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Shigar se débarrassa du harnais de son rétropropulseur et contempla d’un regard horrifié l’étendue d’un rouge éclatant du lac bouillonnant où aurait dû se trouver son point d’atterrissage. Il avait observé la descente précipitée vers l’équateur du transport, tandis qu’il suivait dans son sillage. Sa chute avait créé une onde de choc à travers tout le labyrinthe, lequel avait paru ondoyer avant de disparaître dans le liquide sous lui. Tous ceux qui étaient présents au sommet du labyrinthe avaient été engloutis. Seuls les derniers arrivés se tenaient encore sur le bord du cratère et contemplaient le désastre qui signait la mort de tous leurs espoirs.
Maître Satele s’était trouvée dans le labyrinthe, quelque part, avec Eldon Ax. Shigar avait bien tenté de joindre son Maître par le système com et grâce à la Force, mais il n’avait obtenu aucune réponse. Il n’apercevait que des hex, qui nageaient dans les flots rouges incandescents, apparemment sans connaître aucun dommage. Trois batteries épargnées tiraient sur tous ceux qui se trouvaient à portée, mais sans beaucoup de réussite.
Dark Chratis avait plongé avec lui et il s’était posé non loin.
— Non seulement je vais devoir chercher un nouvel apprenti, dit le Seigneur Sith qui tenait son sabre laser rouge comme la hampe d’un drapeau, mais il semble aussi que tu aies besoin d’un nouveau Maître.
Shigar avait là une cible parfaite pour son chagrin et la colère.
— Tout ça est votre faute, dit-il en se détournant de ce spectacle de désolation pour affronter l’ancien ennemi de l’Ordre Jedi.
— Pas la mienne, mon garçon.
— Celle de l’Empereur, alors, avec tous ses rêves de meurtres et de domination, lui qui se fraie un chemin à travers la galaxie en massacrant.
— Je ne vois pas l’Empereur ici. Et toi ?
— Vous vous moquez de moi.
— Parce que tu le mérites, mon garçon. Tu es naïf et protégé à cause des absurdités dont tes Maîtres t’ont nourri.
Le vrai visage de l’univers t’effraie et tu retombes dans ces absurdités pour expliquer ta peur. Seul un enfant ferme les yeux quand il est apeuré. Regarde donc autour de toi et grandis.
Shigar sentit les poils de sa nuque se hérisser, alors même qu’il le savait, c’était la réaction que Dark Chratis espérait provoquer chez lui.
— Vous ne pouvez nier que les Sith ont enlevé Cinzia Xandret à sa mère et que c’est ce qui nous a menés ici.
— Lema Xandret était une scientifique d’exception, et folle. C’est elle qui est coupable, Shigar. Ou Stryver, pour ne pas avoir laissé les choses en l’état. Ou toi.
— Moi ? Et qu’ai-je fait ?
— C’est toi qui as soumis toute cette histoire à l’attention de ton Maître.
— Reculez.
Shigar activa la lame de son sabre laser. Dark Chratis se rapprochait beaucoup trop. Le rouge de sa lame répondait à celui de la lave et du ciel embrasé au-dessus d’eux. Shigar avait l’impression que l’univers entier était noyé dans le sang.
Le Seigneur Noir s’arrêta à cinq pas de lui, et un sourire de mépris amusé joua sur son visage de momie.
