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Larin était au-delà de la surprise. Après avoir échappé au déluge de feu tiré du Paramount et avoir chevauché la station orbitale jusqu’à l’équateur, ce fut seulement avec une vague inquiétude qu’elle sentit la structure sous ses pieds commencer à chuter.
Jopp était tout aussi dérouté.
— Je croyais que cet engin allait filer dans l’espace, et voilà qu’il s’apprête à se poser, dit-il. J’aimerais bien que les hex se décident.
La structure fit une embardée, et ils s’agrippèrent mutuellement pour ne pas perdre l’équilibre.
— Ça ne ressemble pas à un atterrissage, remarqua-t-elle. Autre chose…
Elle ne termina pas sa pensée. Tous les hex de la structure choisirent cet instant pour se désolidariser de leurs voisins, et toute la station s’effondra vers le sol. Elle se retrouva soudain au sommet d’une vague d’hex individuels, et non plus une structure solide. C’était un peu comme du surf, mais sans planche, et avec en bout de course une mer de lave au lieu d’une plage.
— Accrochez-vous ! cria-t-elle.
Jopp lui tint le bras aussi longtemps qu’il le put, puis le mouvement général les sépara. Larin s’accroupit et saisit le rebord supérieur d’un hex avec toute la puissance de sa prothèse en espérant réussir à rester sur la vague sans tomber ou être écrasée. Le droïde ne réagit pas. De fait, il parut totalement passif. Elle s’en étonna, mais ne s’en plaignit pas. Une surprise de plus.
Le torrent d’hex était assez important pour remplir le cratère qui était tout ce qui restait du centre de coordination. Elle tressaillit quand la masse de liquide rougeâtre bondit à sa rencontre, mais ce n’était pas de la lave. Le fluide sanglant monta jusqu’à ses genoux, mais pas plus haut. Elle lâcha le droïde et se rendit compte qu’elle pouvait se tenir debout.
Avec l’impression de marcher dans un rêve, elle passa d’un hex au suivant en se dirigeant vers la paroi du cratère la plus proche. Il n’y avait pas trace de Jopp, mais elle aperçut une silhouette qui observait sa progression depuis le bord du lac et lui adressait des signes d’encouragement. À mesure qu’elle avançait, elle reconnut peu à peu la forme noire et menaçante de Dark Chratis. Mais ce n’était pas lui qui faisait des signes. C’était la silhouette grande et mince à côté de lui.
Son cœur s’arrêta un instant. Shigar.
Elle força l’allure. Rêve ou pas, elle allait profiter de ce fait nouveau tant qu’il durerait.
Shigar surveilla l’avancée de la silhouette coiffée d’un casque vert sur la masse grouillante des hex qui recouvrait le lac. Il ne pouvait avoir la certitude que c’était elle, et il se répétait qu’il ne devait pas nourrir un espoir aussi fou, mais au fond de lui il savait. Il y avait quelque chose dans sa façon de se déplacer, dans la légère raideur de la main gauche, quand elle lui répondit.
Dark Chratis s’éloigna à grandes enjambées. Il tentait toujours de joindre le Paramount avec son comlink. Jusqu’à maintenant, il n’avait obtenu aucune réponse de la flotte, même depuis que les communications avaient commencé à s’améliorer.
Shigar descendit à pas prudents le dénivelé bordant le cratère vers l’arrivante. Il tendit la main et aperçut enfin le visage derrière la visière. C’était bien Larin, et elle rayonnait. D’une traction puissante, il la fit venir sur le rivage.
Elle releva sa visière, puis il l’imita.
— Curieux de vous rencontrer ici, dit-elle.
— Vous pleurez ?
— Quoi ? Oh, non. J’ai des allergies. Et puis, quelle importance ? La journée a été longue.
Il la serra contre lui.
— Ce n’est rien de le dire.
Elle l’étreignit elle aussi, mais brièvement. Ils s’écartèrent l’un de l’autre.
— Que se passe-t-il avec les hex ? demanda-t-elle.
— Aucune idée, avoua-t-il. Cette chose dans le lac s’est désintégrée alors que la station orbitale arrivait. Avant que ça se produise, je ne m’étais même pas rendu compte qu’elle était constituée de droïdes imbriqués. Ils semblaient déroutés. Et maintenant ils ne bougent plus du tout.
Il avait parlé trop vite. Le centre du lac se mit à bouillonner et se gonfler. Des hex se tordirent quand les bords de quelque chose de large et de gris émergèrent des profondeurs. Shigar passa le bras gauche autour des épaules de Larin, prêt à la protéger avec un bouclier si le phénomène se révélait être une nouvelle forme d’attaque, mais elle se dégagea.
