CHAPITRE 29

L’apprenti sauta de la rampe du Rogue Shadow avec moins de vigueur que d’habitude. La puanteur omniprésente de Raxus Prime le frappa comme un coup de poing sur le nez. La vue ne s’était guère améliorée non plus. Les interminables couches et fossés de détritus étaient à peu près les mêmes qu’avant, à l’exception de quelques nouveaux trous et cratères là où de grands fragments de métal avaient été prélevés pour alimenter le canon à minerai. Le chemin était par conséquent semé d’embûches ; l’apprenti regardait avec attention où il mettait les pieds et surveillait tout ce qui l’entourait.

Mais, c’était inévitable, son esprit se mit à vagabonder, préoccupé comme il l’était par Juno et la mission. C’est seulement alors, au moment où Juno était fâchée contre lui, qu’il réalisait l’hypothèse qu’il avait émise inconsciemment : il avait imaginé que Juno et lui auraient un futur en commun, une fois que tout ceci serait terminé. Il avait toujours pensé que l’un d’eux pouvait se faire tuer mais il n’avait jamais envisagé qu’elle pourrait ne pas vouloir être avec lui s’ils survivaient tous les deux. Il fut déconcerté tant par ses propres sentiments que par l’éventualité de ne jamais parvenir à les mettre en œuvre.

Comme cette question le taraudait, il avait sans doute passé trop de temps dans la chambre de méditation. Cela faisait des jours qu’il n’avait pas trouvé le temps de pratiquer son exercice préféré : fixer des yeux la lame d’un sabre laser à la recherche du foyer de sa colère. Depuis que son sabre laser était perdu, il utilisait celui de Kota et il avait du mal à trouver la concentration. La lame était vieille mais fonctionnait encore parfaitement, là n’était pas la question. Le changement de couleur n’était pas un obstacle non plus, bien que le vert vif le surprenne parfois. C’était plutôt une question de propriété. Une partie de lui sentait bien, au plus profond de son subconscient, que le sabre laser appartenait à un autre guerrier – pour lequel il n’éprouvait pas un respect total, malgré toutes les compétences que Kota avait un jour possédées –, arriver à une pleine concentration était donc impossible.

Après sa confrontation avec Juno, il avait passé une heure à remplacer l’un des cristaux verts de l’arme de Kota par le bleu qu’il avait trouvé sur Kashyyyk. Il avait fallu un certain nombre de réglages minutieux avant que la lame ne révèle son nouveau caractère, un bleu cyan brillant éclatant avec des propriétés optiques étonnamment supérieures. La lame elle-même ne pesait rien, pourtant, d’une certaine manière, l’arme paraissait plus légère dans sa main et bougeait plus facilement. Il était certain que c’était maintenant une meilleure arme qu’auparavant.

Et c’était la sienne. Peu importe d’où provenait le cristal, à qui il avait appartenu, c’était le sien maintenant, tout comme le sabre laser. Il s’agenouilla, éleva la lame devant son visage et la contempla jusqu’à ce que le monde semble disparaître. Le cyan lui rappelait les océans et la pluie, alors que son premier sabre laser évoquait le sang, mais cela ne le préoccupait pas outre mesure. Il n’aurait besoin de cette lame qu’une fois sa mission accomplie et, à ce moment-là, il pourrait obtenir de son Maître de nouveaux cristaux et fabriquer une lame Sith toute neuve.

Cette pensée ne le rassura pas comme elle l’aurait pu auparavant, car elle était accompagnée de tellement d’hypothèses. S’ils gagnaient – s’il demeurait loyal envers son Maître –, s’il ne mourait pas – si Juno n’arrivait pas d’une manière ou d’une autre à le faire changer d’avis. Il ne pouvait rien écarter. Son destin était, comme l’avait dit son Maître, dans ses mains désormais. Il pouvait faire tout ce qu’il désirait.

Mais il désirait tant de choses…

— Vous avez de la compagnie là en dessous, dit la voix de Juno dans le comlink. Qui se déplace dans votre direction.