— Accuse l’Empire de tous tes problèmes, s’il le faut, dit-il. Accuse l’Empire dans son intégralité. Si tu en avais l’occasion, expliquerais-tu à tous ses membres comment ils se sont autant fourvoyés ? T’adresserais-tu aux Sith et aux Ministres, aux simples soldats, aux espions ? Je crains qu’ils ne t’écoutent pas, pas même ceux que tu peux croire de ton côté : les opprimés, les déchus, les dissidents. Ils sont moins nombreux que tu l’imagines, vois-tu. Et pour tous les autres, tu es l’ennemi. Toi et tes Jedi, ainsi que votre Sénat. Us maudissent votre nom comme tu maudis le nôtre, à cause des êtres chers qui ont péri de vos mains, des biens volés par vos corsaires, des nombreuses épreuves qu’ils ont subies. Vous ne les gagnerez jamais à votre camp par vos belles paroles, vos absurdités, et au final vous serez obligés de les tuer tous. Qu’en dis-tu, Padawan ? Te vois-tu devenir le plus grand boucher de l’histoire de la galaxie ? Si ce n’est pas le cas, peut-être devrais-tu y réfléchir, parce que c’est le chemin que tu suis actuellement. Toi et l’Empereur… Vous n’êtes pas différents. Pas différents du tout.
— Vous mentez…
Shigar avait reculé, quoique Dark Chratis n’ait fait aucun mouvement. Le poids de ses paroles était une menace suffisante.
— Cette litanie creuse ne te protégera pas maintenant, mon garçon. Elle ne te protégera pas de toi-même.
— Nous vous combattons parce que vous êtes le Mal. Parce que vous êtes les esclaves du Côté Obscur.
— Tous ces milliards d’individus ? Si seulement les Sith étaient aussi nombreux…
— Vous les avez séduits, trompés, vous avez faussé leurs pensées. Ils vous obéissent parce qu’ils ont peur de vous.
— La République est si différente ?
— Nous avons des lois, des protections contre les abus de pouvoir…
— Nous avons des lois, nous aussi, quelque peu différentes des vôtres, il est vrai, et l’Empereur est notre protecteur ultime. Il ne peut y avoir aucune erreur judiciaire sous sa férule, car sa parole est la loi. Où est ta précieuse justice sur Coruscant ? Comment la République a-t-elle tiré avantage des tâtonnements ineptes de vos chefs ?
Quelque chose s’épanouit comme une fleur dans l’esprit de Shigar, quelque chose qui se renforçait et se densifiait dans ces heures sombres. Il avait l’impression que des années d’histoire se condensaient en cet instant : la réapparition de l’Empire et des Mandaloriens ; le sac de Coruscant et le fragile traité qui l’avait restauré pour en faire une République gravement diminuée ; l’Annexion de Kiffu et la soumission de ses habitants.
Tout se réduisait à lui et Dark Chratis.
— Vous êtes la source de tous les malheurs qui ont frappé la galaxie, dit-il. C’est pourquoi nous vous combattons. La guerre est inévitable, exactement comme les gens le disent. Il ne peut y avoir de paix durable.
— Tu nous ressembles plus que tu ne veux bien le reconnaître, rétorqua le Seigneur Sith d’un ton venimeux. Je t’offre la vie sauve, mon garçon. Rejoins-moi et deviens mon apprenti, je t’ouvrirai enfin les yeux sur la réalité des choses. Il ne peut y avoir de paix, parce que la paix est un mensonge. La force ne vient que du conflit, et pour qu’il y ait conflit, il doit exister un ennemi. C’est là la vérité qui se cache derrière les enseignements de tes Maîtres. Admets-la, fais-la tienne, et tu comprendras pourquoi tu ne pourras jamais les servir.
Shigar raffermit la prise de ses deux mains sur son sabre laser.
Les yeux profondément enfoncés de Dark Chratis brillèrent. La pointe de son arme ne bougea pas d’un millimètre.
Le Jedi la surveillait de près et guettait le premier coup.
Le Seigneur Sith éclata de rire.
— Tu penses que j’ai l’intention de te tuer maintenant, mon garçon ? Tu l’as oublié : nous avons conclu une trêve.
À moins que toi, tu aies l’intention de m’attaquer, et que je me retrouve dans l’obligation de me défendre…
— Je devrais le faire. Toute alliance avec les Sith est condamnée de par sa nature même. Maître Satele Shan n’aurait jamais dû l’accepter.