— C’est un vaisseau, dit-elle, et elle rejoignit en hâte le bord du lac. Regardez !
Il plissa les yeux. L’objet ressemblait effectivement à un appareil stellaire. Un vieux modèle impérial, peut-être.
Le vaisseau roula sur lui-même et présenta un large flanc au ciel. Une écoutille s’ouvrit et deux personnes en sortirent. Un son étrange parcourut la surface du lac, comme le cliquetis de membres métalliques s’agitant dans un fluide épais. Les hex se réveillaient et formaient une nouvelle sorte d’agglomérat.
Ils constituaient un pont reliant le vaisseau au rivage, orienté directement vers Dark Chratis. Le Sith leva les yeux et vit les deux silhouettes qui avançaient vers lui.
Shigar et Larin se hâtèrent de le rejoindre. Une poignée d’autres personnes disséminées autour du cratère firent de même. Shigar accéléra l’allure quand il reconnut Maître Satele dans les deux silhouettes sorties du vaisseau. Il sentit l’optimisme renaître en lui. D’abord Larin, et maintenant le Grand Maître. Ils avaient peut-être évité le désastre, après tout !
À côté de Maître Satele venait l’apprentie Sith, Eldon Ax. Elle avait ôté son casque, révélant sa crinière rousse et des yeux soulignés de cernes prononcés. Shigar se trouva assez près pour entendre ce qu’elle dit en arrivant face à son Maître.
— Je me libère de votre service, Dark Chratis.
— Ridicule, répliqua-t-il en dardant sur elle un regard de fureur mêlée d’étonnement. Tu es mon apprentie, et tu le resteras jusqu’à ce que je t’estime digne d’être appelée Sith.
— Vous allez me libérer, dit-elle en s’arrêtant à deux pas de lui, ou vous souffrirez des conséquences de votre entêtement.
Il éclata de rire.
— Et à quelles conséquences peux-tu bien faire allusion ? Ne me dis pas que cette Jedi pathétique t’a retournée ! Je vous tuerai toutes les deux avant que vous fassiez un pas vers moi.
Il brandit son sabre laser et prit une posture de combat.
Maître Satele activa son arme en réponse, et Shigar regretta d’avoir perdu la sienne.
Mais Eldon Ax ne bougea pas.
— Je n’ai pas été retournée, déclara-t-elle. J’ai simplement compris de quelle manière on s’est servi de moi. Ma colère était constamment dirigée vers l’extérieur, contre ma mère ou Dao Stryver, ou vers l’intérieur, contre moi-même. Or la personne à qui j’aurais dû en vouloir le plus se tenait juste à côté de moi. Mon professeur. Mon Maître. Vous.
Le sourire de Dark Chratis donnait à son visage des allures de tête de squelette.
— La colère mène à la haine, dit-il. Et la haine mène au pouvoir. Vois-tu à quel point je t’ai bien formée ?
Un son croissant derrière elle attira l’attention du Seigneur Sith. Les hex s’élevaient en une vague énorme hors du lac. Dégouttant du fluide semblable à du sang, ils se dirigèrent en masse vers l’endroit où se tenait le petit groupe. Larin saisit le bras de Shigar et l’écarta. Maître Satele les rejoignit. Seuls Ax et son Maître faisaient face à l’effrayante marée.
Un éclair jaillit. Le sabre laser de Dark Chratis frappa et tailla. Mais ils étaient trop nombreux pour qu’un seul homme – fût-il un Seigneur Sith – puisse les repousser. Ax ne fit rien quand les droïdes les submergèrent tous deux.
— Que se passe-t-il ? demanda Larin.
— Je pense que notre jeune amie a découvert qui elle veut réellement être, répondit Maître Satele en haussant un peu le ton pour couvrir le crépitement produit pas les mouvements des hex.
— C’est-à-dire ? dit Shigar.
Dans une plainte aiguë, une navette descendit du ciel et se prépara à se poser. Maître Satele remarqua l’insigne de la République juste au moment où un deuxième engin, impérial celui-là, atterrissait de l’autre côté du mouvement de tenaille qu’effectuaient les hex sortis du lac.
Un officier de la République descendit de son appareil et vint au pas de course vers Larin, qu’il salua. Sans quitter des yeux l’essaim de droïdes qui entourait Ax et Dark Chratis, l’Adarien parla d’une voix heurtée :
— Nous avons relevé des bribes d’une transmission impériale demandant une évacuation d’urgence, et nous avons suivi le signal jusqu’à sa source. Tout le monde est sain et sauf ?