— Des Impériaux, je suppose.

— Ça n’en a pas l’air. Très probablement des ferrailleurs.

Super, pensa-t-il. Bien sûr, la bande de Drexl devait fouiller le périmètre autour du canon à minerai, à l’affût de tout ce que les chercheurs de métaux de la planète avaient pu mettre au jour. L’apprenti aurait dû être plus attentif : un droïde de sécurité, en patrouille à la bordure de leur territoire, avait dû échapper à sa vigilance. Pour ne rien arranger, si Drexl l’avait repéré, cela voulait dire que le Noyau intelligent de la planète était au courant également.

Il se concentra uniquement sur le monde qui l’entourait – et avec une férocité renouvelée, due au fait qu’il était mécontent de lui. Il chercha des canaux plus profonds dans le paysage de déchets. Dans le réseau de grottes enchevêtrées et confinées, il perçut un martèlement tonitruant qui se faisait entendre de plus en plus fort. Le canon à minerai, supposa-t-il, qui fournissait au chantier naval géant le métal dont il avait besoin. Malgré le chemin tortueux qu’il suivait, sa destination se rapprochait bel et bien.

Il s’enfonça plus profondément, à la recherche du réseau d’égouts qu’il savait se trouver sous les interminables étages inférieurs du dépotoir. Plus il s’enfonçait, plus il rencontrait de droïdes occupés à creuser les déchets compressés à la recherche de métal. La plupart étaient des drones dotés d’une intelligence limitée, des rampants à jambes multiples, conçus pour s’insinuer dans les fissures et les crevasses, armés de lasers coupants et de simples outils mécaniques. Certains n’étaient même pas équipés d’yeux, certaines zones étaient si sombres qu’ils n’en avaient pas besoin, ils pouvaient compter sur des sens plus spécialisés pour distinguer le métal et les strates organiques. Quand ils trouvaient quelque chose de particulièrement précieux, ils pouvaient appeler à l’aide, ce qui faisait accourir une nuée d’autres drones, qui se rassemblaient au même endroit, suivis par des excavateurs plus généralisés et des transporteurs venus de plus loin.

L’apprenti contourna une de ces nuées près de l’entrée des égouts. Des droïdes de toutes formes et de toutes tailles étaient rassemblés autour du plus grand bord de la charpente enterrée d’une navette, qui pouvait avoir été recouverte pendant des millénaires. Le bruit qu’ils produisaient était assourdissant, un gazouillis impénétrable de bourdonnement de machines, de sifflement de vibroscies et de métal grésillant. Leurs efforts provoquaient d’étranges flashes de lumière, qui projetaient des ombres vacillantes sur le tas de détritus sous-terrain. L’apprenti se glissa derrière eux sans se faire remarquer et se laissa tomber dans un tunnel de quatre mètres de large, couvert de crasse, par un trou qu’un prospecteur disparu depuis longtemps, avait creusé dans la paroi.

Le chemin fut plus facile à partir de là. À deux reprises seulement, il dut contourner ou traverser des obstructions provoquées par des effondrements. Des bruits étouffés et non identifiables résonnaient le long de l’égout, on les entendait aux embranchements, ils prenaient peut-être leur origine à des kilomètres de là. Il ne rencontra qu’un droïde en état de marche mais il était vraiment à bout de course. Il tournait en rond et chancelait sur le seul membre qui fonctionnait encore, murmurant sans cesse une seule et même phrase d’un vieux langage machine. Ses photorécepteurs vides le fixèrent un moment, mais ils n’étaient plus capables de rien voir.

Il eut pitié de lui, dégaina son sabre laser et le coupa en deux. Le droïde projeta brièvement des étincelles, avant de tomber, mort, au fond de l’égout, enfin soulagé de ses souffrances mécaniques.

