CHAPITRE 2

Lorsqu’elle entendit s’activer près d’elle une arme d’énergie qu’elle ne connaissait pas, Juno Eclipse leva les yeux de son travail et saisit le pistolet blaster à sa ceinture. Elle avait presque fini de colmater la coque du Rogue Shadow et son attention se portait déjà sur le test des nouveaux systèmes qu’elle venait d’installer, quand cette distraction était soudain venue lui faire perdre sa concentration. Les combats d’entraînement n’étaient pas inconnus sur les grands vaisseaux impériaux mais elle n’avait encore jamais vu personne sur le pont sécurisé – et d’ailleurs personne nulle part sur le navire – à part le Seigneur Vador. Sa nomination était si récente et si proche de la catastrophe de Callos qu’elle se sentait obligée de traiter le moindre imprévu avec la plus grande précaution.

Deux armes bourdonnaient et s’entrechoquaient. Le son dur, presque percutant, était ponctué de bruits de violence physique. Le métal cognait et s’écrasait, comme si une dizaine de soldats se lançaient leurs armures. De nombreux éléments fragiles étaient entreposés dans le hangar, certains d’entre eux terriblement dangereux si on les manipulait sans précaution, mais un cri de colère s’arrêta sur ses lèvres. Il y avait quelque chose dans le son de ces armes… quelque chose de familier qu’elle n’arrivait pourtant pas à reconnaître…

Elle reposa le fer à souder, ôta la sécurité de son pistolet et sortit de sous le vaisseau en toute discrétion. Au premier regard, le Rogue Shadow n’avait l’air de rien : c’était un vaisseau stellaire à deux bras et au corps allongé, basé sur le châssis d’un petit transporteur, avec deux panneaux solaires à tribord et un emplacement pour les armes plus grand à bâbord. L’objectif était justement celui-là. Le prototype avait été conçu exprès pour avoir l’air quelconque, banal, alors qu’il s’agissait en réalité d’un vaisseau équipé de l’hyperpropulseur le plus rapide sur lequel Juno ait jamais travaillé, ainsi que d’un véritable champ de dissimulation. Tout cela, ajouté aux scanners et senseurs de première catégorie, mais aussi aux boucliers déflecteurs puissants, faisait du Rogue Shadow le plus fascinant des navires qu’elle n’ait jamais pilotés.

Ou qu’elle piloterait, si elle survivait à son premier jour de travail.

— Vos états de service m’impressionnent, capitaine Eclipse, lui avait dit le Seigneur Vador à peine plus d’une semaine auparavant.

Tout juste rafraîchie après son retour de Callos et encore sous le choc de ce qui s’était passé là-bas avec le Black Eight, elle n’avait rien ressenti de la fierté qui l’aurait envahie en d’autres circonstances.

— Peu de pilotes de votre niveau partagent aussi votre sens du devoir.

— Merci, Seigneur Vador.

— J’ai une nouvelle mission pour vous. Certains considéreraient cela comme une récompense, s’ils l’apprenaient. Ils n’en sauront rien. Est-ce que c’est compris ?

Bien que ne comprenant pas encore où il voulait en venir, elle avait hoché la tête. Dark Vador lui avait indiqué comment se rendre au niveau caché du vaisseau amiral et lui avait décrit le navire qu’elle trouverait là et qu’elle devrait piloter.

— Vous travaillerez avec un agent à moi qui opère sous le nom de Starkiller. Il se présentera à vous bientôt. Je place une confiance considérable en vous, capitaine. Assurez-vous de ne pas me donner de raison d’en douter. Le prix de l’échec n’a jamais été aussi élevé.

— Je comprends, Seigneur Vador.

Pour retarder le moment où il la congédierait, comme il semblait être sur le point de le faire, elle demanda :

— Mais quelle est notre mission, Monsieur ? Vous devez encore me l’expliquer.

— Cela deviendra clair.

La silhouette masquée avait déjà tourné les talons.

