PROLOGUE

DANS L’ESPACE INCONNU

Le croiseur interstellaire léger donnait une impression d" insignifiance trompeuse dans le décor de la galaxie. Mais, pour un œil exercé, il ne manquait pas de qualités séduisantes : pas de marquage de l’Empire ou de la République, un blindage et un armement modestes, une passerelle à peine assez vaste pour accueillir une douzaine de personnes et pas d’escorte.

— C’est à vous de choisir, capitaine, souffla une voix gutturale dans l’oreille de Jet Nebula. Mais ne mettez pas trop longtemps à vous décider. Notre ami ici présent ne va pas rester sans bouger éternellement.

Le contrebandier qui se faisait appeler « Jet Nebula » adorait tenir en haleine son second. Il ne lui gardait pas rancune de la mutinerie en elle-même. Dès l’instant où l’Auriga Fire avait rencontré quelque chose ayant l’air de pouvoir contenir quelques biens de valeur, une tentative de prise de contrôle était devenue inévitable. Il avait engagé Shinqo en connaissance de cause et cela ne lui avait jamais fait perdre une minute de sommeil. Se coltiner ces moins que rien faisait partie du boulot.

Il n’aimait pas la violence gratuite, pourtant. Et enfoncer le canon d’un blaster dans ses côtes avait tout de l’exagération impardonnable.

— Alors ? insista Shinqo en rodien, car le capitaine faisait mine d’hésiter.

— Du calme ! feignit de protester Jet. Nous les avons interceptés il y a seulement une minute. Il est beaucoup trop tôt pour qu’ils préparent un autre saut.

— Ouais, mais ne prenez aucun risque, fit Shinqo en appuyant son conseil d’une autre pression de son blaster dans le flanc de son supérieur. Et soyez heureux qu’on ne veuille pas vous prendre le vaisseau, en plus.

Quelque chose de lourd produisit un grincement sur la droite de Jet, et une silhouette massive entra en vacillant dans son champ de vision, poussiéreuse et cabossée, avec des photorécepteurs brillants. Jet lui adressa un très léger signe de tête, et le droïde battit en retraite.

— Me forcez pas à vous le demander deux fois, dit Shinqo.

— D’accord, c’est bon, dit Jet en s’installant dans le siège du pilote et en enclenchant le réseau com. Puisque tu présentes les choses aussi simplement, voyons comment sont ces types avant de les dépouiller.

Les feux de position du croiseur stellaire clignotèrent et se réfléchirent dans l’obscurité. Ses systèmes étaient encore en phase de stabilisation au moment où l’appareil s’était brutalement arraché à l’hyperespace, mais Jet était sûr que le réseau com était redevenu opérationnel. Toutes les oreilles à bord se tendraient pour savoir ce que le cargo accroché à leur proue avait à dire.

Il recourut à des phrases courtes et simples qui l’avaient déjà bien servi par le passé :

— Tu es alpagué, ma beauté. Prépare-toi pour un abordage.

La réponse fut instantanée.

— Négatif. Nous ne reconnaissons pas votre autorité.

Celle-là, on ne la lui avait jamais faite…

— Quelle institution sensée investirait des types comme nous de la moindre parcelle d’autorité ?

— Vous êtes un corsaire. Vous travaillez pour la République.

— Ah non, ça, c’est complètement faux.

Maintenant, en tout cas, pensa Jet.

— Nous sommes d’humbles arnaqueurs, membres d’un cercle indépendant, et il se trouve que vous avez eu la malchance de croiser notre route. Rendez-vous sans faire de foin et je veillerai à ce que mon second assoiffé de sang ne vous explose pas tous à coups de blaster.

— Aucun risque. Nous sommes en mission diplomatique.

— Mandatés par qui ? Pour aller voir qui ? Si l’on m’avait donné un crédit à chaque fois qu’on m’a sorti cette blague, nous ne discuterions pas ensemble maintenant.

Il y eut un long moment de silence, puis :

— Bon, d’accord. Quel prix pour nous laisser filer ?

Du regard, Jet consulta Shinqo puisque c’était lui le maître du jeu. Les véritables employeurs du Rodien étaient les Hutts, et parfois un pot-de-vin valait autant que la part du butin qui vous restait une fois les cartels servis.

Shinqo eut un mouvement de tête négatif.

— Pas ton jour de chance, mon pote, dit Jet à son interlocuteur à l’autre bout de la ligne com. Mieux vaudrait nous donner libre accès à ces sas, et vite fait. Nous arrivons et nous ne voudrions pas abîmer la marchandise plus que nécessaire.

Le croiseur interstellaire ne répondit pas.

Pendant que Jet allumait les projecteurs secondaires, Shinqo se mit à beugler dans le circuit com interne :

— Fekk, Gelss, ça va chauffer.