Le temps passait sans repères, dans l’égout. Quand il estima qu’il approchait de la superstructure du canon à minerai, il se mit à chercher une issue. À l’embranchement suivant, un tunnel plus étroit menait de toute évidence vers le haut, il s’y engagea donc sans hésiter, ressentant la pulsation rythmée des tirs jusque dans ses os. Le canon avait l’air gros depuis l’orbite mais, maintenant qu’il se rapprochait, il se rendait compte qu’il était vraiment colossal.

Le tunnel se rétrécit encore et le nombre d’embranchements qu’il croisait augmenta. Certains étaient complètement bloqués, écrasés par le poids des déchets qui s’amoncelaient au-dessus. D’autres répercutaient le babillage de droïdes, atténué par la distance, qui en faisait un son presque paisible. Le chemin devant lui était baigné dans une pénombre permanente.

Il ralentit, car il venait de sentir un danger et activa son sabre laser.

— Oui, dit une forte voix étrangère. Je pensais bien que c’était toi.

Il sentit du mouvement partout autour de lui. Une dizaine de Rodiens en armure surgirent de l’obscurité aussi bien devant que derrière lui. Ils tenaient toutes sortes d’armes pointées dans sa direction. Des vibrolames, des blasters, des mini-canons : sans doute récupérés d’un ensemble hétéroclite de vaisseaux abattus et modifiés en profondeur. L’apprenti ne doutait cependant pas de leur efficacité.

Dans un espace aussi confiné, complètement encerclé, il ne pouvait pas tout dévier.

Un Rodien particulièrement basané sortit du tunnel et pénétra dans le cercle. L’apprenti reconnu Drexl Roosh, qu’il avait brièvement aperçu avant. Le pillard était encore plus laid vu de près.

— Tu vas lâcher ton arme, ordonna le Rodien en basic avec un fort accent.

— Pas avant que tes voyous n’aient lâché les leurs.

Drexl éclata d’un rire qui rappelait le bruit du métal coupé en deux par un droïde ferrailleur.

— Tu as de l’esprit, je te le concède ! Mais le mêle-tout qui nous a mis les Impériaux sur le dos va avoir besoin de bien plus que de l’esprit aujourd’hui.

— De quoi parles-tu ? Je n’ai pas amené les Impériaux ici.

— J’ai des images de toi en train de fouiner quand cette espèce de vieux fou s’est fait dégommer dans son Temple. Ses droïdes ont tenu l’Empire à distance pendant des années, tu sais. Une fois qu’ils ont disparu, il n’y avait plus qu’à se pencher pour s’emparer de la planète. (Le visage violet de Drexl se déforma en une affreuse grimace.) La moitié du métal est partie dans cette zone et ce qui reste ne vaut pas la peine d’être exhumé. Et maintenant, tu te repointes ici et tu fais l’innocent. Eh bien, on t’a vu en premier et on a organisé ce petit comité d’accueil. Finis les bons filons pour toi, j’en ai bien peur. Finies les découvertes chanceuses. Tes maîtres réfléchiront à deux fois avant de venir nous provoquer à l’avenir, une fois que nous leur aurons offert ta tête sur un plateau. Prêts !

Les pillards serrèrent leurs armes avec encore plus de fermeté et les pointèrent sur divers endroits de son corps.

— Je pense que tu n’es pas raisonnable, dit-il à Drexl.

— En joue !

Les pillards plissèrent des yeux dans les viseurs et le long de lames d’épées.

Avant que Drexl n’ait pu donner l’ordre de tirer, l’apprenti se laissa tomber sur un genou et propulsa une poussée télékinétique de toutes ses forces. Il ne pouvait tout dévier en même temps mais il pouvait diminuer un peu les chances.

Des Rodiens volèrent en tous sens, bras et jambes fléchis dans un tourbillon soudain de ferraille. Des armes glissèrent de doigts surpris. Certaines tirèrent, ce qui ajouta à la confusion. Le tuyau fléchit et se tordit, en réponse à la force du coup. Le bruit qu’il produisit fut, pendant un moment, plus fort encore que celui du canon à minerai.