— C’était sa suggestion, ne l’oublie pas. Et vois-tu comment elle t’a piégé ? Obéis-moi, et la trêve demeurera valide. Attaque-moi, et la trêve est rompue. (Le Sith rit encore brièvement.) Quel sera ton choix ?
Shigar était très près de passer à l’action. Il en ressentait le besoin qui incendiait chacun de ses muscles, chacun de ses nerfs. La Force était là, prête. Elle emplissait ses veines telle une lave brûlante.
Il pensa à Larin lui disant qu’il réfléchissait trop.
Son sabre laser jaillit en avant comme s’il était animé d’une volonté propre, dans un bourdonnement presque ravi. Leurs lames s’entrechoquèrent une, deux, trois fois, et le Sith recula d’un pas.
— Oui, excellent…
Shigar ne le laissa pas parler, puis il accentua la pression avec une autre série de coups en restant léger sur ses pieds pour parer les ripostes inévitables. Il sentait par chaque respiration, chaque pore de sa peau ce qu’il devait faire. Ils évoluèrent ainsi au bord du cratère, à la vue des survivants des forces d’attaque. Aucun signal ne fut lancé, aucun ordre d’abandonner l’alliance. Les communications étaient coupées, et c’est pourquoi l’assaut commun sur Sebaddon se poursuivit.
Dark Chratis répliqua par un enchaînement de frappes vicieuses et téméraires qui firent perdre à Shigar le terrain conquis, et plus encore. Il se défendit avec son arme uniquement, car il savait qu’il perdrait si ce duel versait dans l’utilisation débridée de la télékinésie et des autres pouvoirs de la Force. C’était pourtant inévitable. Son seul espoir était une erreur prématurée de son adversaire, ce qui pourrait lui donner un avantage décisif. Mais même dans cette éventualité, la victoire serait difficile. Les Sith ne mouraient pas facilement.
Les Jedi non plus, se dit-il, alors même que la sueur coulait dans ses yeux.
Il se débarrassa de son casque qu’il lança au loin. Autant combattre sans entrave.
— Tu commences à fatiguer, commenta le Seigneur Sith. Ta détermination vacille. Je le sens. Tu sais que jamais tu n’auras le dessus sur moi de cette façon. Ton seul espoir est de puiser dans ton cœur cette colère qui l’habite, comme nous le savons tous deux.
— La colère ne sera jamais mon maître.
— Pense au Grand Maître. Pense à ta planète natale et à tous ceux qui ont péri là-bas. Dis-toi que c’est moi qui les ai massacrés, et cherche la force que cette idée te donnera.
— Vous n’avez rien à voir avec Kiffu.
— Ah, vraiment ?
Shigar continuait de combattre et rendait coup pour coup. La lame rouge coupa trois centimètres de sa natte. Il marqua d’une entaille brûlante la joue du Sith.
— Tu ne peux pas combattre sans le Côté Obscur.
Shigar fit taire ses pensées et ses sentiments. Il n’était plus que sa lame. Il n’était plus que la Force.
— Tu ne peux pas vaincre sans le Côté Obscur.
Dark Chratis envoya une vague d’éclairs dans l’espace qui les séparait. Shigar tenta de l’arrêter avec son arme. Le choc remonta dans la lame, la poignée, puis dans son bras droit. La douleur fut semblable à la morsure de l’acide, bien plus puissante et insidieuse que la décharge avec laquelle Eldon Ax l’avait frappé sur Hutta. Elle ne fut pas seulement douloureuse. Elle entama sa détermination, le poussa à combattre le feu par le feu, à utiliser les propres armes du Seigneur Sith contre lui, en contradiction avec tes conseils de son propre Maître. S’il ne le faisait pas, il mourrait très certainement.
Il tomba à genoux, et un cri naissant fit vibrer ses dents serrées.
