CHAPITRE 10

Il ne s’attendait pas du tout à ce que mourir ressemble à cela. Déjà, il avait conscience d’expirer, même si cette conscience était fragmentaire et nébuleuse. Il perdait connaissance et reprenait ses esprits par vagues, son esprit allait et venait, perdu à la dérive sur des courants insondables. Il coulait et revenait à la surface selon les caprices de forces qui le dépassaient. Tout ce qu’il pouvait faire c’était se laisser emporter par ces vagues et espérer que la mort ne serait pas comme cela pour l’éternité.

La douleur était accablante, c’était étonnant, étant donné que son corps n’existait plus. Mais il rôdait au bord de sa conscience comme le rappel de quelque chose d’important qu’il avait oublié. Était-ce une sorte de punition pour les actes qu’il avait accomplis au cours de sa vie ? Est-ce que les Jedi qu’il avait fait périr prenaient leur revanche, depuis une position privilégiée dans l’au-delà ?

C’était une pensée ridicule, se dit-il. Qu’il y ait ou non un au-delà, les privilèges ne pouvaient exister, pour personne. Les Côtés Lumineux et Obscur de la Force avaient la même envergure, si pas le même effet. Il ne pouvait pas plus être tourmenté par des Jedi qu’il ne pouvait les tourmenter.

Il y avait des voix, aussi, et des visions. Elles étaient plus difficiles à expliquer. Certaines étaient familières, comme celle de PROXY, qui l’apaisait comme s’il était un enfant, comme il l’avait fait des années durant, jusqu’à ce que l’apprenti de Dark Vador soit devenu trop grand pour se faire dorloter. Il y avait celle de Dark Vador lui-même, l’enjoignant à accepter sa peur, au lieu de la combattre, et à devenir ainsi aussi solide qu’un roc.

Certaines de ses visions étaient des souvenirs ; parmi ceux-ci, il y avait l’épisode où l’apprenti avait demandé à PROXY de l’enchaîner immobile dans le noir et de lui refuser toute nourriture et tout liquide jusqu’à ce qu’il ait assemblé un sabre laser dont les morceaux étaient posés devant lui, en n’utilisant que la Force. Il n’avait pas réussi mais dans son acharnement, il avait trouvé la force d’abandonner son corps affaibli et de ne faire qu’un avec le Côté Obscur. Cette vision revint souvent après que Dark Vador l’eut tué de ses propres mains.

En une boucle interminable, il sentait aussi le sabre laser de son Maître lui transpercer l’estomac et la froideur du vide aspirer l’air de ses poumons.

De nombreuses visions, cependant, correspondaient à des scènes dont il ne pouvait avoir été témoin de son vivant. Elles mettaient en scène des gens qu’il connaissait et d’autres qu’il n’avait jamais vus, dans des lieux qu’il n’arrivait pas toujours à identifier.

Il vit…

Le général Rahm Kota dans la salle de contrôle de l’usine de chasseurs TIE au-dessus de Nar Shaddaa. Ses yeux étaient intacts et il redressait l’échine, fier de ses récentes victoires. Flanqué d’insurgés armés et entourés des corps sans vie de stormtroopers, il éteignit son sabre laser et distribua des ordres :

— Fermez le centre de commandement et réparez cet holoprojecteur. Dites à toutes les escouades de se déployer et de rabattre vers nous les éventuels opposants :

— Oui, monsieur.

Les insurgés se mirent à courir dans toutes les directions.

— Général Kota, il est là ! cria l’un deux.

Le général Kota s’approcha rapidement de l’endroit où une image vacillante était apparue sur l’holoprojecteur qui venait d’être activé. On y voyait le Rogue Shadow approcher. Le général sourit d’un air grave en l’observant.

— J’ai enfin réussi à te faire sortir de ta cachette…

Il ajouta à l’intention des insurgés :

— Désactivez le champ de protection du hangar 12 et dîtes aux hommes de se mettre en position.

— Bien, mon général.

Le soldat sortit précipitamment de la pièce pour aller exécuter sa tâche.

Il vit…

Kazdan Paratus, sur ses quatre membres de métal, arpenter la Haute Chambre du Conseil en ruine. Ses mannequins tournaient leurs têtes au regard vide d’une manière étrange pour suivre ses mouvements.

— Pas de répit, siffla-t-il. Pas de répit, pour aucun de nous ! Pourquoi ne nous laissent-ils pas tranquilles ?

Il se retourna pour faire face au mannequin de Maître Yoda, comme si cet assemblage de déchets de droïde avait parlé.

— Eh, mon ami ? Qu’as-tu dit ? Oh, oui. Il empeste le Sith, ça c’est sûr. Mais que fait-il ici maintenant ? N’ai-je pas déjà assez souffert ?

Le Maître Jedi paranoïaque continua à faire les cent pas, en faisant passer son sabre laser désactivé d’une main à l’autre, comme s’il hésitait à l’utiliser.