Juno savait que la conversation était terminée. En officier impérial obéissant, elle fit ce qu’on lui demandait et alla voir le nouveau vaisseau dont elle avait le commandement. Le Rogue Shadow l’avait impressionnée, il n’avait besoin que de quelques retouches pour fonctionner au maximum de ses capacités. Mais, à présent, cet étrange chahut, ce duel bruyant, avait envahi le hangar et, si l’on en jugeait par le bruit, menaçait de s’étendre bien au-delà de l’étage secret de Dark Vador, dans tout le vaisseau.

Juno fit discrètement le tour d’une cryo-cuve plus grande qu’elle et aperçut enfin les combattants. Ses yeux bleus s’agrandirent de surprise.

Elle fut frappée d’emblée par leurs armes : des épées lumineuses d’un genre qu’elle n’avait vu qu’une fois auparavant, sur un vieil holo interdit que son père avait trouvé dans les profondeurs de la banque de données de leur nouvelle maison. Il le lui avait montré avant de l’effacer avec un rictus.

— Assassins, avait-il décrété au sujet des silhouettes qu’ils avaient aperçues. Des hommes en tunique marron et des femmes d’espèces variées, des droïdes de combat avec des épées brillantes de lumière pure.

— Des traîtres, tous autant qu’ils sont.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

À l’époque, elle n’avait pas encore bien pris connaissance de la frustration et du ressentiment que son père gardait refoulés en lui. Ils ne se manifestaient pleinement que quand elle lui donnait une raison et ils étaient toujours dirigés vers elle seule.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

Il se tourna vers elle. Sa voix était dure et méprisante.

— Ces ordures de Jedi ont trahi Palpatine – voilà ce qu’ils ont fait. Avec quelles imbécillités tes professeurs te remplissent-ils le crâne si tu ne sais pas ça ?

Le souvenir des railleries de son père lui faisait encore mal. Juno se força à les mettre de côté tandis qu’elle évaluait ce qui se passait devant elle. Deux hommes – l’un barbu et solennel, l’autre à peu près du même âge qu’elle, les cheveux rasés et mince comme un fil – s’affrontaient en duel avec des armes identiques à celles des Jedi tant haïs. L’une des lames était si brillante et si bleue quelle brûlait d’une clarté presque blanche ; l’autre était rouge et tout aussi mortelle. Quand elles s’entrechoquaient, des étincelles volaient dans toutes les directions. Les hommes bondissaient et retombaient avec une agilité inhumaine. Ils parvenaient à déformer des murs de métal et à faire voler dans les airs des parties de moteur comme s’il s’agissait de missiles.

Elle n’osait pas faire un bruit. Tous ses muscles étaient paralysés tandis qu’elle demeurait accroupie dans l’ombre, traversée par un mélange de peur et d’admiration. Durant toutes ses années au service de l’Empire, elle n’avait jamais rien vu de tel. Entendu des rumeurs, oui – au sujet des arcanes du pouvoir de Dark Vador, ainsi que de la poignée cylindrique qui pendait à sa ceinture – mais elle n’avait rien vu. Il avait été facile de balayer ces histoires comme des bruits alarmistes et de la propagande disséminée pour instiller la peur et encourager la loyauté. Elle n’avait jamais eu besoin qu’on la menace pour obéir, elle avait donc ignoré ces rumeurs avec plaisir.

Maintenant, elle aurait aimé y avoir prêté plus d’attention.

Les choses devinrent encore plus étranges quand le plus jeune des combattants, avec un air de satisfaction sauvage, enfonça son sabre laser pourpre dans la poitrine de son adversaire. Battu, l’homme plus âgé tomba à genoux, tandis qu’une expression d’étonnement abasourdi s’étendait sur son visage.

Cet étonnement fut partagé par Juno quand la forme de l’homme se mit à émettre des étincelles et à vaciller comme un hologramme – ce qui, elle le réalisa un instant plus tard, révélait ce qu’il était exactement. Bras, jambes, torse et visage clignotèrent et disparurent peu à peu, laissant place à la forme d’un droïde bipède. Il remua et tomba en avant dans un cliquetis de métal.