Les deux Sullustéens appartenaient à la bande de traîtres qui suivaient Shinqo, et Jet n’aurait pas été fâché que ces mutins paient le prix fort pour leur appât du gain. Il avait la très nette impression que ce croiseur n’allait pas se rendre facilement. Ses lignes étaient trop racées, sa coque trop bien entretenue. Sur son flanc tribord, on pouvait lire Cinzia en lettres noires et c’était sa seule identification visible, récemment apposée. Ces détails prouvaient une certaine fierté.

Non, les propriétaires de ce vaisseau finiraient peut-être par offrir un pot-de-vin pour poursuivre leur route, mais ils ne se laisseraient pas intimider aussi aisément. Ceux qui réagissaient de la sorte étaient de moins en moins nombreux de nos jours. Avec la République et l’Empire qui se bouffaient continuellement le nez, et à qui il ne manquait qu’une déclaration en bonne et due forme pour transformer leur rivalité en une guerre ouverte, les gens se chargeaient eux-mêmes d’appliquer leurs lois. Partout, il y avait tant à perdre et si peu à gagner…

Autant pour le Traité de Coruscant. Et pour ce qui était de voir moins de sang versé, songea-t-il en pensant à Fekk et Gelss. Qu’il soit rouge ou vert, cela restait du sang. Moins il en coulait autour de lui et moins il y avait de risques que ce soit un jour le sien.

— Qu’allons-nous dire à nos anciens patrons quand nous rentrerons à vide ?

— Ce n’est pas mon problème, répondit Shinqo qui jubilait. Sur le papier, c’est toujours vous le capitaine de l’Auriga Fire. C’est votre boulot de trouver une excuse que la République voudra bien gober. Moi, je serai déjà très loin, avec les crédits.

Fidèle à son habitude, le Rodien prévoyait de tuer Jet, qu’il y ait accord avec leur proie ou abordage. Voilà qui changeait tout. Jet jeta un coup d’œil à Clunker, qui se tenait immobile à l’entrée du cockpit. Personne ne pourrait entrer ici si les choses se gâtaient. Mais, surtout, personne ne pourrait en sortir…

À peine l’Auriga Fire avait-il réduit la distance de moitié que les doutes à propos de l’autre vaisseau se trouvèrent brutalement justifiés. Des voyants rouges se mirent à clignoter un peu partout sur le tableau de bord. Une sonnerie d’alarme se déclencha. Jet observa le phénomène un instant, pour être absolument certain de ce qu’il voyait, avant d’activer tous les écrans au maximum et de forcer sur les projecteurs secondaires.

L’Auriga Fire s’inclina pour s’approcher du croiseur, et Shinqo recula en titubant à cause de la gîte soudaine. Clunker le saisit et, dans la manœuvre, lui arracha prestement son blaster. À cet instant précis, le croiseur stellaire qui aurait dû être leur butin explosa, et un geyser de lumière blanche très pure envahit les hublots, les regards et les écrans.

Jet n’avait pas fait qu’écarter leur vaisseau. Il s’était aussi couvert les yeux de la main et, à présent, il regardait prudemment entre ses doigts tous les instruments pris de folie. Il ne restait quasiment rien du Cinzia. Des chocs métalliques mitraillèrent la coque quand les débris du croiseur interstellaire la heurtèrent.

Shinqo aboyait de nouveau dans son micro. Il comprenait vite, mais pas assez…

— Qui a tiré ? Qui a donné l’ordre de tirer ?

— Personne, répondit Jet. C’est le vaisseau lui-même qui vient de se faire exploser. Et si je n’avais pas remarqué l’augmentation subite des neutrinos à la traîne des propulseurs avant qu’ils explosent, nous aurions été grillés, nous aussi.

Shinqo se tourna vers lui comme s’il avait tout manigancé.

— Je devrais vous descendre tout de suite.

— Avec quoi, l’ami ?

Du menton, Jet désigna Clunker, lequel pointait le propre blaster du Rodien sur la poitrine de celui-ci. Le capitaine savoura le désarroi qui se lisait sur le visage vert de son second.

— Si nous reprenions depuis le début, d’accord ? Maintenant, nous travaillons pour le compte des Hutts, si j’ai bien compris. Un Maître ou un autre, peu m’importe, tant que le partage est le même. Mais nous aurons tous des parts égales, hein ? Sinon, je parle à l’équipage, et les gars vont l’avoir mauvaise d’avoir raté une si belle occasion. Et ils ne seront pas contents d’apprendre que tu t’apprêtais à en escroquer certains. Et je peux dire à l’aimable Clunker ici présent, qui aurait grand besoin d’un bon bain d’huile, d’appuyer un peu plus sur la détente et de t’envoyer rejoindre les gars de l’autre vaisseau, quelle que soit la zone de l’univers où ils sont maintenant dispersés. Tu saisis ?