L’apprenti ne perdit pas une seconde pour enchaîner, suite à cette surprise. Son sabre laser décrivit des arcs bleu cyan dans l’air et abattit les Rodiens qui parvenaient à se remettre debout. Leurs cris aigus et étrangers se firent plus forts quand il utilisa des éclairs Sith pour les pousser devant lui dans le tunnel ; Drexl courait à la tête de la bande en ordonnant à ses subordonnés de tirer derrière eux dans leur fuite. L’apprenti parvenait à renvoyer à leur source tous les tirs qui venaient vers lui, ce qui provoquait de nouveaux cris d’alarme et de panique.

Le tunnel se terminait brutalement, il donnait sur une caverne creusée dans le tas de détritus, avec un haut plafond voûté et des tas de déchets récupérés, ordonnés en rangées. L’apprenti faillit éclater de rire. Sans le savoir, il avait suivi un chemin qui menait tout droit au repaire de Drexl ! Si les pillards ne lui avaient pas tendu une embuscade, il aurait débouché au beau milieu de la bande de toute façon et le conflit aurait été inévitable.

Tandis que les pillards s’éparpillaient et appelaient à l’aide, il tendit les bras et utilisa la Force pour faire tomber l’une des poutres du plafond. Les pillards qui étaient juste en dessous se dispersèrent quand elle s’écrasa au sol. Il s’ensuivit une pluie de débris puis le plafond s’affaissa.

L’un des pillards sauta derrière les commandes d’un quad-laser de récupération. L’apprenti s’accroupit pour se défendre face à un faisceau de tirs d’énergie. Les tirs déviés explosèrent dans les murs de la pièce, provoquant de nouveaux éboulis.

— Arrête ça, espèce d’idiot, cria Drexl en agitant la main à l’attention du Rodien derrière les commandes.

L’apprenti renforça ce sentiment. Obéissant à sa volonté, une autre poutre directement au-dessus du quad-laser s’abattit sur l’engin, l’écrasant lui et son opérateur sous une avalanche de détritus. Drexl pesta et jura dans son rodien maternel, puis gesticula vivement en direction de ses pillards depuis son abri. L’apprenti n’avait rien contre les pillards, à part le fait qu’ils l’avaient reconnu. Il était essentiel pour sa couverture que personne n’apprenne ce qu’il avait fait sur Raxus Prime la dernière fois qu’il s’y trouvait. Cela faisait de Drexl un sérieux problème. Pas de chance pour lui, pensa l’apprenti en faisant tomber une troisième poutre. Ne laisse aucun témoin.

Le plafond était fortement affaissé. Casser une autre poutre ferait s’effondrer le tout. Comprenant qu’il ne pouvait plus gagner, Drexl fonça sur un jetpack appuyé contre le mur du fond. C’était trop loin pour qu’un éclair Sith puisse l’atteindre, alors l’apprenti projeta un assortiment de tubes, d’écrous de retenue et de batteries déchargées. Sautant et baissant vivement la tête, le Rodien parvint à tout éviter. Drexl ramassa le jetpack, passa un bras dans les brides et fila vers une sortie du côté opposé de la pièce.

L’apprenti leva une main avec la paume en coupe et souleva l’engin dans les airs. Les pieds de Drexl quittèrent le sol et ses jambes moulinèrent dans l’espace.

— Aaaaaaaargh ! cria-t-il tentant frénétiquement de faire démarrer le jetpack.

Il s’éleva plus haut, en se tortillant et en hurlant. Le jetpack crachota et se mit en marche. L’apprenti le maintint immobile pendant un moment tandis que Drexl poussait sur l’accélérateur pour essayer de s’échapper. Quand le moteur lutta à sa puissance maximale, l’apprenti le renversa et le laissa tomber.

Dans un dernier cri, Drexl Roosh s’enfonça dans le sol et le jetpack explosa. Le plafond ne résista pas à l’onde de choc et il s’effondra dans une ruée lente mais irrépressible. L’apprenti se fraya un chemin à travers le chaos, en déviant le pire. Dans son sillage, plus un être vivant ne remuait.