— Ah, Maître. Encore un excellent duel.

Les paroles du droïde étaient étouffées jusqu’à ce que le jeune homme qui l’avait « tué » ne le fasse rouler sur le dos.

— Tu m’as pris par surprise, PROXY, dit l’homme sur un ton affectueux, qui démentait la férocité dont il venait de faire preuve dans le combat. Je n’avais pas affronté ce programme de combat depuis des années. Je pensais que tu l’avais effacé.

Le droïde essaya péniblement de se lever mais réussit juste à perdre l’équilibre et faillit tomber de nouveau. Son propriétaire le rattrapa à temps et l’aida à se remettre sur pied.

— Doucement, PROXY. Tu ne fonctionnes plus correctement.

— C’est ma faute, Maître, dit le droïde avec un soupir électronique, contemplant le trou fumant dans sa poitrine. J’espérais que l’utilisation d’un module de formation plus ancien vous déconcerterait et me permettrait enfin de vous tuer. Je suis désolé de vous avoir encore déçu.

Le visage du jeune homme afficha un sourire sincère.

— Je suis certain que tu essaieras encore.

— Bien sûr, Maître. Je suis programmé comme cela.

Le droïde et son Maître se mirent en marche à travers le labyrinthe de débris qui jonchaient le hangar. Juno se rappela sa présence à temps. Avant qu’ils ne puissent l’apercevoir, elle s’abaissa pour échapper aux regards et se dépêcha de retourner au vaisseau. Leurs voix se faisaient plus fortes à mesure qu’ils approchaient. Elle remit à toute vitesse le pistolet dans son holster et attrapa le fer à souder.

— Bon, tu ne me tendras plus d’embuscade tant que ton stabilisateur central ne sera pas remplacé – et cela pourrait prendre des semaines, si loin du Noyau…

Elle ne leva pas la tête pendant que le drôle de tandem contournait la cryo-cuve, derrière laquelle elle s’était accroupie juste quelques secondes plus tôt, mais elle sentit que le jeune homme la regardait et elle comprit à son silence soudain qu’il l’examinait avec attention. Elle garda la tête baissée, dissimulant une rougeur d’embarras… mêlé d’un peu de crainte. Elle ignorait ce que cet inconnu pourrait lui faire, s’il découvrait qu’elle l’avait espionné.

Un faible bruit de pas lui fit comprendre que le droïde et le jeune homme s’étaient éloignés. Elle se concentra pour saisir les chuchotements qu’ils s’échangeaient.

— PROXY, qui est-ce ?

— Ah oui ! Votre nouveau pilote est enfin arrivé. Maître.

— Mais qui est-elle ?

— Je consulte les Archives Impériales…

Il y eut un moment de silence au cours duquel Juno tenta de se dissuader d’être si curieuse. Cela ne pouvait lui attirer que des ennuis. Mais sa propre voix se mit à résonner dans le hangar et son sang ne fit qu’un tour.

— Capitaine Juno Eclipse, fit l’holodroïde avec le ton sec de Juno. Née sur Corulag, elle devint la plus jeune étudiante jamais acceptée à l’Académie Impériale. Pilote de combat, elle a été décorée, avec plus de cent missions de combat à son actif, elle a commandé les troupes lors de l’attaque de Callos. Dark Vador l’a lui-même placée à la tête de son escadron Black Eight, mais elle a ensuite été affectée à un nouveau projet top-secret.

Furibonde, elle contourna la cryo-cuve et tomba nez à nez avec une étrange vision d’elle-même, un double parfait, soutenu par l’homme qui, elle le réalisait à présent, était l’agent de Dark Vador, celui qu’on surnommait Starkiller. Face à pareil affront, doublé d’une intrusion dans sa vie privée, son visage était brûlant.