La résignation remplaça l’inquiétude sur la face du Rodien. Il leva les mains.

— Allons, capitaine, il y a eu un malentendu.

— Peut-être aimerais-tu clarifier les choses dans ce cas ?

— Bien sûr, bien sûr. Vous aurez votre part. Nous recevrons tous notre part. Je n’avais jamais pensé autrement.

— Et pour la République ?

— Nous nous arrangerons avec eux… Ensemble. Ce ne serait pas juste de tout vous laisser sur le dos.

— Je suis soulagé d’entendre ça.

Jet fit un petit signe à Clunker, et le droïde retourna le blaster dans sa main pour le présenter crosse en avant à son propriétaire.

— Tant que je commande ce vaisseau, comme il est écrit sur le flimsiplast de bord, dans le Parchemin barabel… j’exige un certain degré de civilité et d’accord commun. Tant que j’aurai ça, tout se passera bien entre nous.

Il fit pivoter son siège face aux instruments, certain que Clunker empêcherait toute éventuelle action hostile envers lui. Et certain aussi que le Rodien était assez malin pour reconnaître un compromis acceptable quand on lui en proposait un. Jet ne s’intéressait pas à l’identité de la personne qui le payait, tout comme les Hutts ne se souciaient pas de qui leur apportait leurs trésors tant que ces trésors leur revenaient. À la fin de la partie, tout finissait par s’arranger, au moins pour ceux qui étaient encore debout.

— Voyons donc ce qui reste de notre infortuné ami dehors…

Le champ de débris s’étendait rapidement. Les senseurs suivaient à la trace les plus gros, dont beaucoup avaient une taille équivalente ou supérieure à celle d’un corps humain. Il en fut quelque peu surpris. Généralement, l’explosion des propulseurs ne laissait que des scories et de la poussière.

— On dirait une partie de la section avant, commenta Shinqo en se penchant à côté de Jet pour désigner du doigt un point de l’écran.

— Aucun signe de vie.

— Aucun témoin, dit le Rodien avec satisfaction.

— Ça fait partie de notre boulot, répondit Jet.

En fait, il n’avait jamais tué une seule des personnes qu’il avait dépouillées tout au long de ces années de piraterie. Pas après les avoir dépouillées, en tout cas. Il avait brisé quelques cœurs, bien sûr, et défoncé quelques crânes, mais rien de plus grave.

— Je ne pense pas qu’ils l’ont fait à cause de nous.

— Pourquoi ils l’ont fait alors ?

Jet fit la moue.

— Ça, c’est la question à un milliard de crédits…

Shinqo se frotta le menton avec la main et le bout de ses doigts produisit une sorte de crissement. Maintenant que la situation entre eux avait été normalisée, il était rentré dans son rôle d’officier en second. Il avait toutes les qualités pour cela, quand l’avidité n’intervenait pas. Sans cet atout, d’ailleurs, Jet ne l’aurait jamais pris à son bord.

Le Rodien risqua une hypothèse :

— Ils avaient quelque chose à bord et ils ne voulaient surtout pas que nous mettions la main dessus ?

— Quelque chose qui à leurs yeux valait plus que leur propre vie ? objecta Jet en se tournant pour rencontrer le regard perplexe de Shinqo. Ce serait d’une grande valeur dans ce cas.

— Même si elle a été réduite en morceaux peut-être…

— Exactement ce que je me disais, approuva Jet qui lui indiqua le siège du copilote. Assieds-toi et prends le contrôle du rayon tracteur. Voyons ce que nous pouvons trouver.

L’Auriga Fire entreprit de dériver dans la zone pour ratisser les débris du vaisseau dont ils avaient coupé la route. Un sentiment diffus tenaillait Jet Nebula pendant qu’ils cherchaient. Cela ressemblait à de la culpabilité, et il se promit de ne pas y céder. Il n’avait pas tué l’équipage du Cinzia. Ils s’étaient fait sauter eux-mêmes. C’était juste un coup de malchance qu’ils se soient croisés, et un coup de chance que lui continue de respirer après cette rencontre. Et si sa chance perdurait, il parviendrait peut-être à tirer un profit de cette escapade dans l’espace profond. Ensuite, il pourrait enfin se constituer un équipage un peu plus qualifié et reprendre la contrebande.

Certaines journées étaient meilleures que d’autres. Celle-ci en était une. Il se le dit avec toute la conviction qu’il était capable de rassembler, soit beaucoup chez un homme exerçant dans sa branche.

Qu’est-ce qui aurait pu mal tourner ?