— Pour le moment, dit Maître Satele en l’emmenant à l’écart. Quelle est la situation en orbite ?
— Difficile à résumer. Nos communications se sont détraquées pendant un moment, et maintenant toutes nos banques de données ont été effacées.
— Par qui ?
— Je l’ignore. Le capitaine Pipalidi vous fera un compte rendu, ainsi qu’au directeur des opérations Vii, quand je vous aurai ramenés en orbite.
— Ula s’en est sorti, lui aussi ? demanda Larin.
— Il est à bord de notre navette en ce moment même, répondit l’officier. Nous l’avons découvert dans une capsule de survie qui dérivait, et il hurlait pour qu’on lui porte secours. Nous l’avons récupéré. Il n’a pas voulu nous expliquer comment il s’est retrouvé dans cette situation, mais il est en bonne forme, je peux vous l’assurer.
— Très bien, dit la jeune femme ? Heureuse d’apprendre qu’il n’a rien.
Shigar jeta un regard en biais à la navette. Était-ce le visage de l’émissaire qu’il apercevait en train de les observer ? Impossible à dire.
— Pour les hex, reprit l’officier en regardant par-dessus son épaule. Je veux dire… c’est fini ?
— Je ne le pense pas, répondit Maître Satele. Pas vraiment, non.
Ula contemplait la scène depuis la navette. Rien ne l’empêchait de quitter son siège. Il n’était pas sous surveillance et on ne le soupçonnait même pas. Il aurait pu sortir s’il l’avait voulu et se livrer aux hex si cela lui avait chanté.
Mais la trahison de Jet était toujours très vive dans son esprit, et c’est pourquoi il préféra rester à bord.
Tout avait commencé à mal se passer quand la station orbitale s’était effondrée. Après avoir vu les missiles du Paramount être déviés, Jet avait envisagé de précipiter le croiseur lui-même sur les hex afin de ruiner les plans des droïdes. Ula s’était élevé avec véhémence contre cette solution parce qu’il refusait de sacrifier un aussi grand nombre de vies.
— Un millier contre des milliards, avait fait valoir le contrebandier. Ce n’est pas d’un bon rapport ?
— Nous ne savons même pas si la manœuvre réussirait ! Et si elle échoue, nous serons dans une situation encore pire que celle qui est la nôtre actuellement.
— Si c’est la destruction d’un vaisseau impérial qui vous inquiète…
— Vous pensez vraiment que je laisserais ce genre de considération m’influencer au point de ne pas faire ce qu’il faut ?
C’est seulement en prononçant ces mots qu’il s’en était rendu compte. Il les pensait.
La question était devenue totalement obsolète dès que la station orbitale s’était abîmée au sol.
— On dirait bien que quelqu’un a trouvé le moyen d’arriver au résultat que nous n’avons pas pu obtenir, commenta Jet. Dans ce cas, on n’a plus besoin de nous. Allez, on quitte son siège, directeur des opérations Vii. C’est ici que nos chemins se séparent.
Cette déclaration avait pris Ula complètement au dépourvu.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Je reste avec vous.
— Oh non.
Le contrebandier avait exhibé un blaster et l’en avait menacé pendant que Clunker le traînait hors du cockpit. Le droïde possédait une force trop grande pour qu’il puisse seulement songer à résister.
— Nous avons des affaires à conclure ailleurs.
Ula s’était accroché au rebord du sas.
— Attendez ! Emmenez-moi avec vous, je vous en prie !
Jet avait secoué la tête négativement, mais non sans ce qui ressemblait à un peu de compassion.
— Il faut que vous trouviez votre propre place, l’ami, et je ne pense pas qu’elle soit auprès de moi. Dites adieu à cette jolie dame… et arrêtez de tricher si vous voulez avoir une chance avec elle un jour.
Le sas s’était refermé dans un chuintement définitif, et le système de mise à feu de la capsule s’était déclenché aussitôt, le propulsant dans l’espace. Si cette navette n’avait pas croisé sa route, il aurait pu finir sur la planète proche – ou même dans le trou noir –, mais Ula ne pensait pas que Jet avait laissé ces choses au hasard.
À présent, il était assez proche de Larin pour lui adresser un signe de la main, et il ne savait pas quoi faire.
La masse des hex qui avait dissimulé Dark Chratis à la vue se retira dans le lac, ne laissant que la jeune Sith derrière elle. Ax se tourna vers le lac, leva les bras et s’adressa aux droïdes. Ils répondirent par la formation immédiate de nouveaux agglomérats. Ils tournaient leur esprit collectif vers de nouvelles tâches. Certains redescendirent dans le lac. D’autres s’agglutinèrent à différents endroits de la paroi du cratère pour combiner leurs tirs en des faisceaux laser puissants. Les vibrations l’atteignirent à travers les cloisons et le plancher de la navette. Il vit Larin et les autres se dandiner curieusement, comme si le sol tremblait aussi sous leurs pieds, ce qui était certainement le cas.