Pourquoi ne t’a-t-elle pas mis en garde ? Le doute dans son esprit avait une voix à présent. Ton Maître voit dans le futur, alors pourquoi ne t’a-t-elle pas prévenu de tout ceci ?
Parce qu’il n’y avait rien qu’elle ait pu faire pour l’empêcher. Voilà pourquoi. Ses enseignements sont plus faibles que ceux des Sith, et elle le sait. Comme elle sait que les Jedi perdront cette guerre inévitable qui se profilé à l’horizon. Elle sait que l’Empereur sera vainqueur. En te cachant ce secret, elle a signé ton arrêt de mort.
Elle t’a menti, exactement comme le Haut Conseil t’a menti. Ils n’ont que faire de la justice. Ils sont corrompus, et faibles.
Il te suffit de leur tourner le dos, et tu vivras.
L’éclair de Dark Chratis traversa le corps de Shigar et redescendit dans sa main gauche. Là, il se concentra en une boule d’un éclat aveuglant, qui n’attendait que d’être lâchée,
Frappe-moi, dit la voix, et relève-toi plus fort que jamais.
— Meurs, dit Shigar d’une voix qui ne semblait pas être la sienne. Meurs !
Il leva la main, mais Dark Chratis ne le regardait même pas. Son attention avait été happée par l’ombre qui venait de tomber sur eux. La chose qui la portait était énorme, comme un point de la taille d’une cité qui s’élevait lentement du lac. La lave s’en écoulait comme de l’eau.
Le choc fut si intense que l’éclair du Sith concentré dans la main de Shigar se dissipa. Il en fut de même du reste, et même de la douleur. Le Padawan comprit alors, avec une clarté aveuglante, qu’il avait été la source de tout ce phénomène depuis que l’éclair de Dark Chratis l’avait frappé. La voix qui murmurait dans son esprit – et les doutes qu’elle exprimait – n’avait été que la sienne.
Son sabre laser gisait en plusieurs morceaux noirci devant lui. Sa combinaison empestait la fumée.
Il se remit debout. La chose surgie du lac planait au-dessus d’eux. Elle ne s’élevait plus. Elle occupait simplement le ciel. Le son qu’elle produisait était profond et puissant, pareil au chant d’un grand cétacé hantant les profondeurs d’un océan. Et ce son était comme un appel à comparaître lancé dans le langage des mondes.
Un petit point argenté se déplaçait dans le ciel : l’appareil de reconnaissance de Stryver. Au-delà, on apercevait la constellation brillante des deux flottes. Des éclairs de lumière dansaient parmi les vaisseaux, indiquant des tirs. Shigar n’aurait pu dire s’ils visaient des hex ou s’ils cherchaient à s’entre-détruire.
Il baissa les yeux sur ses mains. Ses gants avaient complètement brûlé, mais ses doigts et ses paumes étaient indemnes.
C’est le chemin que tu dois suivre, dit Maître Satele dans son esprit. La même formule qu’elle avait utilisée sur Coruscant.
Shigar faillit sangloter de désespoir et de triomphe mêlés. Elle était vivante, mais qu’est-ce que cela changeait pour lui ? Était-il souillé par le Côté Obscur, même s’il n’avait pas physiquement frappé Dark Chratis ? Maître Satele avait-elle toujours su qu’il en arriverait là, sans jamais le mettre en garde ?
Une fois encore, il pensa à Larin qui lui disait quelle chance il avait d’être sorti de l’obscurité pour suivre une formation de Jedi et entrer dans l’Ordre. Il l’avait même crue, et il avait trouvé de la force dans la certitude que son Maître et le Haut Conseil seraient toujours là. Quoi qu’il arrive aujourd’hui, tu retourneras à la vie que tu connais.
Plus maintenant.
La galaxie est peinte en noir et blanc, se dit-il, et il ressentit la vérité de cette pensée au plus profond de son être. Mais vu d’assez loin, tout semble gris.