

Seul un crépitement lui répondit.

— Est-ce que tu m’entends, mon garçon ?

Juno réprima une soudaine envie de vomir et s’avança.

Kota tournait la tête dans tous les sens. Son visage aveugle était tourmenté.

— Kota, que se passe-t-il ?

Il ne répondit pas mais revint au comlink et parla avec encore plus d’urgence dans la voix.

— Je répète, mon garçon, est-ce que le canon a été détruit ?

Elle se glissa dans le siège du pilote. Elle avait l’impression qu’on l’avait rouée de coups avec un tuyau de métal. Petit à petit, les choses se mirent en place. Il n’y avait qu’elle et Kota à bord, d’où les tentatives désespérées de Kota pour entrer en contact avec Starkiller. Mais qu’en était-il de PROXY ? Est-ce que le droïde était parti à sa recherche ?

Sa bouche forma un Ô de surprise quand elle se souvint de ce qui s’était passé.

Kota hurlait comme si les grésillements étaient un affront personnel.

— Réponds-moi, mon garçon !

Un cliquetis s’éleva soudain au milieu du bruit blanc, suivi d’une voix lasse mais familière.

— Du calme, général. Je suis toujours là.

Kota s’affaissa, soulagé.

— Bien. Bien.

Juno ne se sentait pas du tout rassurée.

— Kota, où est PROXY ? Il…

Kota lui fit signe de se taire.

— Le canon ?

— Détruit. Et le vaisseau, il est en bon état ?

— Il m’a l’air intact, pour autant que je puisse en juger.

— Juno ?

Kota expira par le nez.

— Elle est ici mais nous sommes confrontés à de nouvelles difficultés.

— Des Impériaux, je suppose.

— Non. PROXY. Ton droïde a échappé à sa programmation. Il a attaqué Juno puis il a disparu.

— Attaqué ?

Elle entendit son souffle qui se coupait.

— Est-ce qu’elle va bien ?

— Juste un petit peu malmenée. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle nous n’avons pu nous envoler. PROXY a programmé de nouveaux codes de lancement avant de partir. On peut les craquer mais cela va prendre du temps. On est coincés au sol jusque-là – ou jusqu’à ce que tu le ramènes.

— Où est-il allé ?

— C’est ça le problème. Je ne l’ai pas entendu partir.

Le visage de Kota était l’image même de la fureur mais pas seulement contre le droïde, Juno le devinait, contre lui-même aussi, pour ne pas avoir été là au moment où elle avait été attaquée et la mission compromise.

— L’important, c’est de comprendre pourquoi il a fait ça. Est-ce qu’il pourrait être une taupe impériale ?

— Non, répondit Starkiller sur un ton qui ne laissait pas de place à la contradiction. PROXY ne me trahirait jamais.

Non, pensa Juno, mais il essayera de vous tuer tous les jours où vous serez en vie.

— Je crois que je sais ce qui s’est passé, intervint-elle. C’est l’intelligence du Noyau. PROXY essayait de s’y introduire à ce moment-là. Je me souviens qu’il a dit quelque chose à propos de l’accès à son processeur puis – puis il est devenu fou.

Elle toucha l’arrière de sa tête et grimaça.

— Le Noyau, répéta Starkiller. Oui. Ça ne peut être que ça.

— Ne crois pas que nos problèmes s’arrêtent là, mon garçon, grogna Kota. Ce droïde sait tout ce qu’on a fait. Si le Noyau est maintenant un allié impérial, ces informations pourraient nous détruire !

Plus que vous ne le croyez, pensa Juno avec effroi :

— Nous devons le retrouver, et vite.

— Je le trouverai, assura Starkiller. Sa balise de repérage est encore active.

Sa réponse était tendue, elle laissait entrevoir le stress que Starkiller endurait.

— Faites attention à vous, insista Juno. Que le Noyau l’ait ou non reprogrammé, PROXY n’est plus votre ami. Ne croyez rien de ce qu’il vous racontera.

Le canal de communication s’éteignit avec un clic de mauvais augure.

Kota et Juno restèrent assis à fixer la console des yeux pendant un moment, perdus dans leurs pensées. Elle envisagea un instant de dire la vérité à Kota, car elle mourait d’envie de se libérer du terrible poids qui pesait sur ses épaules. Starkiller était un tueur de Jedi qui voulait faire tomber l’Empereur pour son propre intérêt, et certainement pas parce qu’il se souciait des autres. Ils feraient mieux de l’abandonner là et de fuir avec le reste des rebelles tant qu’il en était encore temps. Si seulement PROXY n’avait pas neutralisé les codes de lancement – et si son estomac n’était pas rongé par la culpabilité dès qu’elle y pensait…

Elle se souvenait vaguement d’un rêve où un édifice de pierre se désintégrait et sombrait dans un lac. C’était son estime d’elle-même, certainement, qui s’effondrait et coulait un peu plus chaque jour.

Je n’ai que faire de votre gratitude.

Peut-être. Et ce sentiment qui lui brûlait encore la poitrine, aussi. Mais elle ne lui avait pas encore révélé ça. Elle ne le ferait peut-être jamais. Est-ce qu’une émotion pareille serait perdue si elle la gardait en elle pour toujours ? Ou est-ce qu’elle allait pourrir là à l’intérieur et étrangler son cœur ?

— Ce n’est pas de votre faute, Kota, dit-elle au vieux général furibond. Vous ne devriez pas vous sentir responsable.

Kota ne répondit pas.

Elle soupira et, malgré son mal de tête, se concentra pour décoller au plus vite.