Il vit…

Shaak Ti, en plein cœur des forêts fongiques de Felucia. Elle abrita ses yeux pour regarder le Rogue Shadow glisser au-dessus d’elle, à peine plus visible qu’une distorsion dans la lumière. Elle fronça les sourcils puis baissait les yeux vers une jeune femme zabrak qui était à ses côtés et étudiait aussi avec inquiétude l’arrivée du vaisseau. Plusieurs guerriers feluciens les escortaient et surveillaient sans relâche les arbres.

— Dark Vador nous a retrouvées ? demanda la jeune fille, une note d’excitation dans la voix.

— Peut-être, lui répondit Shaak Ti. Rassemble tes affaires et va te cacher, comme je te l’ai appris. Ne reviens que quand je t’appellerai.

La colère monta au visage de la jeune fille.

— Mais… vous ne pouvez pas vous débarrasser de moi. Laissez-moi combattre à vos côtés !

— Contre un assassin Sith ? Tu te ferais sûrement tuer.

Shaak Ti leva la main pour faire taire ses protestations.

— S’il te plaît Maris, va au cimetière et attends mes ordres. Je mènerai cet assassin aux Abîmes Ancestraux seule. Tes pouvoirs seront mis à l’épreuve une autre fois, bientôt.

Avec un air fâché et les larmes qui roulaient sur ses joues, la jeune fille se retourna et se mit à courir dans la forêt.

Shaak Ti la regarda disparaître dans la jungle.

— Que la Force soit avec toi, Maris, murmura-t-elle.

Il voyait le passé. C’est du moins ce qu’il supposait. Il ne faisait plus qu’un avec la Force – et la Force voyait tout, sentait tout, vivait en tout. Il était revenu aux sources de la rivière qui coulait sans interruption à travers toute la galaxie, revigorant et balayant les morts sur son passage. Le courant le faisait tomber et le retournait pour qu’il soit confronté à chacun des aspects de sa vie. Il la regardait se dérouler avec une compréhension nouvelle.

Certains fragments étaient quand même beaucoup plus difficiles à comprendre.

Il vit…

une jeune femme au regard triste debout devant une grande baie vitrée qui donnait sur un paysage de forêts dénudées. Au loin, une flèche s’étendait fougueusement dans le ciel nocturne, jusqu’à un point en orbite basse où un amas de petites lumières se formait. Quelque part non loin de là, un droïde astromec monologuait avec des roucoulements plaintifs.

… un homme sale et en guenilles, assis au coin d’un enclos qui semblait être entièrement fait d’os. Une petite hololampe brillait devant lui. Ses mains pendaient librement mais ses poignets étaient retenus fermement par des menottes électroniques. L’air empestait la viande crue, ce qui lui faisait plisser le nez de dégoût.

… Dark Vador, l’armure qui le maintenait en vie tellement déchirée que sa peau apparaissait en une dizaine d’endroits, debout dans les décombres d’une terrible bataille. Des stormtroopers gisaient en pièces sur le sol sanglant, entourés de débris de transparacier et de métal tordu. L’ancien Maître de l’apprenti posa une main sur sa tempe découverte, toucha les cicatrices qui y étaient visibles et chancela.

— Il est mort, articula Vador avec peine par-dessus le sifflement endommagé de son respirateur.

L’Empereur sortit de l’ombre pour se venir à ses côtés.

— À présent, il est plus puissant que jamais.

Était-ce ce qui aurait pu se passer s’il avait résisté à son Maître au lieu de capituler sans résistance, quand toute sa vie avait basculé ? Dans cet état comateux de semi-conscience, l’ancien apprenti n’en savait rien. Tout ce qu’il pouvait faire c’était observer, comme il aurait regardé un holofilm flou, fragmenté, dans l’espoir qu’à un moment, peut-être, quand il aurait plus de pièces devant lui, la signification de tout cela commencerait à apparaître.

En attendant, cela ne faisait que se compliquer. Au-delà de la lumière et de l’obscurité, au-delà du passé et du futur, de la vie et de la mort, il vit le visage qu’il avait aperçu quand il combattait Rahm Kota ; le visage qui aurait pu être le sien quand il serait vieux, s’il avait survécu : puissant et gentil, avec des cheveux foncés et des yeux bruns, chaleureux. À l’arrière-plan, il distinguait au loin le martèlement de tirs et le fracas d’explosions. Des arbres craquaient et tombaient. Une ombre planait sur la vision, comme si un nuage avait masqué le soleil. Il sentit une odeur de sang et de cheveux brûlés puis il entendit le son d’un sabre laser qui faisait grésiller la chair. Une voix cria :

— Cours, cours maintenant !

Mais il n’en fit rien. Il ne pouvait pas. Quel que soit le genre de rêve qu’il vivait, il ne pouvait bouger. Il était coincé dans le rêve, comme s’il était figé dans une sorte d’ambre mentale. Était-ce un rêve ou quelque chose de plus sinistre ? Est-ce que quelqu’un essayait de lui faire comprendre quelque chose ?

Il vit…

quelque part, pas très loin – ou peut-être de l’autre côté de l’univers – Juno Eclipse souffrait.