— Y a-t-il aussi un profil psychologique là-dedans ? demanda-t-elle.

Le jeune homme et le droïde la regardèrent. Avec un air gêné à peine dissimulé, Starkiller lâcha le droïde et s’éloigna. Le droïde, PROXY, chancela sur ses pieds puis prit la pose dans une parfaite imitation de Juno – depuis les cheveux blonds à la coupe nette, l’uniforme réglementaire et l’insigne tricolore, jusqu’à une trace de graisse qui se formait peu à peu sur sa joue, tandis que le droïde mettait à jour ses fichiers d’images.

— En fait, oui, lui répondit la machine, mais l’accès est interdit.

Il ajouta ensuite en aparté, à l’attention de Starkiller :

— Maître, ce dont je suis sûr, c’est qu’il sera impossible de la reprogrammer.

Juno réprima l’envie de prendre son fer à souder pour imprimer un nouveau trou dans la poitrine perforée du droïde. Se retrouver face à elle-même était pour le moins déconcertant et elle n’y était pas du tout préparée.

Le jeune homme fit un geste. Le droïde laissa tomber la simulation et reprit sa simple forme de droïde.

— Tu sais pourquoi tu es ici ? lui demanda Starkiller.

Elle recouvra son calme, baissa le fer et inspira profondément.

— Le Seigneur Vador m’a confié une mission, dit-elle. Je dois maintenir votre vaisseau en état et vous conduire là où vos missions l’exigent.

Starkiller n’avait l’air ni content ni mécontent.

— PROXY, ordonna-t-il au droïde, prépare le Rogue Shadow pour le décollage.

La machine endommagée s’éloigna en titubant pour exécuter sa mission, tandis que Juno et son maître suivaient d’un pas plus modéré.

— Le Seigneur Vador t’a dit qu’il avait tué notre dernier pilote ?

Juno l’observa d’aussi près qu’il l’observait lui-même, de toute évidence. Il portait un uniforme de combat noir usé qui avait l’air d’avoir été reprisé plusieurs fois. Ses bras et ses mains étaient couverts de cicatrices.

— Non. Mais je suppose qu’il ou elle avait donné à Dark Vador une bonne raison de le faire.

Elle fit une pause puis ajouta :

— Ce ne sera pas mon cas.

— On verra. J’en ai assez de former de nouveaux pilotes.

Ses yeux glissèrent plus loin, vers l’endroit où elle avait travaillé sur le Rogue Shadow. Il fronça les sourcils en voyant les nouveaux panneaux qu’elle avait soudés.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’as-tu fait à mon vaisseau ?

Soudain mal à l’aise, Juno essuya les traînées sur ses joues.

— J’ai pris la liberté d’améliorer la batterie de senseurs du Rogue Shadow. Maintenant, vous pourrez espionner n’importe quel vaisseau suspect dans un système stellaire donné.

Elle attendit un signe d’approbation mais il se contenta de hocher la tête.

Sa fierté piquée au vif, elle ajouta :

— Je suppose que ça fait partie de votre mission. Vous devez être un des espions de Dark Vador : votre vaisseau possède un scanner longue portée incroyable et un champ de dissimulation.

— Tu ne dois rien savoir de ma mission, à part ma destination.

— Et quelle est notre destination ?

— Nar Shaddaa. Tu peux t’en charger ?

— Bien sûr.

Elle se mordit les lèvres pour retenir une réplique cinglante et le frôla en passant sur la rampe qui menait au vaisseau.

Dans le cockpit, elle trouva le droïde qui tâtonnait maladroitement aux commandes.

— Laisse ça, dit-elle sèchement. Je vais m’en occuper.

— Bien, capitaine Eclipse.

Le droïde recula, en émettant une série de craquements et d’étincelles qui jaillirent de son ventre endommagé. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle se rappela l’étrange remarque qu’il avait faite à son Maître – il avait parlé de lui tendre une embuscade et de le tuer elle se demanda si elle n’aurait pas dû se montrer plus polie.