Maître Satele s’approcha de la jeune Sith. Elles échangèrent quelques mots, puis se séparèrent. Le Grand Maître retourna auprès de Larin, Shigar et l’officier qui s’était précipité à leur rencontre. Ensemble, ils se hâtèrent de regagner la navette.
— Rappelez tous les autres, dit-elle alors qu’ils gravissaient la rampe et entraient dans le principal compartiment passagers. S’ils ne peuvent pas arriver ici à temps, envoyez une autre navette.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Ula. Dehors ?
Maître Satele les avait déjà abandonnés pour se rendre dans le cockpit. Les engins se mirent à gémir sourdement.
— Je ne sais pas, lui dit Larin avec un sourire.
Shigar le salua d’un simple hochement de tête, qu’Ula lui rendit. Le Padawan apparaissait tout aussi harassé que Larin et Maître Satele. Les combats au sol avaient manifestement été aussi rudes que ceux dans les airs.
La poussée des répulseurs de la navette plaqua Ula au fond de son siège. Il jeta un dernier coup d’œil par la fenêtre et vit les parois du cratère qui s’écroulaient autour du lac. La lave brûlante venue de la mer en fusion se déversa à l’intérieur, calcinant et détruisant tout sur son passage. Des nuages de fumée s’élevèrent en volutes épaisses qui très vite cachèrent la jeune Sith à la vue.
— Tu vas les détruire, dit Maître Satele.
Ax ne répondit pas. Sans être une question, la phrase exigeait une réponse, et elle prenait soin de la garder pour elle. Les hex se déversaient sur le vaisseau pour le réduire en pièces. Quand ils en auraient fini, ils s’introduiraient dans les puits géothermiques et continueraient de creuser jusqu’à ce que la lave jaillisse des profondeurs. Ce que cette mer brûlante ne détruirait pas, la chaleur du noyau le ferait fondre et le transformerait en scories.
— Et pour Lema Xandret ? demanda Maître Satele. Il ne reste pas beaucoup de ce liquide amniotique, mais il pourrait être sauvé.
— Vous pensez qu’il devrait l’être ? répliqua Ax.
Elle pensait à la vie de son clone dans ce réservoir. Coupé de la Force, si totalement isolé de l’extérieur et du reste de l’univers, il avait même ignoré jusqu’à l’existence de l’Empire. Cinzia aurait pu stopper les hex à tout moment, mais elle ne l’avait pas fait. La fille ressuscitée de Lema Xandret et cette dernière, transformée en un horrible écho de mère, étaient bien plus responsables de tous ces ravages que les droïdes.
Tout était une question de maîtrise, de contrôle, elle s’en rendait compte à présent. Xandret avait tenté de contrôler la Cinzia clonée, et elle avait perdu le contrôle des hex. Dark Chratis avait voulu contrôler Ax, mais elle s’était retournée contre lui. La colère seule ne suffisait pas.
Elle entendait toujours les cris de sa mère.
— Il ne m’appartient pas de décider si tu devrais la sauver ou pas, disait Maître Satele, mais tu as fait une promesse à Cinzia.
Ax avait fait bien des promesses. À elle-même, à Dark Chratis, au Conseil Noir, et finalement à l’Empereur en personne.
Mais tout cela avait eu lieu avant. Avant qu’elle comprenne qu’elle avait le choix.
N’attendez aucune pitié de ma part, Maître, le jour où nos positions seront inversées.
— J’ai menti, dit-elle.
Le Grand Maître eut un simple hochement de tête. Ax ne savait pas si elle comprenait. Qu’elle fasse silence lui suffisait.
La Sith se leva et observa les hex à l’œuvre pendant que les autres fuyaient. L’odeur du sang brûlé était douce à ses narines. Les cendres qui retombaient doucement sur elle étaient douces et tièdes comme des plumes. Peu à peu, la voix s’estompa dans son esprit. Elle inspira profondément. Elle se sentait en paix. Seuls les bêlements incessants du pilote de la navette venaient perturber sa sérénité.
Elle resta aussi longtemps qu’il lui fut possible. Quand le sol menaça de se dissoudre sous elle et que le ciel s’illumina d’étoiles filantes – des hex en orbite qui tombaient vers leur fin –, elle se détourna et quitta le foyer que sa mère avait créé, pour toujours.